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entrevue

Rencontre avec une féministe musulmane

Quand porter le voile devient un geste féministe.
Alexandra Golovkova Instagram | @golovkova.s

J'attends Samira*, sur le banc d'une crèmerie au centre-ville, pour discuter avec elle du féminisme islamique. Ce féminisme s'oppose à un féminisme occidental et foncièrement blanc, qui semble vouloir soumettre les musulmanes à des idéaux et à un style de vie qui ne sont pas les leurs. Il s'oppose aussi à la sacralisation de différentes interprétations du Coran. Si le Coran est sacré, le féminisme musulman prétend courageusement que les interprétations ne le sont pas, car elles ne sont pas des révélations du Prophète, mais édictées par des hommes, donc potentiellement faussées. Découlant d'un sentiment d'appartenance religieuse, il réussit à marquer l'importance des droits de la personne, contre toute discrimination, en se basant sur des notions de justice et d'égalité.

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Je texte Samira pour lui donner la couleur de ma robe. Nous ne nous sommes jamais vues en personne et je ne sais pas si elle va me reconnaître ni si je vais la reconnaître, les cheveux cachés par un voile à motifs de coquillage ou de marguerites. J'ai déjà vu les cheveux de Samira, une fois. C'était sur une photo et elle précisait que, pour elle, retirer son voile, c'était comme se dénuder. C'était aussi provocant et ça la rendait aussi vulnérable que si moi, je jouais avec les bretelles de mon soutien-gorge, pour dévoiler, peu à peu, ma poitrine.

Le travail du sexe avec un hijab

Lorsque Samira arrive, nous commandons café et crème glacée. D'entrée de jeu, elle m'annonce qu'elle connaît une travailleuse du sexe musulmane.

« J'aime que le sexe soit sacré, que ce ne soit pas banalisé. J'aime en parler et avec mes amies nous en parlons comme des enfants dans un magasin de bonbons. C'est spécial. C'est romantique. Et c'est pareil pour mon amie, même si elle rencontre des hommes qui la payent pour aller à l'hôtel avec eux », me raconte Samira, avant de préciser que son amie s'était inscrite sur un site de rencontres tarifées lorsqu'elle était dans une mauvaise passe financière.

Quand elle rencontre des hommes, elle les avertit qu'elle porte le voile. Elle le retire parfois devant eux. Ses clients sont alors vraiment surpris et émus. Elle les prévient aussi qu'ils peuvent s'adonner à de nombreux actes sexuels, mais qu'elle garde son hymen intact. La pénétration vaginale, ce sera pour son mari.

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Samira m'explique en quoi c'est important que les clients de son amie ne soient pas des Arabes ou des personnes proches de son réseau, pour ne pas que sa communauté ou sa famille ne soit pas au courant de quoi que ce soit. Cette double vie, c'est elle qui l'a décidée.

Le devoir d'être pure et gentille

« Les femmes musulmanes ont tellement de pression. Elles doivent toujours être gentilles et parfaites. Ce sont elles qui représentent notre religion, qu'elles le veuillent ou non. Ce sont elles qu'on pointe du doigt. Si je porte un voile, tous mes gestes sont observés. Je suis une femme voilée qui prend un café. Je suis une femme voilée qui soulève un crayon. Les hommes musulmans, quant à eux, passent parfois pour n'importe qui, de n'importe quelle confession. Les femmes, lorsqu'elles portent le voile, on ne peut pas se tromper. Elles subissent alors la pression de la communauté et du regard extérieur. Le regard des personnes qui attendent une confirmation qu'elles sont victimes de tout. Ou qu'elles ne sont pas victimes du tout et qu'elles ont vraiment la permission de parler et sourire comme tout le monde », continue-t-elle.

Le voile : un engagement religieux, traditionnel ou politique

Samira m'indique que les adversaires à son militantisme en tant que féministe islamique sont les féministes blanches, qui souhaiteraient la voir enlever son voile, s'occidentaliser, leur prouver qu'elles ont raison et que le voile est étouffant. Samira ne cache pas l'importance du voile dans sa communauté : « Le voile, on dit souvent qu'on le porte pour Dieu, par choix… mais ce n'est pas le cas pour tout le monde. Il y a plein de raisons de le porter et elles sont toutes valides. Par tradition, par attachement à sa culture. Par respect pour sa famille et sa communauté. Par pression du groupe. Pour des raisons esthétiques. Mes sœurs et moi, nous portons le voile, et les gens plus conservateurs dans notre communauté disent que mes parents sont des bons musulmans pour ça. »

Elle a commencé à porter le voile à neuf ans, surtout parce que les autres filles dans son groupe d'excursions en plein air le faisaient. Elle espérait aussi recevoir un cadeau de la part de ses parents, le port du voile rappelant une étape importante de tout parcours religieux, comme pour la première communion des chrétiens. Vers 14 ou 15 ans, elle entre dans ce qu'elle appelle sa puberté voilée. Elle se questionne énormément, sent qu'elle ne portera pas toute sa vie le voile, même si ce sera perçu comme une trahison, puisque le voile est perçu comme un engagement sans date de péremption. Elle expérimente et s'étudie : elle commence à fumer, elle sort avec des garçons qu'elle ne présente pas à ses parents, elle quitte la maison sans son voile et avec de grosses lunettes fumées.

