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Crime

Visite d’un hôpital afghan épuisé par la guerre

Alors que les forces armées britanniques et américaines se retirent d'Afghanistan, la violence ne fait que grandir dans le pays. VICE News a rencontré les victimes de cette souffrance devenue routine pour les médecins.
Photo by Jackson Fager / VICE News

Pendant une seconde je crois m'être trompé. Je regarde deux enfants qui sont en vie, conscients. Ils me regardent en retour. Mais je regarde aussi leurs radios, qui indiquent clairement qu'ils ont tous deux des balles logées dans la tête.

Dans les deux cas, les balles ont perforé le crâne des enfants, et flottent à présent dans leur cervelle. Il est impossible d'extraire les balles, du moins pas dans cet hôpital. Elles resteront donc là pour le reste de leurs vies, et causeront, dans le meilleur des cas, de terribles maux de tête.

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Je connais un nombre surprenant de personnes qui sont toujours en vie après avoir été touchées à la tête par une balle. Mais elles ont toutes survécu parce qu'elles portaient des casques. Ces deux enfants n'ont pas eu ce luxe. D'ailleurs, personne n'y a droit dans l'Afghanistan rural.

Casques, gilets pare-balle, ballons de surveillance aérienne, véhicules résistant aux mines - même des choses plus simples comme des lunettes de soleil, de l'eau en bouteille ou des chaussures de marche - ces équipements modernes qui amélioraient la vie quotidienne des forces étrangères n'existent plus. J'ai visité la province d'Helmand aujourd'hui, et il est difficile de retrouver des traces des milliers d'étrangers qui étaient là il y a seulement quelques mois, accompagnés de leur technologie et de leurs promesses.

Une infirmière s'assoit à coté de l'une des deux enfants, qui demande que l'on lui retire ses pansements. L'infirmière explique patiemment qu'elle doit garder les bandages. La petite fille demande à l'infirmière d'où elle vient, mais ne semble pas comprendre la réponse.

« Lashkar Gah » dit l'infirmière. « Là tu es à Lashkar Gah, cet hôpital est celui de Lashkar Gah. » Pas de réponse.

« Tu es à l'hôpital, tu comprends ? » La petite fille regarde autour d'elle, un peu de panique et de confusion dans la voix et les yeux, mais à part ça elle est incroyablement calme. « Comment s'appelle ta mère ? » demande l'infirmière.

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La fillette essaie de répondre « Ma mère s'appelle… » Elle baisse les yeux sur son lit, implorant l'infirmière. La petite ne comprend pas pourquoi elle ne parvient pas à se rappeler le nom de sa mère. Sa voix s'éteint.

Dimitra Giannakopoulou est la coordinatrice médicale de l'hôpital. Elle indique à VICE News que de tels cas sont « normaux ». Rien qu'au cours des derniers jours, cinq enfants ont été amenés à l'hôpital avec des projectiles à l'intérieur du crâne. Un seul d'entre eux a survécu.

Lashkar Gah est la capitale de l'Helmand, la province la plus violente d'Afghanistan. L'hôpital est géré par Emergency, de celles que j'ai jamais rencontrées c'est l'une des meilleures ONG. C'était une infrastructure standard avant que les troupes étrangères ne soient déployées ici. Depuis c'est devenu une unité de traumatologie qui ne traite que les blessures de guerre graves.

L'hôpital et son personnel tournent à plein régime. Chaque pièce qui a autrefois servi à autre chose - comme la pharmacie et la salle de jeux - sont maintenant devenues des blocs opératoires. Et tous les blocs sont pleins.

La situation sécuritaire dans l'Helmand est tellement désespérée que le travail du personnel médical s'effectue exclusivement à l'abri des murs de l'hôpital et de la maison communale. Ils ne mettent un pied dehors que pour faire le court trajet de l'un à l'autre.

L'autre hôpital de Lashkar Gar est officiellement géré par l'État, mais soutenu par Médecins Sans Frontières (MSF), une autre ONG. En dépit de tous les projets de reconstruction et de développement - et des centaines de millions de dollars dépensés par les États-Unis et les gouvernements étrangers - ce sont les deux seuls hôpitaux de l'Helmand.

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« Aujourd'hui on ne traite plus que les blessures de guerre. »

Les humanitaires d'Emergency soignent tous ceux qu'ils peuvent à l'hôpital. Ils étaient là bien avant la guerre, et ils seront là bien après. À l'échelle du pays ils comptent trois centres chirurgicaux, une maternité, et 40 centres de premiers soins. Le budget annuel est de moins de 7,5 millions de dollars (6 millions d'euros).

Je demande combien de patients ils reçoivent au quotidien. « Dans un mauvais jour, 30 patients par jour » répond Dimitra Giannakopoulou.

Les très mauvais jours ils peuvent faire face à une arrivée en masse de blessés, suite à un attentat suicide par exemple. Il s'en produit parfois deux ou trois par jour. Dans ces moments ils ont du mal à faire face. Les gens du ménage, les cuisiniers et les agents de sécurité ont été formés à dispenser les premiers secours pour pouvoir aider durant ces crises.

