À l'extrême Nord-Ouest de la Chine, le Xinjiang est probablement une superbe région et on y mange certainement très bien. Mais les chances que vous vous y rendiez pour vérifier sont assez faibles. Et pour cause, l'endroit est le théâtre d'une situation politique ultra-tendue entre la minorité ouïghoure, musulmane et turcophone, et le pouvoir chinois.
Si le Xinjiang (littéralement « Nouvelle frontière », en chinois) fait l'objet d'un tel niveau de tension, c'est que les indépendantistes ouïghours considèrent la Chine comme une puissance d'occupation depuis que l'armée populaire de libération a pris le contrôle de la région en 1949. Depuis, les autorités chinoises ont à peu près tout tenté pour pacifier la région, des fermetures de centre culturel à la colonisation ethnique par l'envoi massif de Hans, ethnie majoritaire du pays. Une partie des indépendantistes est quant à elle passée du panturquisme à l'islamisme radical et a rendu encore plus paranoïaques les dirigeants du PCC. Un cocktail explosif qui a conduit à un jeu mortel de massacres, d'attentats et de répression provoquant l'exil de nombreux Ouïghours vers des pays qu'ils considèrent comme plus amicaux. Notamment la Turquie qui, bien calé sur le fantasme d'un grand peuple « Turk » dépassant les frontières, accueille les Ouïghours comme des cousins de sang depuis les années 1950.
Publicité
Et quel meilleur endroit pour atterrir du bout du monde et se cacher que la gigantesque et chaotique Istanbul, toujours capable d'absorber quelques milliers de nouveaux venus. Souvent partis illégalement et démunis en arrivant en Turquie, de nombreux Ouïghours ont ouvert des restaurants au point de faire de la ville un bastion par défaut de leur cuisine. Bien sûr, on en trouve aussi disséminés de-ci de-là dans les capitales occidentales et bien sûr le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan ou l'Afghanistan en regorgent mais franchement rien ne vaut Istanbul pour s'envoyer quelques lëghmën et une grosse portion de polo.
Mon premier contact avec la gastronomie ouïghoure a lieu dans le confort froid d'un appartement des faubourgs de la gigantesque banlieue d'Istanbul. Celle-ci s'étend si loin qu'il devient difficile de dire qui de la ville ou de la terre a colonisé l'autre. C'est dans l'un de ces quartiers satellites qu'a trouvé refuge de Abduweli Ayup, un enseignant ouïghour qui a fui sa terre natale après quinze mois passés dans les geôles chinoises. Sa faute : avoir ouvert un kindergarten trilingue ouïghour, mandarin et anglais.C'est le mois de janvier et la ville est gelée, recouverte d'une solide couche de neige qui ne cesse de s'épaissir. Lorsqu'il nous récupère après deux heures de bus, Abduweli nous propose immédiatement des fruits et du thé noir, la principale boisson de cette communauté qui, comme ses hôtes turcs, la consomme de manière compulsive. Après quelques heures d'entretien intense sur son calvaire en Chine, il nous propose de partager le repas de sa famille. C'est une invitation qu'on ne refuse pas.
Publicité
Arrivent d'abord des bols de soupe bouillante dans lesquels infusent des raviolis farcis au mouton et aux épices, notamment un cumin à l'arôme puissant. Une grande assiette de pains ronds et fermes qui ressemblent à des naans très épais accompagne la soupe. « Le pain, c'est fondamental dans la cuisine ouïghoure, nous en avons de très nombreuses sortes et on les mange en fonction des plats et des moments de la journée », m'explique Abduweli. « À Kashgar ou à Ürümqi, on en trouve au moins 20 sortes différentes mais ici il n'y en a qu'une », déplore Mihrigul, l'épouse d'Abduweli.Si la cuisine ouïghoure a des ressemblances avec les cuisines chinoise et turque, l'omniprésence du pain l'éloigne de l'une comme de l'autre. Trempé et fondant dans la soupe, avec différentes graines ou cuissons, il accompagne tous les repas, du petit-déjeuner au dîner. Les raviolis de Mihrigul eux ressemblent indéniablement à une soupe de wontons chinoise, à la différence que le mouton leur donne un goût plus prononcé. De fait, les Ouïghours ne consomment pas de porc quand le reste de la Chine en avale 600 millions de têtes par an et en farcit souvent ses raviolis.
