FYI.

This story is over 5 years old.

FRANCE

Ma vie d’apatride

Un enfant apatride, sans nationalité, naît toutes les dix minutes dans le monde. Ils seraient 10 millions sur la planète. Railya Abulkhanova, a été apatride pendant plus de 20 ans. Elle nous raconte les conséquences du défaut de nationalité.
(Photo : UNHCR/Benjamin Loyseau)

Pendant 24 ans, soit plus de la moitié de sa vie, Railya a vécu sans nationalité. En février dernier, elle est enfin « sortie du néant », comme elle dit, en étant naturalisée française. Voter, voyager, travailler… Soudain, tout est devenu possible.

À chaque fois qu'elle raconte son histoire, Railya Abulkhanova revit les moments douloureux qui ont jalonné son parcours d'apatride. De sa voix douce, elle consent pourtant à « remuer les anciens souvenirs », car elle sait que les témoignages comme le sien aideront à faire connaître les problèmes auxquels sont confrontés les apatrides, ceux qui n'ont pas de nationalité — leur sort est rarement médiatisé.

Publicité

***

Selon l'Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), au moins un enfant apatride naît toutes les dix minutes dans le monde. Un rapport de l'Agence rendu public le 3 novembre dernier a donné pour la première fois la parole à plus de 200 enfants et jeunes apatrides. Il a été réalisé dans le cadre de la campagne « I belong » (« Je suis là, j'existe » en français), visant à mettre fin à l'apatridie d'ici 2024.

« Nous avons axé notre campagne autour des enfants, car l'apatridie peut avoir des conséquences très graves sur eux. Ils ont le sentiment d'être différents des autres, de ne pas appartenir à la même communauté. Certains ne peuvent pas aller à l'école ou accéder aux soins à cause de cela », nous a expliqué Céline Schmitt, porte-parole pour le HCR.

Le nombre d'apatrides dans le monde est estimé par les Nations unies à 10 millions. La plupart d'entre eux se trouvent en Birmanie, en Côte d'Ivoire, en Thaïlande, en Lettonie ou encore en République dominicaine.

Bien souvent, un enfant né de mère ou de père apatride sera condamné à l'être lui aussi. Les guerres et les conflits sont dans la plupart des cas la cause du défaut de nationalité, mais aussi les lois discriminatoires vis-à-vis de certaines ethnies ou minorités, ou celles n'autorisant la transmission de la nationalité que par le père.

Railya, elle, comme beaucoup d'habitants des anciennes Républiques soviétiques, s'est retrouvée apatride suite à la chute de l'URSS. Lors d'un long entretien téléphonique, elle nous a raconté l'enfer de l'apatridie.

Publicité

***

Elle est née en 1973 au Kazakhstan. Railya possédait, durant sa jeunesse, le passeport soviétique. Il existait alors en URSS deux types de domiciliations : l'une provisoire, l'autre permanente. À l'âge de 17 ans, Railya s'est désinscrite de sa domiciliation permanente dans cette ex-République soviétique qu'est le Kazakhstan, afin d'en obtenir une provisoire — connue sous le nom de « propiska » — pour faire ses études en Russie. L'année suivante, l'URSS se désagrégeait. C'était le début d'un no man's land administratif pour Railya.

Les anciennes Républiques soviétiques qui ont déclaré leur indépendance ont alors adopté leurs propres législations en matière de nationalité, la distribuant la plupart du temps aux personnes dotées d'une domiciliation permanente sur leur territoire. Railya, elle, en est alors dépourvue depuis environ un an. À l'époque, elle ne se rend pas vraiment compte de l'incidence qu'aura ce hasard administratif sur sa vie. « On ne croyait pas à l'éclatement de l'URSS, on pensait qu'il allait se reformer. J'étais jeune, je ne me suis pas posé la question de la nationalité », explique-t-elle.

Railya et son nouveau passeport français, lors de la cérémonie annuelle organisée samedi 7 novembre 2015 par le maire de Villeneuve d'Ascq, pour les personnes ayant obtenu la nationalité française (Photo UNHCR/Benjamin Loyseau)

À la fin de son cursus en Russie, Railya trouve du travail en Ouzbékistan, une autre ex-République soviétique. « Là encore, je ne me suis pas rendue compte que c'était devenu un pays étranger. » Elle peut encore s'y rendre avec son seul passeport soviétique, et s'installe à Tachkent, la capitale du pays.

Publicité

Mais en 1999, une série d'attentats « rendent le régime des passeports plus sévères. » Pour la première fois, Railya se renseigne sur sa situation. Un permis de résidence lui est délivré.

Au début des années 2000, par deux fois, Railya dépose une demande de naturalisation en Ouzbékistan. Elle y a obtenu un doctorat de linguistique française et est professeure de français. Mais les deux fois, sa demande reste sans réponse.

« Quand je venais renouveler mon titre de résidence à la police de l'immigration, dans les couloirs, je croisais d'autres gens apatrides », se souvient-elle. « Tout le monde disait qu'obtenir la nationalité en Ouzbékistan, c'était mission impossible. »

« En France, la préfecture ne savait pas quoi faire de moi »

En 2009, Railya rencontre un Français, avec lequel elle se marie en Ouzbékistan. La France lui octroie alors un laissez-passer (le même, selon elle, que celui que délivre l'ambassade aux personnes ayant perdu leurs papiers), et un visa.

