Stagiaire non remunérée témoignage illustration
Illustration : Nadia Snopek / Adobe
Société

Est-ce que je vais vraiment rester stagiaire toute ma vie ?

Dans la vie, il y a des CDI et des stages à vie.
HP
Brussels, BE

Ils peuvent aller de un à six mois, on commence par en faire un, puis deux ; c’est souvent au bout du troisième qu’on se rapproche de ce qui nous plaît, alors pourquoi ne pas en faire un quatrième, voire un sixième ? Quitte à finir le mois en mangeant des pâtes au beurre, les stages s’enchaînent les uns après les autres, surtout dans le secteur créatif ; et il semble parfois difficile de mettre fin au cercle vicieux des stages éternels.

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J’ai 23 ans et j’en suis à mon quatrième stage qui n’a rien à voir avec le premier, ni avec les deux autres. J’ai commencé par une agence d’architecture, puis de scénographie, pour me diriger ensuite vers la photographie dans un studio pluridisciplinaire à Bruxelles, où s’est également développé mon intérêt pour l’écriture ; alors pourquoi ne pas saisir une dernière opportunité et voir ce qu’il se passe du côté de l’édito ? Me voilà donc, exemple type de l’exploration que favorise le système des stages. Il est clair que les écoles d’arts délivrent une étiquette professionnelle un peu moins définie que d’autres secteurs d’études. À nous autres, les jeunes « artistes » rempli·es d’espoir et d’envies créatrices, il nous faut expérimenter les possibilités d’un monde professionnel complexe auquel nous sommes finalement peu préparé·es, afin de trouver ce qui pourra être perçu comme un « vrai » métier.

Pour ma part, la fin de mon stage approche et je n’ai aucune idée de l’avenir que je vais parvenir à construire. On est sûrement plusieurs à s’être demandé·es en fin de cursus si on avait fait les bons choix, si on n’aurait pas dû faire droit, si on a vraiment donné le meilleur de nous-même pour décrocher un boulot, si on a les épaules assez solides pour continuer, et si on réussira, un jour, à financer nos vies. Car si les stages sont une nécessité dans la transition étude-vie professionnelle, ils véhiculent également des doutes, des remises en question vis-à-vis de « l’après ». Ne sommes-nous finalement pas trop paumé·es avec nos envies de tout faire pour parvenir à choisir une voie qui nous apportera stabilité et rémunération ? 

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Quitte à faire face à la grande question « qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? », j’ai discuté avec d’autres stagiaires de ce statut qui nous a humainement et professionnellement tant apporté, celui qu’on a pu critiquer mais qu’on a peur de quitter, celui qui laisse place à des expériences (bonnes et mauvaises) mémorables, mais aussi à des débats sur les limites de ce système. Alors, entre transition confortable, professionnalisation, remise en question, prise de confiance ou non rémunération et exploitation, je me demande parfois : ne sommes-nous finalement pas voué·es à être stagiaire toute notre vie ?

Un rythme de travail à deux extrêmes possibles

On arrive en tant que stagiaire dans une entreprise afin de mettre en application ses compétences et en développer de nouvelles, auprès de personnes qui vont simultanément nous apprendre et nous pousser à aller plus loin. Il y a donc un temps d’adaptation, un processus d’intégration entre le moment où on prend connaissance du fonctionnement et de l’ambiance générale, et celui où on devient autonome pour passer réellement à l’action. Dans le meilleur des cas, qui a par chance été le mien, ce moment arrive de manière naturelle et progressive, d’où le fait d’encourager les stages de longue durée.

C’est également le cas de Ilia* (26 ans), stagiaire en journalisme et évènementiel : « Dans mon deuxième stage j’ai appris à me faire confiance, à oser être créative, à exprimer mes idées et à être curieuse. J’étais entourée de jeunes cools intelligent·es super sympas et ouvert·es d’esprit. Je pouvais poser toutes les questions du monde, je n’ai jamais été jugée. »

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Mais un stage peut rapidement basculer du côté des mauvaises expériences lorsqu’on se retrouve face à une charge de travail considérable dès les premiers jours, ou à une non-intégration qui vacille entre tâches ingrates et ne rien faire du tout. C’est ce qu’Aïsha* (23 ans) a vécu lors de son stage en mode et luxe : « À l’entretien, on m’avait dit que j’allais avoir de belles responsabilités, que j’allais voir plein de choses. Au bout de quelques jours, je n’avais toujours rien à faire, il n’y a eu aucun effort d’intégration de la part de l’équipe, je mangeais seule et personne n’avait de temps à m’accorder. J’arrivais avec la boule au ventre, je faisais des crises de panique presque chaque matin et je m’ennuyais terriblement. »

« J’arrivais avec la boule au ventre, je faisais des crises de panique presque chaque matin et je m’ennuyais terriblement. » – Aïsha*