Après les soupes, Mihrigul nous apporte de grandes assiettes de polo – ou polou, selon les retranscriptions – : un plat traditionnel servi aussi bien dans la vie courante que pour de grandes réceptions, fait d'une base de riz cuite à l'huile et accompagnée de viande de mouton, encore, de carottes, d'oignons et d'un fruit sucré qui, malgré le nom donné par Abduweli, ne sera jamais identifié. J'opterais personnellement pour de la mangue ou une sorte de courge mais Mattia, le photographe qui m'accompagne, ne partage pas mon analyse. L'ensemble procure le sentiment réconfortant de l'estomac rempli d'une nourriture simple et franche. C'est donc à satiété que nous attaquons la suite de l'entretien avant de laisser Abduweli et sa famille à leur tranquilité. Prochaine étape : le quartier de Zeytinburnu, où se trouve la plus grosse communauté ouïghoure d'Istanbul.LIRE AUSSI : Avec Ali, vendeur de falafels dans le deuxième plus grand camp de réfugiés du monde
Publicité
Malgré l'omniprésence du polo dans les habitudes alimentaires des Ouïghours, le riz n'y occupe en fait qu'une place secondaire après les pâtes. Le plus souvent longues et boudinées, elles ressemblent à de gros spaghettis et sont toujours faîtes à la main, autant par tradition que par absence de production industrielle. C'est attablés devant un tel plat que nous avons trouvé Osman*, un traducteur de 40 ans de passage deux semaines à Istanbul où vit son frère.Si la gastronomie ouïghoure est goûteuse, il faut admettre que la variété des viandes est franchement limitée. À cause de la pauvreté des habitants du Xinjiang, dit-on.
« Je suis content d'être ici, on s'y sent presque comme chez nous ». D'un geste de la main, Osman englobe le quartier de Zeytinburnu qui nous entoure. Point de chute de nombreux réfugiés, ce secteur accueille notamment d'importantes communautés afghanes, syriennes et ouïghoures. « Nous sommes à peu près 10 000 ici, et 3 000 dans le quartier de Sefaköy, et un peu partout dans la ville. Mais c'est ici que vit vraiment notre culture, il y a tout ces restaurants, ces boulangeries, etc. Et puis, cette rue-là, elle porte le nom de Isa Yusuf Alptekin, l'un de nos premiers grands leaders qui a fini sa vie ici », raconte Osman avec émotion.« La Turquie nous a toujours soutenus quand les autres pays se sont détournés de ce qui se passe chez nous. Les gens ici sont accueillants, nous sommes des frères. Ici nous pouvons vivre notre culture librement alors que chez nous, tu risques de te faire arrêter sans raison, parce que tu pratiques ton islam, parce que ta femme est trop couverte ou parce que ta famille t'envoie trop d'argent de l'extérieur. Pourtant, je ne suis pas un indépendantiste, je veux juste que les miens puissent vivre comme ils le veulent ». Le restaurant est presque vide et la conversation détendue malgré le sujet. Soudain, Osman et son frère se crispent. Un groupe de trois hommes vient d'entrer et de s'asseoir à une table proche de la nôtre. Sans plus d'explications, l'entretien s'arrête. Nous ne reverrons pas Osman avant qu'il ne reparte mais il nous souhaite bon courage. Selon lui, les journalistes ne parlent jamais des Ouïghours.
Publicité
De retour dans la rue, un peu sonné par la brutalité de la fin de cette conversation, le constat de l'omniprésence ouïghoure est évident. Téléphonie, vêtements, épiceries, restaurants, la plupart des commerces et des restaurants leur sont destinés. Sur les devantures, les inscriptions sont écrites aussi bien en turc qu'en ouïghour, qui malgré sa proximité avec la langue des Sultans s'écrit en alphabet arabe et de droite à gauche.Un groupe d'hommes regarde nonchalamment des agents de service public en train d'élaguer les arbres du quartier. Même les plus glabres d'entre eux portent une barbe pour accompagner leurs Badanamu, l'une des versions du chapeau traditionnel des Ouïghours. Des femmes voilées intégralement passent, silencieuses comme des ombres. Le quartier est religieux, comme les Ouighours. « Il y a beaucoup de familles qui ne font que passer en Turquie avant de rejoindre la Syrie ou l'Irak. Pas toujours pour combattre, mais parce qu'ils ont l'impression qu'ils pourront vivre librement un islam radical », me confie un habitant du quartier qui n'appartient pas à la communauté. Tous ne sont pas dans ce cas, loin s'en faut, mais le conservatisme religieux est palpable.
