endettement pauvreté débiteurs anonymes
Life

J'ai intégré les débiteurs anonymes français

L'équivalent des Alcooliques Anonymes mais pour ceux qui dépensent plusieurs milliers d'euros dans des spatules de cuisine, des pièces de motos ou dans les intérêts d'un emprunt à la consommation.
Justine  Reix
Paris, FR

« Bonjour, Nathalie* D.A compulsive, aujourd'hui, je me sens bien, j'ai bien dormi. Mais j'ai toujours de la rancoeur contre mon ex-mari. Je lui en veux d'être parti, de nous avoir quitté mon fils et moi. » Autour de la table, une dizaine de personnes, attentives, qui répètent en coeur « Bonjour Nathalie ». J'ai un doute. Il est 8h du matin, je n'ai pour ma part pas bien dormi. Suis-je vraiment chez les Débiteurs Anonymes ? L'équivalent des Alcooliques Anonymes, pour ceux qui aiment un peu trop dépenser. À Nantes, Valbonne et Paris, plusieurs réunions sont organisées par semaine pour permettre aux membres de partager leur quotidien en tant qu'acheteur compulsif.

Publicité

Dans cette salle paroissiale, dans le 3e arrondissement de Paris, tout le monde s'installe, dans le calme, vers 7h50 du matin. Dix minutes plus tard, le tour de table commence. À mon grand étonnement, personne ne parle d'argent ou d'achats mais simplement de leur humeur et moral. Quand vient mon tour, je ne sais pas quoi dire. Je raconte donc qu'il s'agit de ma première réunion et que je suis heureuse de les rencontrer. Les sourires sont bienveillants. Après tout, je ne croule pas sous les dettes mais j'ai tendance à claquer un peu trop vite l'argent que je n'aie pas. Ça ne peut que me faire du bien de partager la frustration que provoque chez moi ce monde consumériste. Certains se présentent comme "D.A sous-gagnant", un jargon pour préciser qu'ils ne savent pas générer de revenus pour diverses raisons. Dans le cas de Marie*, qui est commerçante, c'est parce qu'elle n'arrive pas à se dégager de salaire en fin de mois. Le peu d'argent qu'elle gagne part dans sa boutique ou le salaire de son employé. Son mari est aussi membre, il cultive une passion dévorante pour les motos et n'hésite pas à dépenser toutes leurs économies pour la pièce parfaite pour customiser sa dernière bécane. Pour cette première réunion, nous sommes 12 avec une grande majorité de femmes.

Après ces présentations, le modérateur demande à chacun des participants de lire un paragraphe des « commandements ». Je déchante rapidement. J'ai clairement l'impression d'être à la messe. Et la croix qui trône au-dessus de nos têtes n'aide pas. Les phrases du règlement sont pompeuses et je ne comprends pas bien tout. Il est question de "séance de décompression", de spiritualité et d'acceptation. Après plus de quinze minutes à faire tourner ce règlement de main en main et bien sûr bafouiller en lisant une phrase inintelligible, nous pouvons enfin commencer. Mais avant… une prière. Je n'ai aucun problème avec la religion mais je me sens directement exclue, je ne connais pas cette prière et il n'y a aucun texte sur lequel nous pouvons nous appuyer pour la lire.

Publicité

« Mon Dieu,
Donnez-moi la sérénité
D’accepter
Les choses que je ne puis changer,
Le courage
De changer les choses que je peux,
Et la sagesse
D’en connaître la différence. »

Je marmonne avec gêne pendant la prière pour simuler. Cela me donne l'occasion d'observer mes voisins. Il y a des personnes de tout âge. La moyenne est entre 40-50 ans mais certains ont l'âge d'être à la retraite et d'autres ont clairement moins de 30 ans. Je commence à m'impatienter, j'ai envie de résoudre mes problèmes de shopping et je n'ai pas l'impression que tous ces rites vont m'aider. Ou peut-être que c'est ça le but de ce groupe, apprendre à devenir patient ?

« Je me rends compte, qu'il y a quelques mois encore, je dépensais tout mon argent dans des merdes inutiles.»