Je demande combien de fois c'est arrivé. « Tellement souvent que je n'ai pas compté », répond Dimitra.

À mesure que le Royaume-Uni et les États-Unis se retirent d'Afghanistan, les civils sont de plus en plus touchés. Dimitra Giannakopoulou indique que l'hôpital a reçu 2100 patients en 2013, soit une augmentation de 70 pour-cent par rapport à l'année précédente. Au train où vont les choses, les admissions augmenteront encore de 50 pour-cent en 2014. Selon l'ONU, le nombre de civils tués ou blessés dans tout le pays était en augmentation de 24 pour-cent l'année dernière.

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L'UNAMA (United Nations assistance mission in Afghanistan) a annoncé dans un rapport en juillet que « Les combats sur le terrain et les tirs croisés touchent femmes et enfants plus que jamais. Le nombre d'enfants morts ou blessés a plus que doublé durant les six premiers mois de l'année 2014, et celui des femmes a augmenté de deux tiers par rapport à 2013 ». L'organisation affirme également que le type de blessure a changé - pour la première fois depuis le début de la guerre, les balles et obus perdus sont maintenant la principale cause de décès et de blessure chez les civils.

Ce n'est pas très étonnant, d'après ce que j'ai pu voir à de nombreuses reprises lors de combats entre les forces afghanes et les talibans. Chacun des deux camps fait feu dans tous les sens, sans aucune distinction. Aucun ne se préoccupe (ou peu) de l'endroit où ses balles terminent leur course. Le rapport de l'ONU dénombre 1564 morts et 3289 blessés pour la première moitié de l'année 2014.

La situation risque bien d'empirer. Les talibans, qui ne craignent plus les frappes aériennes occidentales, ont lancé des attaques de grande ampleur, et des centaines de combattants ont attaqué l'armée afghane et les postes de police.

Les soldats afghans se plaignent souvent de ne pas pouvoir faire grand chose. Ils disent n'avoir que quatre hélicoptères pour toute la province, ils racontent que la police passe des accords avec les talibans et leur livre des bases, que la plupart de leurs véhicules sont en panne et ne peuvent pas être réparés, ou encore que les évacuations médicales et les réapprovisionnements sont beaucoup trop rares, voire inexistants. Certains décrivent des combats qui s'arrêtent, faute de munitions.

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« Vous voyez dans quel état est le peuple afghan ? Vous êtes arrivés et vous nous avez fait nous battre entre nous. »

D'un point de vue logistique les forces afghanes sont extrêmement faibles. Beaucoup des soldats sont soit indifférents soit agressifs vis-à-vis de la population locale. Le discours qui consiste à dire que les Américains sont parvenus à entraîner et à équiper les forces afghanes de manière satisfaisante est tellement loin de la vérité qu'il en est devenu obscène. Ce genre de discours est particulièrement exaspérant lorsque vous êtes témoin chaque jour des souffrances terribles et quotidiennes que les civils afghans endurent en ce moment même.

Un patient - sa tête, son bras et genou gauche sont bandés et toute sa jambe droite est dans un énorme plâtre - grimace de douleur alors qu'il est transporté de son lit à une chaise roulante. Il a la vingtaine, peut être plus, ce peut être un combattant, d'un camp ou de l'autre. « Vous voyez dans quel état est le peuple afghan ? » me demande-t-il avec colère. « Vous êtes arrivés et vous nous avez fait nous battre entre nous. »

Le gouvernement afghan a arrêté de publier ses chiffres l'année dernière tellement ils sont mauvais. On estime de manière non-officielle que la moyenne quotidienne de 25 soldats et policiers tués est une moyenne prudente. Plusieurs circonscriptions du Helmand sont dans une situation périlleuse. De nombreuses provinces du sud et de l'est de l'Afghanistan sont régulièrement présentées comme étant sur le point de tomber aux mains des talibans.

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Le docteur Shah Wali est l'un des quatre chirurgiens - tous afghans - de l'hôpital. Il me laisse le suivre pendant sa visite quotidienne des patients. Ses cheveux gras et sa blouse froissée laissent penser que c'est un homme qui passe trop de temps au travail et pas assez à la maison.

Il s'installe au chevet d'un jeune garçon que j'ai vu partout dans l'hôpital. C'est la première fois que je le vois dans son lit. Il fonce habituellement à toute vitesse sur une chaise roulante, qu'il utilise si bien qu'il donne l'impression d'être partout à la fois. Le garçon a subi une laryngectomie - l'ablation complète du larynx - et ne peut plus respirer qu'à travers un tube en plastique inséré en travers de sa gorge.

