La petite histoire de la carrière politique de Wyclef
Image prise sur le site de Wyclef Jean

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Culture

La petite histoire de la carrière politique de Wyclef

Retour sur l’improbable carrière politique du plus célèbre Haïtien au monde.

Wyclef Jean fait paraître aujourd'hui The Carnival III, son neuvième album solo depuis la dissolution des Fugees en 1997. Ç'aurait pu être autrement. Le chanteur aurait pu être avoir terminé l'année dernière son premier mandat comme président d'Haïti*, le pays qu'il a quitté avec sa famille à l'âge de neuf ans pour s'établir au New Jersey.

En Haïti, il est plus qu'une star, c'est une icône. Une icône qui rêve depuis longtemps de participer à l'avancée sociale et politique de son pays, même s'il ne maîtrise pas tout à fait sa langue ou n'y demeure jamais sur de très longues périodes. Le petit gars ordinaire de Croix-des-Bouquets est devenu une superstar et la preuve qu'on peut rêver grand.

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« Wyclef peut débarquer à l'aéroport de Port-au-Prince et littéralement se faire transporter par la foule à l'endroit de son choix », raconte Izolan, le plus célèbre rappeur d'Haïti et vieux complice de Wyclef, en entrevue avec VICE depuis Port-au-Prince. « C'est une immense fierté en tant qu'Haïtien de voir un compatriote arriver à ce niveau. »

C'est d'ailleurs à peu près ce qui s'est produit en août 2010, quand le chanteur new-yorkais est sorti en complet-cravate de l'aéroport Toussaint-Louverture à Port-au-Prince. Une foule immense était venue l'accueillir et scandait des slogans que des médias de la capitale diffusaient en direct. C'est à cette époque aussi que lui et Izolan ont lancé ensemble un mouvement citoyen pour « mobiliser la jeunesse haïtienne » dans le cadre de sa campagne.

Des centaines de personnes s'étaient réunies ce jour-là autour du Conseil électoral pour célébrer le dépôt de la candidature du chanteur exilé. Le même jour, Wyclef annonçait sa candidature à Wolf Blitzer sur CNN en direct de Port-au-Prince.

Le correspondant de l'Associated Press à Port-au-Prince de l'époque, Jonathan M. Katz, a accompagné Wyclef jusque dans les bureaux du Conseil. « C'était tout un show », raconte le journaliste, également auteur du livre The Big Truck That Went By sur la reconstruction post-séisme. « Je crois que Wyclef s'est vraiment vu président, il a vraiment cru que son rêve était accessible. Il aurait peut-être eu de bonnes chances en plus. »

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L'euphorie laisse par contre rapidement place à de premières embûches. Quelques minutes après l'interview de Wyclef, toujours en direct sur CNN, l'acteur hollywoodien Sean Penn émet des doutes sur sa candidature et soupçonne des entreprises américaines occultes d'être à sa solde.

« Je ne veux pas quelqu'un que j'ai vu personnellement dans un convoi de voitures de luxe, exhibant une richesse qui me semble déplacée en Haïti », critique l'acteur, qui avait presque tout abandonné en janvier 2010 pour lancer sa propre ONG en Haïti.

En Haïti la plupart des gens se demandent encore aujourd'hui qui est Sean Penn, mais l'attaque est frontale et fait les manchettes dans toute la presse internationale. Wyclef se défend publiquement : « Sean Penn est arrivé en Haïti il y a six mois et je suis reconnaissant pour tout le travail qu'il a fait. Wyclef Jean est en Haïti depuis très longtemps. »

Wyclef Jean avait lui aussi fondé une ONG, Yélé, récoltant neuf millions de dollars dans les semaines suivant le séisme, mais celle-ci a été démantelée en 2012. Peu de temps après la fermeture de Yélé, un article du New York Times rapportera que plusieurs millions de dollars en dons avaient servi à payer pour les bureaux de l'organisme, les salaires de ses employés et les frais et voyages de ses consultants, entre autres.*

Dans les jours qui ont suivi le dépôt de sa candidature, d'autres attaques sont aussi lancées par ses adversaires dans la course. Wyclef Jean se dit même la cible de menaces de mort.

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Le rêve présidentiel de Wyclef tombe à plat rapidement. Deux semaines après le dépôt de sa candidature, le Conseil électoral publie la liste des candidats officiels de la campagne, et le nom de Wyclef n'y figure pas. Sans explication officielle, les spéculations se multiplient rapidement sur les raisons de son rejet. Plusieurs pensent à un coup monté. D'autres, dont Wyclef lui-même, pointent sa résidence principale en Haïti, qu'il possède depuis moins de cinq ans, le minimum exigé en sol haïtien pour un candidat à la présidence.