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C'est alors qu'elle se rend compte que, sans son voile, elle passe pour une femme blanche sans religion particulière. Elle se sent comme une complice, sans l'être, de ceux qui conspuent l'Islam, qui font des fuck you dans la rue à ses amies et à ses sœurs voilées.

Se réapproprier le voile comme affirmation de soi

Samira prend donc la décision de garder son voile. Elle le compare à d'autres accessoires vus comme oppressants, historiquement, comme la dentelle, les talons hauts, le corset ou le maquillage, mais qui s'ouvrent à la réappropriation, à un empowerment ciblé. Et c'est ce qu'elle fait. Elle porte le voile comme un engagement politique, comme un statement radical à ceux qui préféreraient la rendre invisible. C'est une déclaration et une affirmation majeure pour elle : « J'existe pour les musulmans. J'existe pour les islamophobes aussi.»

Son féminisme se révèle plus efficace ainsi. Voilée, elle peut prendre la place de l'imam dans sa mosquée. Elle compose et traduit des discours, fait le pont entre les jeunes croyants qui ne comprennent pas l'arabe et leurs parents. Elle reçoit les confidences d'adolescentes. « Elles se disent sûrement que je suis la dernière à les juger. » Elle constate aussi que les hommes non musulmans s'opposent moins à elle qu'aux autres féministes qui ne portent pas de voile, comme si le voile instaurait une limite, un respect immédiat.

Les musulmans extrémistes et intégristes : aussi des adversaires

Si les féministes blanches sont des adversaires, il y a également un opposant intérieur à son militantisme de féministe musulmane : les musulmans fondamentalistes extrémistes, ceux qui refusent d'autres interprétations du Coran que la leur.

Le Coran, le livre religieux qui a été révélé il y a plus de 1400 ans, a été longtemps analysé et interprété que par les hommes, les femmes n'ayant pas accès aux universités musulmanes et aux centres d'éducation islamiques. Le féminisme islamique répond au besoin de se réapproprier le texte, de s'affirmer à la fois comme femme et croyante. Cela bouleverse les fondamentalistes extrémistes, qui voudraient que leur interprétation, littérale, soit la seule et l'unique. Le texte est sacré, mais les interprétations faites par les hommes ne le sont pas, même si les fondamentalistes tentent de les sacraliser et d'en extirper des règles qui ne sont pas toujours égalitaires.

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La pensée islamique questionnée par les femmes

« Le féminisme islamique propose une relecture du Coran. Il repense l'islam. Il fait la distinction entre l'humain, faillible, et le religieux. Ijtihad, un mot arabe, signifie un travail interrogatif du Coran, par quelqu'un ayant fait tellement d'études qu'il peut se le réapproprier. Moi, je ne crois pas que la réappropriation doive absolument passer par de longues études. Les femmes, qu'elles soient musulmanes depuis longtemps ou non, peuvent se réapproprier le texte sacré, avec leurs propres référents, connaissances et expériences », assène Samira.

Tout en écrivant dans mon cahier le mot ijtihad, elle me donne l'exemple de la modestie. Les musulmans fondamentalistes lient la modestie au port du voile, à la sobriété d'une tenue ou à l'absence de maquillage. Cette valeur, toutefois, n'a pas nécessairement à être rattachée au corps de la femme. Pour Samira, la modestie se retrouve dans la lutte anticapitaliste. Elle diminue sa consommation matérielle et tente surtout d'acheter des produits locaux. Samira mentionne aussi que le féminisme musulman permet de constater l'éclatement de l'islam, depuis la mondialisation et d'interpréter de manière très contextuelle et temporelle le Coran.

Samira explique que dans un pays d'Afrique, une femme pourra porter le voile et un t-shirt : « C'est plus banalisé. » En Iran ou en Arabie Saoudite, un voile rouge va détonner et provoquer de l'attention quand la personne qui le porte est entourée de voiles noirs ou blancs, dans des espaces religieux plus homogènes, comme les mausolées ou La Mecque. « La notion de modestie change, selon le lieu, car moi, que je porte un voile rouge ou noir, je détonnerai toujours dans les rues de Montréal », ajoute Samira.

N'être chez soi nulle part, aux intersections de plein de combats

Même si elle est née au Québec, Samira ne se sent chez elle nulle part. « Je dis plutôt "Je me sens chez moi avec toi." Je me sens chez moi avec quelqu'un, quand je suis amoureuse. » Le féminisme islamique, aux intersections de plusieurs combats, lui a permis d'assumer ses identités multiples, celle de femme, militante antiraciste et anticolonialiste, et croyante. Samira se donne le droit d'être contradictoire, de faire des erreurs, de ne pas plaire à tout le monde. Enfant, elle croyait devoir être pure et obéissante pour faire sa place. « J'amenais des baklavas à l'école. J'étais aimée pour mes pâtisseries, mon voile coloré, pas pour moi. Maintenant, je ne suis pas toujours gentille ni cohérente, mais je suis moi, grâce aux questionnements qui m'ont guidée vers le féminisme islamique. »

*Prénom fictif pour préserver l'anonymat de la personne interviewée.