Un peu plus loin, une petite épicerie attire notre attention. Là, dans ce petit espace de rien du tout, s'entassent les constituantes et les paradoxes de la nourriture ouïghoure. « Ici on vend des aliments que cherchent les Ouïghours, des nouilles, du miel traditionnel, de nombreux types de noix, des sucres au safran, de l'eau sacrée de La Mecque ou encore de la médecine traditionnelle (qui ressemble à s'y méprendre à de la médecine chinoise, NDLA). Certains produits font double usage. Cette pâte de noix là, par exemple, elle fait passer tous les maux de tête », explique le jeune vendeur arrivé il y a quelques semaines après un périple à travers le Laos, le Vietnam, la Thaïlande et la Malaisie avant de rejoindre la Turquie.
Publicité
Comme tous les Ouïghours rencontrés, il pèse ses mots et refuse les photos et les descriptions de son visage, mais il ne peut résister à nous parler de ce qui ressemble à des pots de beurre de cacahuètes dont on aurait arraché les étiquettes avant de les remplir de nouveau. « Ce sont différents types de miel, ils viennent de partout en Asie centrale, tu peux les identifier à la couleur si tu t'y connais. C'est cher mais c'est naturel et c'est très important le miel pour les Ouïghours ».
L'appétit ouvert par cette petite description, notre choix se porte finalement sur un petit restaurant du quartier, tout ce qu'il y a de plus banal. Presque vide de clients, la petite salle abrite toutefois une flopée de gamins qui viennent prendre la commande. Des kebabs ouïghours – des brochettes d'agneau épicées qui n'ont rien à voir avec la version turque – une assiette de raviolis farcis au mouton et une plâtrée de pâtes… au mouton. Si la gastronomie ouïghoure est goûteuse, il faut admettre que la variété des viandes est franchement limitée. À cause de la pauvreté des habitants du Xinjiang, dit-on.
L'ensemble des plats confirme ce qu'on savait déjà : une bonne cuisine, franche dans ses goûts et chargée d'épices peu communes. Mais la véritable surprise nous attendait au moment de payer, quand un petit livre en vente sur le comptoir du restaurant attire notre attention. « _Ce que c'est ? Ça explique la charia, ça sert aussi à apprendre le djihad. Pas pour le faire, juste pour apprendre _»__. L'air austère, l'homme ne tremble pas en répondant. Ici, personne ne se cache de ce genre d'idées. Ambiance…Ça ressemble surtout à de la nourriture chinoise avec des influences d'Asie centrale. Pas du tout à de la cuisine turque. C'est pour ça que c'est bien qu'il y ait des restaurants comme le nôtre parce que la plupart des Ouïghours ne mangent que la nourriture de chez eux.
Publicité
Dernière étape, Yüksel Uygur Restaurant dans le quartier d'Aksaray. Grande salle aérée, décoration blanche et or, clientèle d'hommes aux chapeaux ouvragés et de femmes aux foulards à motifs complexes, l'ambiance est radicalement différente. Sur les conseils de Yunus, l'un des managers de ce restaurant cogéré par des Turcs et des Ouïghours, une assiette de Lëghmën arrive enfin devant moi et là, c'est la rencontre. Ces pâtes cuites dans l'huile pimentée avec des poivrons et une bonne dose d'épices valent à elles seules de se pencher sur la cuisine ouïghoure.
« C'est ça le cœur de la cuisine ouïghoure : les pâtes et la pâte. Il y en a toujours un peu de prête dans une maison, raconte Yunus. Ça, et puis l'huile. Ils en utilisent énormément mais là-bas, ils sont tellement pauvres qu'ils utilisent de l'huile de coton. Ici, on se sert de tournesol, c'est bien meilleur ». Yunus n'est pas Ouïghour mais sa voix et l'expression de son visage lorsqu'il parle de la situation au Xinjiang expriment la profonde compassion des Turcs pour ceux qu'ils considèrent volontiers comme leurs frères.
« Ça ressemble surtout à de la nourriture chinoise avec des influences d'Asie centrale, admet Yunus. Pas du tout à de la cuisine turque. C'est pour ça que c'est bien qu'il y ait des restaurants comme le nôtre parce que la plupart des Ouïghours ne mangent que la nourriture de chez eux, ils ne se font pas à la cuisine d'ici… »Innocemment, Yunus met le doigt sur un constat plus large. Aussi bien reçus soient-ils, indépendantistes ou pas, panturkistes ou autres, les Ouïghoures d'Istanbul partagent un rêve : retourner sur leurs terres pour partager un repas en famille.* Tous les prénoms ont été modifiésJean-Baptiste est un journaliste français indépendant qui voyage toujours le ventre plein, il est sur Twitter. Enrico est un photographe freelance basé à Istanbul.