« Plusieurs des autres candidats ont eu peur », croit Izolan. Il compte le président en fonction de l'époque, René Préval, parmi ceux qui étaient effrayés. « En Haïti, on a un problème de leadership, poursuit le rappeur. Ce ne serait pas exagéré de dire que la plupart de nos dirigeants nous ont trahis. […] Haïti est un pays fracturé. »

La paix dans les quartiers populaires

Avant de se présenter formellement en politique, Wyclef s'était démarqué sur la scène locale de Port-au-Prince en jouant au médiateur dans des pourparlers entre des jeunes en conflit dans des quartiers chauds de la capitale.

Au milieu des années 2000, c'est par des échanges de tirs que certains groupes issus de quartiers populaires réglaient leurs différends. L'opération Bagdad portée par certains de ces groupes a été lancée en 2004 afin de créer un sentiment de panique dans la ville pour protester contre le départ forcé du président en fonction de l'époque. Les Casques bleus, à peine arrivés au pays la même année, ont tenté de calmer les ardeurs, mais ç'a été un désastre. En quelques semaines, des dizaines de personnes sont retrouvées mortes après des interventions musclées, notamment dans certains quartiers de Cité Soleil. Wyclef mobilise alors les leaders communautaires et les chefs de groupes armés dans différentes zones pour entamer un dialogue.

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« Les étrangers [de la force militaire internationale] étaient entrés dans le pays, c'était presque la guerre dans plusieurs quartiers populaires, se souvient Izolan. Seul Wyclef avait ce pouvoir pour faire que tous ces gens s'assoient ensemble. Il avait déjà laissé sa marque dans ces quartiers, les gens lui faisaient confiance. »

À Cité Soleil, il soutenait déjà plusieurs projets de développement et payait l'éducation de nombreux enfants à travers son ONG. « C'est pour ça qu'il a été possible pour lui de rentrer dans les quartiers populaires et connecter avec plein de gens, dans des endroits où d'autres n'auraient pas pu aller », confie Izolan.

Une version très dramatisée, voire grossière, de la situation des groupes armés de l'époque à Cité Soleil à l'époque a été mise en image dans le film Ghost of Cité Soleil.
Jonathan Katz a accompagné plusieurs fois Wyclef dans ses visites du célèbre bidonville, dont au moins une fois pour un concert gratuit.

« Ils avaient toujours des consignes de sécurité pour ne pas sortir des véhicules et de ne pas ouvrir les fenêtres. Finalement, Wyclef arrêtait le cortège et il sortait de la voiture. Je me souviens d'une fois, une des premières fois que je suis descendu là-bas avec lui, la foule le portait dans la rue sur leurs épaules. C'était tout un spectacle. Les gens de Cité Soleil sont très pratico-pratiques, poursuit-il, ils comprennent bien ce qui se passe. Mais tout à coup, tout le monde veut être un rappeur et utiliser ses skills de rap pour s'en sortir. Tu ne peux pas être contre quelqu'un comme Wyclef. »

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Izolan a collaboré avec Wyclef Jean encore une fois sur son dernier album, The Carnival III, qui doit sortir aujourd'hui. Il a aussi fait paraître Apa'n chèf (« Nous sommes les chefs ») il y a deux semaines, en duo avec « Clef ».

Dans celle-ci, les deux artistes se réclament d'un pouvoir qui est désormais plus grand que celui d'un président, d'un sénateur ou d'un juge.

« La plupart des gens connaissent le travail des artistes, mais c'est pas tout le monde qui peut en dire autant des politiciens », rigole le rappeur Izolan au téléphone.

« Partout dans le monde, l'une des choses que les politiciens envient des vedettes plus que tout, rapporte de son côté Jonathan Katz, c'est que les gens les aiment d'amour. À un certain moment, les célébrités ont réalisé qu'ils pouvaient cesser d'être un simple intermédiaire des politiciens et représenter eux-mêmes le pouvoir. Je me souviens d'une blague qui accompagnait une photo : "C'est très rassurant de voir le président à Houston avec les victimes de l'ouragan", disait quelqu'un dans un tweet. Et c'était Beyoncé en photo. La chose étant que ce n'est plus une blague maintenant. C'est réel. »


*Une version précédente de l'article affirmait que Wyclef aurait pu faire deux mandats consécutifs comme président, ce qui est interdit par la constitution haïtienne. VICE regrette l'erreur.