Je n’ai jamais été dans la position de celle qui sert juste le café, ni de celle qui termine ses journées à 23h, si ce n’est par choix et engagement dans certains projets, mais tout le monde ne peut pas en dire autant. Aomi* (23 ans) est stagiaire en création en style,  le milieu de la mode figurant en tête de liste des secteurs aux rythmes extrêmes : « Dans la mode, iels n’ont pas le temps de te former. Tu dois être efficace et compétent·e dès le début. S’iels te recrutent, c’est que tu es prêt·e à bosser. Il est normal de faire plus de 40 heures par semaine, et encore c’est rien ! Parfois tu restes la nuit au bureau et tu fermes ta gueule comme tout le monde. Tu dois être endurant·e. C’est un monde sans patience et les gens n’ont pas trop de vie à côté. C’est pour ça qu’il y a beaucoup de burnouts. »

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Si les employé·es sont sujets au burnout, et pas que dans le milieu de la mode, certain·es stagiaires y passent parfois aussi et c’est probablement lié au fait que certains contrats ne sont pas respectés, vis-à-vis des heures de travail effectuées ou encore de l’apprentissage que les tuteur·ices sont censé·es apporter. Comme l’affirme Mathias* (23 ans), stagiaire en mode et accessoire : « Le stage est une expérience précieuse, mais les entreprises sont trop libres de gérer ça comme elles le veulent, c’est pour ça que ça crée des expériences complètement différentes. » Comment protéger celleux qui débutent du « trop » ou du « rien » afin d’éviter les blocages psychologiques avant même d’avoir entamé une carrière professionnelle ? La question se pose au vu des témoignages et situations qui se répètent, mais le fait est que personne n’est là pour vérifier, laissant donc la main libre à chaque entreprise de gérer les stagiaires comme elle le souhaite.

Heureusement, il existe des structures saines et bienveillantes dans lesquelles il est possible de se développer et de savourer une bière après une journée à peu près normale !

La pression ou l’auto-pression

Les secteurs artistiques et créatifs sont souvent perçus comme des sommets inatteignables. De nombreuses écoles entretiennent une forme de pression et d’exigence qui fait intégrer aux étudiant·es l’idée qu’il faudra toujours se battre et donner plus pour réussir. On débarque alors en tant que petit·es stagiaires avec une auto-pression déjà bien ancrée qui va devoir s’allier à celle du travail. Car le monde professionnel est stressant, et trouver du travail s’avère être de plus en plus compliqué aujourd’hui ; les postes se font rares faute de budget dans le secteur culturel, si bien que le stage apparaît comme l’opportunité ultime à ne pas manquer. Il faut donc faire bonne impression, produire plus, se rendre indispensable, même au sein d’une entreprise qui veille à nous mettre à l’aise et à ne pas véhiculer un stress trop élevé. Julia* (23 ans), stagiaire dans l’événementiel et le luxe, fait partie des personnes pour qui cette pression auto-cultivée est devenue une norme : « Le nombre d’heures était souvent respecté, mais j’en faisais volontairement plus, c’est presque normal pour un·e stagiaire. On veut faire bonne impression et on se donne souvent au maximum dans l'attente d'une éventuelle embauche, ou pour se constituer un réseau. »

« La mode est un travail créatif qui ne devrait pas être pris avec autant de sérieux et de sévérité. On ne sauve pas des vies et on n’invente pas de vaccins ; on crée juste des vêtements et des accessoires. »

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Cette auto-pression a des valeurs productives et créatives indéniables, souvent récompensées d’une manière ou d’une autre, mais trouver un équilibre entre ce qui est demandé de faire et la volonté d’en faire toujours plus n’est pas simple, et pourtant nécessaire. C’est une réalité de la vie active, et apprendre à la gérer fait partie du boulot. Mais, encore une fois, toutes les expériences sont possibles en tant que stagiaire, si bien que certaines boîtes cultivent l’image élitiste de « tu es chanceux·se d’être ici, voici le prix à payer » ; des personnes comme Mathias* ont pu en faire les frais : « Mes supérieur·es faisaient des crises invraisemblables et on finissait par en rire tellement la situation était excessive et aberrante. La mode est un travail créatif qui ne devrait pas être pris avec autant de sérieux et de sévérité. On ne sauve pas des vies et on n’invente pas de vaccins ; on crée juste des vêtements et des accessoires. » Une mise en perspective s’avère plus que nécessaire…