Un gardien du temps est désigné. Cette personne s'occupe de répartir la parole et limiter les interventions à 3 ou 5 minutes maximum afin que tous les membres puissent s'exprimer. Chacun lève le doigt quand il le désire avec l'accord d'un modérateur pour s'exprimer. Anna*, qui a l'air d'avoir une cinquantaine d'années me rassure enfin. Nous sommes bien chez les Débiteurs Anonymes. « Avec la grève, j'ai été obligée de faire du télétravail, ça m'angoissait de rester devant mon ordinateur chez moi, je me disais que j'allais peut-être replonger mais finalement tout se passe très bien. Je me suis même décidée à commencer à ranger et trier chez moi tous mes achats. C'est terrible, je me rends compte qu'il y a quelques mois encore je dépensais tout mon argent dans des merdes inutiles » raconte-t-elle. Cela fait maintenant 3 ans qu'Anna est membre des Débiteurs Anonymes. Petit à petit, elle a arrêté d'acheter des robots de cuisine, ustensiles, objets déco et autres produits inutiles sur Internet. Mais elle ne s'était pas encore résolue à se débarrasser de cette «centaine d'objets » accumulés avec le temps. Dans son appartement, le sol est jonché d'achats encore emballés dans leur boîte d'origine. Le pire chez elle ? Sa cuisine. « Je n'arrive pas à ouvrir un tiroir sans ressentir de la culpabilité en voyant tout ce que j'aie pu acheter. Je suis vraiment contente de m'en débarrasser. » Anna vend sur Internet tous ses achats compulsifs (à d'autres acheteurs compulsifs ?) pour faire de la place dans ses placards mais surtout dans son esprit.

Publicité

Certains sont loin d'être au niveau de détachement d'Anna. Le capitalisme n'est pas tendre avec ces flambeurs professionnels. Les études montrent que nous sommes exposés, la plupart du temps sans le vouloir, à plus de 1 200 publicités par jour. Alors quand le seul moyen de se sentir mieux est de sortir sa carte bleue, pas facile de rester insensible face à ces appels permanents. Chez les Débiteurs Anonymes, on trouve deux types d'addicts. Il y a ceux qui dépensent de manière compulsive, ce qui relève d'un comportement pathologique, et ceux qui s'endettent pour des raisons économiques (licenciement, chômage, maladie…). Ces deux formes d'endettement peuvent aussi exister chez une même personne.

Mais attention, qui dit problème d'argent ne veut pas dire petit salaire. Parmi les membres des D.A, Lin*, petite quarantaine, vêtue d'un blazer et les cheveux tirés en arrière, gagne bien sa vie. Il est évident qu'elle se rend au travail après cette réunion. Ce jour-là, elle parle de sa promotion. Contrairement à la plupart des gens, ces nouvelles responsabilités et surtout ce nouveau salaire l'inquiètent énormément. « Je suis vraiment contente que mon patron me fasse confiance mais j'ai vraiment peur. Je vais avoir plus de responsabilités alors que je suis déjà une personne très stressée et puis… » Lin vient de fermer ses yeux. Tout le monde la regarde, sans un mot. Une bataille se joue sous nos yeux. Après plusieurs minutes, elle reprend, très affectée, les yeux toujours clos : « J'avais déjà un salaire vraiment élevé et là j'ai encore une augmentation. Qu'est-ce que je vais faire de cet argent ? » Malgré un très bon salaire, Lin a contracté il y a trois ans un crédit à la consommation de 10 000 euros qu'elle rembourse toujours. Une somme dépensée dans des séjours de rêve à l'étranger et des vêtements de créateurs.

Publicité

« Je me souviens la première fois que je suis arrivée aux D.A, j'étais au bord du mur, j'avais envie de mourir. »

La plupart des Débiteurs Anonymes ont, ce point commun, d'avoir des dettes qui pèsent sur leur vie sociale, amoureuse et personnelle. Mais c'est aussi ces mêmes dépenses qui les rendent "heureux", une sensation qui ne dure que l'instant de l'achat et qui, la plupart du temps, est regretté quelques minutes avec ce fameux sentiment de culpabilité. Des professeurs de l'université du Michigan ont même voulu prouver l'influence du shopping sur le moral. Selon l'étude, acheter serait 40 fois plus efficace pour neutraliser le sentiment de tristesse que pour ceux qui regardent sans acheter. L'achat et la dépense peuvent être aussi addictifs que la drogue ou l'alcool. Il y a justement dans ce groupe, un ancien toxicomane. Daniel profite de son temps de parole pour s'adresser directement à moi pour me souhaiter la bienvenue et me raconter son histoire. « Je me souviens la première fois que je suis arrivée aux D.A, j'étais au bord du mur, j'avais envie de mourir. Je pense que quand on arrive ici, c'est qu'on a plus de choix » raconte-t-il. Il se propose d'être mon parrain, joignable au moindre coup de mou, à la fin de la réunion. Et en plus de ça, j'ai des devoirs.