Dès son arrivée en France, elle s'adresse à la préfecture de Lille — et plonge dans les méandres de l'administration. « Ils ne savaient pas trop quoi faire de moi. Ici des apatrides, il n'y en a pas beaucoup », se souvient-elle. Selon l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), environ 1 000 personnes seraient enregistrées en tant qu'apatrides en France.

Commence alors un jeu de ping-pong entre la préfecture, l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), et l'OFPRA. Railya obtient finalement un titre de séjour, sur lequel elle est reconnue comme apatride. L'administration française fournit également à Railya un titre de voyage, « une sorte de petit livret avec des pages en carton ». La personne chargée de le lui délivrer à la préfecture s'excuse en le lui tendant : elle le trouve « très moche ».

Publicité

Durant cette période, elle se rend au Kazakhstan pour voir sa famille, grâce à ce fameux titre de voyage, qui lui fait office de passeport. Mais retourner dans le pays ou elle est née et a grandi se révèle être un vrai parcours du combattant. Sa mère, qui a 77 ans, doit d'abord lui faire parvenir une invitation officielle qu'elle ne peut obtenir que dans un bureau situé à 200 kilomètres de chez elle. Ensuite seulement, Railya peut faire sa demande de visa. Et pendant le voyage, le calvaire continue : les policiers n'ont bien souvent jamais vu de titre de voyage comme celui de Railya, et le triturent dans tous les sens. « Il n'y avait pas de vol direct, et à toutes les frontières on était retenus deux ou trois heures », nous raconte-t-elle.

Trouver un travail : un parcours du combattant pour les apatrides

Pour trouver un travail, c'est le même combat. « En entretien, lorsqu'on me demandait ma nationalité et que je répondais "apatride", les gens ne savaient pas ce que c'était », raconte Railya. « Je devais à chaque fois tout expliquer, dire qu'il ne fallait pas avoir peur. » Peine perdue.

Comme la majorité des étrangers non-européens qui arrivent en France, les premières années, Railya doit renouveler son permis de séjour tous les 12 mois. « Au moindre problème, j'étais très stressée. Cette peur était toujours en moi. »

Railya, 42 ans, dans le centre-ville de Lille, l'un des endroits qui a le plus compté dans son processus d'obtention de sa nationalité (Photo : UNHCR/Benjamin Loyseau)

Un jour, au détour d'une conversation à l'occasion de l'un de ces renouvellements, elle apprend par hasard qu'en tant qu'apatride, elle n'a pas besoin d'attendre les quatre ans de mariage nécessaires pour demander la nationalité française. En 2011, elle dépose donc une première demande. Celle-ci lui est refusée parce qu'elle n'a pas de travail. « C'était un cercle vicieux ! Je ne pouvais pas trouver de travail parce que j'étais apatride, et je ne pouvais pas sortir de l'apatridie parce que je n'avais pas de travail. »

Publicité

En 2015, elle refait une demande, cette fois en tant qu'épouse d'un citoyen français. En février, sa demande est enfin acceptée. « Après l'appel de la préfecture, j'étais incapable de réfléchir pendant deux jours. La seule chose que j'avais dans ma tête, c'est la chanson « Free », de Stevie Wonder », dit-elle en riant. « J'ai réalisé au fur et à mesure. Je me disais "Ah maintenant je peux faire ça ! Et aussi ça…" »

Des mesures peu coûteuses permettraient de prévenir les futurs cas d'apatridie

Selon Céline Schmitt, porte-parole pour le HCR, « Il est relativement facile pour les États de mettre en place des mesures permettant de prévenir les futurs cas d'apatridie, et ce sont des mesures qui ne sont pas coûteuses. » Le HCR demande aux États de réformer les lois qui empêchent les mères de transmettre la nationalité à leurs enfants, d'accorder la nationalité aux enfants nés sur leur sol, s'ils devaient être apatrides,et encourage les pays qui accueillent des réfugiés à bien délivrer des certificats de naissance aux enfants qui naissent lors de leur exil.

Au cours de la décennie passée, les Nations unies estiment ainsi à 4 millions le nombre de personnes apatrides qui ont finalement obtenu une nationalité. Pour autant, des situations causant l'apatridie perdurent dans le monde, et pour le moment, seuls 64 États ont ratifié la Convention internationale de 1961, qui vise à prévenir ce problème.

Railya, elle, a pu passer un mois dans sa famille au Kazakhstan cet été, usant du « bonheur de voyager avec un passeport français ». Elle a également repris des études — une licence professionnelle de commerce international — qui comportent un séjour en Pologne. « Avec mon ancien titre de voyage, je n'aurais jamais osé commencer cette formation », avoue-t-elle. Pour la première fois de sa vie, à l'âge de 42 ans, elle va également pouvoir voter.

« Cela a aussi agi sur mon comportement », conclut-elle avec aplomb. « Avant, je restais toujours à l'écart, dans mon coin. Maintenant, les choses sont en train de changer. »

Suivez Lucie Aubourg sur Twitter : @LucieAbrg