Une transition confortable, non rémunérée

La plupart des étudiant·es perçoit le stage comme une expérience indispensable et concrète qui permet de ne pas avoir à porter directement le poids des responsabilités professionnelles. C’est un droit à l’erreur, une position confortable et réconfortante dans laquelle certain·es aimeraient parfois rester, comme l’explique Julia* : « C’est rassurant de pouvoir apprendre directement en entreprise sans avoir toutes les responsabilités en cas d'erreur. C'est aussi le meilleur moyen de savoir quel type d'entreprise, d'équipe, de mission nous correspond le mieux. J’ai une certaine appréhension à ne plus être encadrée lorsque je ne serai plus stagiaire. »

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Mais il y a tout de même un point noir à cette comfort zone, celui qui fait débat à peu près partout et qui est la raison même pour laquelle on ne peut rester stagiaire toute sa vie : la rémunération. Il existe très peu de pays qui sont obligés de rémunérer les stagiaires à partir d’une certaine durée. La France est un des rares à en faire partie, avec pour obligation de payer 3.90€ de l’heure pour un stage de plus de deux mois, soit un total d’environ 600€ par mois. Et quand bien même, certaines petites agences, mais aussi des grosses boîtes, s’arrangent pour cumuler les contrats de deux mois, afin de n’avoir aucune rémunération à verser à celleux qui seront officieusement restée six mois. En Belgique, comme au Royaume Unis, aux Pays Bas, aux États-Unis ou encore en Australie, il n’y a aucune obligation à verser une quelconque rémunération aux stagiaires, peu importe le niveau d’études et la durée du stage, car la carte de l’apprentissage est mise en avant. Il y a encore d’autres cas de figure comme la Suisse où les entreprises peuvent choisir d'indemniser les stagiaires, pouvant atteindre des sommes assez élevées. Il y a donc d’un côté celleux qui se révoltent avec le fameux « tout travail mérite salaire » - surtout quand certain·es exécutent un boulot digne de celui d’un·e employé·e expérimenté·e - et de l’autre côté celleux qui, comme Mathias*, sont d’avis  que « la véritable rémunération n’est pas le salaire, ce qu’on y gagne est plus grand : l’expérience, le savoir-faire, le fait de mieux se connaître soi-même et les autres, pour mieux savoir où l’on veut aller. »

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«  Je suis prête à serrer les dents pendant trois mois pour pouvoir faire mes preuves, mais, à un moment donné, mes compétences, mes qualifications, mon travail et mon temps méritent salaire. Je ne fais pas de la main d’œuvre gratuite, sinon j’irais planter des arbres au bled.  »

J’aurais tendance à dire qu’il y a du vrai dans les deux affirmations, que certaines expériences valent la peine d’être vécues à défaut d’être payées. Moi, j’ai fait le choix de privilégier des structures susceptibles de m’apporter aussi bien humainement que créativement, plutôt que d’aller me remplir les poches en bossant pour LVMH. Mais cette compensation n’est pas à la portée de tou·tes. Certain·es ne bénéficient pas d’aides financières de leurs parents ou de l’État suffisantes pour parvenir à vivre sans toucher le moindre revenu. Nombreux·ses sont celleux qui, comme Ilia*, effectuent alors leur stage à mi-temps et cumulent un job alimentaire qui coûte du temps et de l’énergie : « Le système en soi, c’est de la merde, surtout quand on n’est pas payé·e. On se retrouve facilement à travailler 60 heures par semaine pour cumuler un stage et un job alimentaire. Je suis prête à serrer les dents pendant trois mois pour pouvoir faire mes preuves, mais, à un moment donné, mes compétences, mes qualifications, mon travail et mon temps méritent salaire. Je ne fais pas de la main d’œuvre gratuite, sinon j’irais planter des arbres au bled. »

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Bénéficier pleinement de l’expérience et de l’enrichissement d’un stage relève du privilège. Le système doit donc être pensé et adapté de manière à ce que chaque étudiant·e puisse y accéder.

Le stage, et après ?

Après ces expériences aussi multiples qu’enrichissantes - car même les moins bonnes sont formatrices - que se passe-t-il ? Comment continuer ? Par où commencer ? Un bon nombre de jeunes créatif·ves se dirigent vers le statut d’indépendant·e, qui va de paire avec la crainte de ne pas trouver assez de travail pour bâtir les fondations d’un avenir solide et certifié. La route pré-tracée n’existe pas, laissant libre place à l’excitation pour les opportunités à venir, mêlée à la panique de se retrouver sans rien. Les stages, s’ils ne débouchent pas forcément sur de l’embauche, permettent d’ouvrir sur un réseau et des compétences que chacun·e usera à sa manière.

Le plus difficile, c’est peut-être d’arriver à accepter le flou de cet après, surtout en cette période de crise où le secteur culturel est à sec. Mais l’avantage de ce secteur un peu moins codifié, c’est qu’il ouvre sur une panoplie de possibilités qui ne demandent pas d’appartenir à une case bien délimitée.

Donc, comme on dit souvent, « ça va aller », et on verra bien.

  • tous les prénoms ont été modifiés

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