Tout nouvel arrivant chez les Débiteurs Anonymes se voit recevoir ce qu'on appelle "La Littérature D.A". On me donne donc un fascicule à l'intention des nouveaux et un tableau financier. ll m'est conseillé d'aller au minimum à six réunions et de surtout tenir un carnet de compte où je note la moindre de mes dépenses, tous les jours, passant du pain au chocolat du matin à cette chemise vraiment cool achetée en ligne. L'idée est de passer par tous les fascicules de la "littérature DA" selon notre avancement pour passer par douze étapes (admettre son impuissance, faire amende honorable, transmettre le message aux autres…) pour ensuite passer au rétablissement (les réunions, le parrainage, les plans de dépenses…) et enfin la "vision" avec le but personnel à atteindre (la solvabilité et la réalisation de ses objectifs de vie). Le contenu est pire qu'un bouquin de développement personnel mais pour soigner une addiction il est logique de procéder étape par étape.

Publicité
1581688081849-Bandeau-litterature

La littérature des Débiteurs Anonyme

Lors de la deuxième réunion, la semaine suivante, j'ai eu beaucoup de mal à tenir mes comptes. J'ai oublié de le faire deux jours de suite. Résultat, je n'ai pas noté ce que j'ai acheté avec ces 20 euros retirés à la banque. Pour quoi les ai-je dépensé déjà ? Un magazine ou peut-être ce chocolat chaud pris avec un ami ? Non j'avais réglé en carte bancaire ce jour-là. Cet auto-flicage est clairement très prenant et chiant, mais je comprends son utilité. À chaque achat inutile que je reportais sur mon carnet, j'éprouvais un fort sentiment de culpabilité. Pas sûr que cela soit vraiment la solution. Mais mon parrain, Daniel, tente de me rassurer : « Il faut que tu sois bienveillante avec toi-même, ce n'est pas grave d'échouer, ce qui compte c'est d'avancer jour après jour et de s'améliorer. » Bien dit, Daniel.

Lorsqu'un membre des D.A commence à avoir plusieurs mois d'expérience, il lui est conseillé de participer à une réunion de décompression. Lorsque j'ai entendu ce terme pour la première fois, j'ai tout de suite pensé au palier de décompression en plongée. Peut-être une réunion détente à la piscine pour se détendre dans l'eau ? Il s'agit en fait d'un plan de dépenses que l'on bâti avec deux membres aguerris des D.A pour savoir exactement ce que l'on peut dépenser et pour quoi au centime près. Les membres vérifient mais apportent surtout un soutien durant cette période de sevrage.

Lors de ma troisième, et dernière réunion, une chose me chagrine. La comparaison permanente avec les Alcooliques Anonymes. Les Débiteurs Anonymes ont d'ailleurs été créés par les A.A en 1976 aux États-Unis. Le programme de rétablissement des D.A est donc calqué sur celui des A.A. Dans le livret destinés aux nouveaux D.A, il est indiqué " Quand vous lisez la littérature A.A, nous vous suggérons de remplacer les mots "alcool" et "alcoolisme" par "dette" et "endettement". L'alcool et la dépense sont deux addictions mais je ne suis pas sûre qu'il soit possible de transposer le remède. Les Débiteurs Anonymes sont conscients qu'il ne s'agit de pas de la solution mais d'un premier pas vers la guérison. Beaucoup de ses membres sont, en parallèle, suivi par un psychiatre. Pour la petite acheteuse compulsive que je suis, l'expérience aura été trop courte pour me guérir totalement de mes accès de folie dépensière mais m'aura permis de réaliser que la dépendance à l'achat nous guette tous, quelle que soit notre situation financière et le milieu dont nous sommes issus.

* Tous les prénoms ont été modifiés

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.