Il a de profondes cicatrices tout le long de la joue que l'on ne peut voir qu'en observant son visage de près. Il est incroyablement beau, avec des yeux marron tirant sur le jaune qui pétillent de malice quand il est heureux. Mais il est souvent triste, et cherche régulièrement un endroit isolé pour pleurer seul. Je l'ai aussi vu donner un coup de poing dans un livre que des membres du personnel afghans essayaient de lui offrir.

« Il avait de multiples blessures dues aux éclats d'obus dans l'abdomen, le visage, et le cou », me raconte le docteur Wali. Il montre du doigt la gorge du garçon. « L'une d'elles était grave - il a perdu son épiglotte. Il ne peut plus parler. Il ne pourra jamais plus parler. »

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Je demande si le garçon sait qu'il ne pourra plus jamais parler, et le chirurgien me dit que oui. Le livre que je l'ai vu rejeter était en fait un cahier. Le personnel essayait de lui apprendre à écrire en langue pachtoune afin qu'il puisse communiquer.

La visite continue. Nous nous arrêtons devant le lit d'un homme. Ses deux yeux sont gonflés, ses joues sont cousues de longs et épais points de suture, sa bouche est apparemment remplie de papier toilette.

« Il a été blessé par un obus à la bouche et au visage », me dit Wali. « Nous avons reconstruit une partie de la bouche mais il n'a plus de mandibule. »

Le médecin déplie son index et son pouce autour de sa mâchoire pour me montrer l'os dont il parle. Tout le menton de cet homme a été arraché. « Il n'y a plus d'os, que des tissus. Sa bouche était comme ça. » Le chirurgien met mime l'explosion avec ses mains en ouvrant les doigts. « C'était complètement ouvert. Ça a éclaté la bouche. Je ne sais pas quel genre de chose peut causer ça. »

Le docteur Wali termine sa visite en examinant des patients devenus paraplégiques après avoir été touchés à la colonne vertébrale, ou avoir été amputés de deux, voire de trois membres après qu'un obus est tombé sur leur maison. Un homme a reçu une balle dans la tête, et le médecin raconte que sa « cervelle était sortie » lorsqu'il est arrivé. Il survivra, mais sera hémiplégique - paralysé d'une moitié de son corps. Une femme souffre de la même blessure, et le chirurgien soulève son bras droit, cherchant des signes de réaction motrice. À chaque fois, le membre, que tout le monde regarde d'un air abattu, retombe mollement sur le lit.

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« Il en arrive tous les jours : balles dans la poitrine, dans la tête. »

Une fillette a perdu la plupart de ses doigts et ses deux yeux bleu foncé sont si gonflés qu'ils sont presque fermés. C'est en ramassant un objet inconnu par terre - comme le font souvent les enfants - que c'est arrivé. Elle ne pouvait pas savoir qu'il s'agissait d'un reste de projectile non-explosé. La centaine de coupures sur son visage produit un horrible dessin. La bombe lui a sûrement explosé au visage alors qu'elle l'approchait de ses yeux pour mieux l'examiner.

« Aujourd'hui c'était un peu calme » dit le chirurgien en quittant les blocs. Tous les membres du personnel à qui j'ai parlé m'ont décrit les blessures avec un détachement très professionnel, ne se laissant que rarement déborder par l'émotion. Ils ne cachent pas leur amusement face à mes questions naïves ou mes réactions choquées. Mais en dehors de nos interviews, je les vois toujours faire preuve de tendresse, caressant la tête des patients ou leur bras au moment où ils s'en vont. Ce mélange de stoïcisme et de compassion leur donne un air de véritables héros. À chaque fois que je leur demande comment ils font pour tenir le coup, ils donnent des réponses simples qu'ils pensent être trop évidentes. « C'est notre travail, on doit le faire ». « Parce que les gens en ont besoin ». Ou simplement, « Parce que je le peux. »

Je m'assois contre un mur, avec le docteur Wali. Il prend une de ses rares pauses. Il me raconte qu'il est chirurgien dans l'Helmand depuis 13 ans, presque depuis le début du conflit actuel. « C'était plus calme au début, il n'y avait pas de guerre », dit-il. « On traitait des accidentés de la route, des choses comme ça. Peu de blessés de guerre. Petit à petit la guerre a empiré, et nous ne soignons maintenant plus que des blessures de guerre. Et il y a plus de blessés arrivant par vagues. » Il fait la liste des endroits dans lesquels il pouvait se rendre sans problème, dont sa région natale du Marjah, mais explique que le personnel médical et lui sont maintenant prisonniers de Lashkar Gah et ne peuvent plus voyager nulle part.

Je lui demande si lui et sa famille sont tentés de partir. « On ne peut vivre en paix nulle part. C'est la même chose partout en Afghanistan, donc on restera ici. » Je demande si la situation actuelle est la pire, et il me confirme que oui, ajoutant « Et ça empire. Il en arrive tous les jours : balles dans la poitrine, dans la tête. La situation se détériore et on ne sait pas ce qui va arriver. Le futur est sans espoir. »

Suivez Ben Anderson sur Twitter : @BenJohnAnderson

Photos Jackson Fager/VICE