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FRANCE

20 ans après, un « sans-papiers » raconte l’évacuation de Saint-Bernard

Le 23 août 1996, un millier de gendarmes et de CRS évacuaient violemment des centaines de « sans-papiers » réfugiés dans une église de Paris. Un événement fondateur pour le mouvement des sans-papiers.
Des policiers devant l’église Saint Bernard occupée par des sans-papiers. (Reuters / Charles Platiau)

VICE News regroupe ses articles sur la crise migratoire mondiale sur son blog «Migrants »


C'était il y a vingt ans, les médias français filment des centaines de personnes retranchées dans une église parisienne. Des hommes, des femmes et des enfants « sans-papiers », qui occupent ce lieu depuis plus de cinquante jours, pour protester contre leur situation.

Des caméras suivent le millier de gendarmes mobiles et de CRS, venus les déloger au petit matin. Les forces de l'ordre se heurtent quelques instants aux manifestants massés devant les entrées de l'église. Les affrontements sont violents. Une image marquera particulièrement les esprits : celle de deux gendarmes mobiles, défonçant la porte latérale du bâtiment à coup de merlin.

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La scène se déroule le 23 août 1996, à l'église Saint-Bernard de la Chapelle, dans le XVIIIe arrondissement de Paris

Ce jour-là, Koundenecoun Diallo se trouve dans l'église. Arrivé du Mali en 1988, il est depuis un sans-papiers. Il nous raconte encore avec émotion l'évacuation. « Saint-Bernard, c'est encore aujourd'hui un très mauvais souvenir », raconte-t-il. « On a été matraqué, gazé par la police. C'était très violent. On aurait même dit qu'on avait fait quelque chose de plus grave qu'une occupation, comme tuer quelqu'un. »

« On n'imaginait pas qu'on puisse faire ça à un être humain. Surtout en France, le pays de la liberté, de la terre d'accueil. Je n'ai pas oublié, parce qu'il y avait des enfants avec nous et des femmes. »

Mais cette évacuation très musclée n'est que la dernière étape d'une lutte qui a commencé quelques mois plus tôt. Face aux obstacles rencontrés pour obtenir des papiers français, la colère est montée progressivement parmi ceux que l'on appelle alors les « clandestins ». Un mot que Koundenecoun Diallo et ses compagnons n'appréciaient pas. « En 1996, on en a discuté. On a dit que ce n'était pas le bon mot, parce qu'il a une autre connotation. Nous, on est des sans-papiers, parce qu'on n'a pas notre carte de séjour. Ça a été notre mot. »

Capture d'écran d'un reportage de France 3 lors de l'évacuation. Les policiers forcent les barricades dressées à l'intérieur de l'église. (via INA)

Le 18 mars 1996, des hommes et des femmes, dont beaucoup travaillent en France, occupent une première église, celle de Saint-Ambroise, dans le XIe arrondissement de Paris. Ils sont originaires du Mali, du Sénégal ou de Mauritanie. Mais quelques jours plus tard, ils sont expulsés. Le prêtre a remis les clés à la police.

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« On a aussi été violemment évacués de Saint-Ambroise », se souvient Koundenecoun Diallo. « On a réfléchi. On s'est dit qu'il fallait faire une grande occupation parce qu'on ne pouvait pas accepter ça. »

Les anciens occupants trouvent d'abord refuge dans un gymnase. Puis ça sera un lieu de spectacles, La Cartoucherie, et un hangar abandonné de la SNCF, la halle Pajol, avant d'arriver le 28 juin à l'église Saint-Bernard.

  1. Position de l'église Saint-Ambroise.2. Position de l'église Saint-Bernard de la Chapelle (Via Google Maps)

Entre-temps, pour donner une voix à ceux que l'on n'entend pas, un « collège des médiateurs » est créé. Il regroupe de grands noms, comme Stéphane Hessel. Le collège parlemente avec le gouvernement, essaye de faire avancer les dossiers des 300 « sans-papiers ». Ils reçoivent également le soutien de plusieurs associations, notamment « Droits devant !! », créée entre autres par le cancérologue Léon Schwartzenberg, et de personnalités publiques. L'actrice Emmanuelle Béart s'engage pleinement dans la cause.

Mais tous ces soutiens, qui s'accompagnent aussi d'une opinion publique majoritairement favorable aux occupants, se retrouvent confrontés à un gouvernement à la position très ferme. Le 24 mars, le ministre de l'Intérieur Jean-Louis Debré déclare à la radio : « Accepter que la loi soit bafouée, c'est refuser l'État de droit. »

Le contexte s'est déjà tendu sous le gouvernement précédent, avec la promulgation en 1993 des « lois Pasqua ». Du nom du ministre de l'Intérieur de l'époque, Charles Pasqua, ces lois visent à limiter les entrées d'étrangers en France et à lutter contre l'immigration irrégulière. Entre autres, elles restreignent le regroupement familial, réduisent les prestations sociales délivrées aux personnes en situation irrégulière ou encore facilitent les reconduites à la frontière.

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Sous le nouveau président Jacques Chirac, le gouvernement, mené par le premier ministre Alain Juppé, se montre tout aussi intransigeant. Le 26 juin, alors qu'il reçoit Stéphane Hessel, le ministère de l'Intérieur publie un communiqué annonçant que 48 sans-papiers obtiendront un titre de séjour d'un an et que les autres disposent d'un délai d'un mois pour quitter le pays.

Des policiers face à des personnes sans-papiers dans l'église Saint-Bernard, lors de l'évacuation. (Image via INA)

Dix sans-papiers entament une grève de la faim le 5 juillet. Dans la rue, le 21 août, une manifestation est organisée à Paris en soutien aux occupants. Mais le lendemain, appuyé par un avis du Conseil d'État allant dans son sens, Alain Juppé assure à la télévision qu'« il serait contraire à la loi de procéder à des régularisations en bloc de telle ou telle catégorie de sans-papiers ». Il appelle à un examen au cas par cas des dossiers.

Le même jour, le préfet de police donne l'ordre d'expulsion des personnes réfugiées dans l'église Saint-Bernard pour des motifs « d'ordre public, de salubrité, de tranquillité, d'hygiène et de santé ». Quelques heures plus tard, à 7h55 du matin, les forces de l'ordre investissent le bâtiment religieux. Selon un décompte de la préfecture de police, retranscrit par un article de Libération daté du 23 août 1996, « 210 personnes, dont 89 hommes, 53 femmes et 68 enfants » se trouvaient dans l'édifice. Ils sont conduits au centre de rétention administrative de Vincennes.

Partout en France, des manifestations éclatent contre la décision du gouvernement. L'affaire fait aussi réagir le monde politique. Lionel Jospin, premier secrétaire du Parti socialiste, reproche au gouvernement de n'être « fort que de sa faiblesse devant sa majorité de droite et de sa maladresse face aux événements ».

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À droite, Jean-François Mancel, secrétaire général du RPR, voit dans cette intervention « une preuve de la détermination » du Premier ministre à mener « la lutte nécessaire contre l'immigration clandestine ». Bruno Gollnish, secrétaire général du Front national, félicite le gouvernement qui « vient enfin de faire cesser l'occupation par la force de l'église Saint-Bernard souillée, hérissée de drapeaux rouges ».

D'autres hommes politiques, comme François Hollande, Robert Hue ou Jean-François Copé, commentent l'événement :

Finalement, huit sans-papiers seront expulsés du territoire. Les autorités promettent un titre de séjour à soixante-treize personnes. Pour les autres, qui sont repartis libres, la situation n'évolue pas, jusqu'en juin 1997. Ils sont alors prioritaires pour bénéficier de la « circulaire Chevènement », qui régularisera 80 000 sans-papiers.

Koundenecoun Diallo attendra, lui, jusqu'en 2008 pour être régularisé. Mais pour lui, les événements de 1996 ont tout changé dans la lutte des sans-papiers. « À partir de cette date, on s'est organisé. On a fait des marches, de Marseille à Paris, de Bruxelles à Paris. Ça nous a donné le courage de nous battre. »

Il est aujourd'hui le porte-parole de plusieurs associations, y compris Coordination sans-papiers 75 (CSP75), dont les collectifs fondateurs sont issus du mouvement des sans-papiers né en 1996. « Avant Saint-Bernard, on ne pouvait pas organiser de manifestations. On n'osait pas, on se cachait. Depuis, on n'a plus de complexe. On est là et on dit 'aidez-nous'. Il n'est plus question d'avoir peur. »

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Le militant a aussi une vision très critique de la situation actuelle des sans-papiers, alors que des évacuations de campements précaires s'enchaînent à Paris ces derniers mois. « Aujourd'hui, c'est catastrophique », lance-t-il. « La situation à Calais est très préoccupante. Les migrants à Paris n'ont même pas d'endroit où dormir, pour manger. » I

Il dénonce « l'amalgame fait entre les terroristes et les sans-papiers », mais aussi la différenciation créée par les autorités entre les migrants. « Sans-papiers, réfugiés économiques, politiques, de guerre, pour nous il n'y a pas de différence. Quand un demandeur d'asile est débouté, il devient un sans-papiers. Il n'y a pas de connotation, c'est simplement des gens qui n'ont pas leur titre de séjour. »

Depuis le mois de juin, l'association mène notamment une campagne pour la fermeture de tous les centres de rétention d'Europe. « On enferme les sans-papiers avec les bandits et les terroristes. Mais ils n'ont rien fait, ce sont des innocents. »

Pour maintenir l'attention sur leur cause et se souvenir d'un événement qui a été fondateur dans leur lutte, l'Union nationale des sans-papiers organise vendredi une journée de débats, puis un rassemblement samedi à Paris. Les manifestants partiront de la Place de la République à 14 heures, pour se rendre à l'église Saint-Bernard.


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