Guérilla dans 
la brume
Photos par Carlos Villalón

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LE NUMÉRO ENFLAMMÉ

Guérilla dans 
la brume

Sept jours en Colombie dans un territoire détenu par les FARC.

Cet article est extrait du numéro « Enflammé » de VICE

Un comandante nous avait dit que l'on viendrait nous chercher devant la salle de billard, mais nous arrivons avec deux heures de retard. Nous ne savons pas s'ils vont encore venir. Nous passons l'après-midi et la soirée à attendre et, après avoir dormi dans un hôtel bon marché, y retournons le matin. C'est là qu'une femme portant une casquette noire et une chemise bleue étriquée arrête sa moto devant la tienda où l'on nous a dit d'attendre. Elle a une petite perruche sur l'épaule. Elle nous dévisage d'un air suspicieux et repart sans un mot.

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Nous la scrutons – de même que les fermiers, commerçants et tous les autres – à la recherche d'un signe, n'importe quel signe, qu'ils sont venus nous chercher. C'est l'accord que nous avons passé avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie, ou FARC, la plus vieille organisation de guérilla communiste du pays. Le groupe est en guerre contre le gouvernement fédéral depuis 1964, une guerre qui a causé au moins 218 000 morts. Si nous faisions le déplacement dans ce petit village, en lisière d'une immense bande de territoire contrôlée par les FARC qu'on appelle Llanos del Yarí, alors ils avaient promis de nous emmener au cœur de leur cachette dans la jungle.

Le jour précédent, nous avons entrepris notre voyage depuis Bogota, la capitale. La route ondulait à travers des collines auréolées de brume, et des serpents et singes hurleurs semblaient se cacher dans chaque arbre et vallon. Les FARC, qui comptent aujourd'hui près de 8 000 membres, contrôlent le territoire depuis plus de trois décennies. À mesure que nous avancions, le trajet prenait des allures de voyage à travers l'histoire colombienne. Des villages délabrés disaient l'inégalité abyssale entre le centre du pays et sa périphérie oubliée. Une autoroute à deux voies se transformait progressivement en route boueuse et solitaire. Plus l'on s'éloignait de Bogota, plus les infrastructures s'appauvrissaient. Vers la fin du trajet, juste avant d'atteindre les territoires FARC, des graffitis de la guérilla vandalisant les bâtiments officiels ont commencé à apparaître.

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« Vous n'êtes pas armés ? » a demandé un jeune soldat de l'armée nationale, les yeux écarquillés. Il tenait un checkpoint de la Brigada Movil, situé au sommet d'une montagne des Andes, juste avant que les routes ne redescendent vers Caqueta. Ici, beaucoup de checkpoints de l'armée nationale sont disséminés en périphérie des territoires FARC – c'est après tout la ligne de front de la guerre civile. Lorsque le soldat a vu que nous n'avions dans le camion que des trépieds et des appareils photo, il s'est détendu – un peu.

« Vous devriez rebrousser chemin, a-t-il dit. Si vous continuez vous allez tomber sur El Paisa, le commandant de la guérilla. Vous avez entendu parler de lui ? C'est un homme sanguinaire, qui s'oppose à toute négociation de paix. Vous ne devriez pas aller par-là. »

Il a fini par nous laisser passer, et deux heures plus tard, la nuit était déjà descendue sur nous alors que nous continuions à rouler. Soudain, nos phares ont illuminé un homme au milieu de la chaussée, le canon de son fusil braqué vers nous.

« Éteignez les lumières et sortez du camion ! » a-t-il crié. L'homme était un jeune guérillero en tenue civile. Deux autres hommes armés l'encadraient.

« Vous venez d'où ? » a crié l'un d'eux. Nous avions dû entrer en territoire FARC. « Vous ne savez pas qu'il est interdit de passer ici après six heures du soir ? »

Nous avons expliqué que nous venions de Bogota pour faire un reportage, sans leur préciser qu'un commandant FARC nous avait donné sa permission. Nous n'étions pas sûrs que ce bataillon soit en bons termes avec le commandant en question.

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« Vous êtes passés par où ? » a demandé l'un des guérilleros.

« Bogota, Girardot, Neiva… » a répondu notre fixeur.

« C'est tout ? »

« Et un checkpoint de l'armée là-haut… »

Puis il y a eu un silence. Il était en train de nous tester. Si nous n'avions pas admis avoir parlé aux militaires, nous aurions eu des problèmes.

« Allez-vous-en, a-t-il dit. Vous ne pouvez pas rester ici. Vous allez vous prendre une balle ou une bombe. Repartez et souvenez-vous que vous ne pouvez pas passer ici la nuit. »

Nous avons fait demi-tour. Après un court trajet, nous avons traversé un autre checkpoint de l'armée à San Vicente del Caguán. Dans une tente à quelques pas, une petite ampoule illuminait les visages de 32 membres des FARC sur une affiche du gouvernement. Tout en haut se trouvait une photo d'El Paisa, dont la tête était mise à prix à 5 millions de dollars. SIGNALEZ-LE ET RECEVEZ L'ARGENT, disait le panneau. NOUS OBTIENDRONS LA PAIX QUE NOUS SOUHAITONS TOUS.

Nous ne sommes pas seulement venus à Llanos del Yarí pour rencontrer les guérilleros les plus importants de Colombie – nous sommes aussi venus parce qu'après deux ans de pourparlers à La Havane, les FARC et l'administration du président Juan Manuel Santos sont dans la dernière ligne droite d'un processus de paix historique. Le 20 juillet 2015, les dirigeants des FARC ont annoncé un cessez-le-feu unilatéral. Ils s'y étaient déjà essayés quatre fois depuis le début des négociations, et à chaque fois cela s'était soldé par un échec. Un mois plus tard, les forces du gouvernement avaient riposté et tué vingt-six guérilleros.

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Cette nuit-là, nous avons dormi dans un hôtel rudimentaire à quelques blocs du checkpoint de l'armée. Le matin suivant, dans la lumière du jour, nous avons emprunté une route sinueuse et boueuse vers Llanos del Yarí et les FARC.

Et nous voilà maintenant à attendre devant la salle de billard. Le village alentour est un trou à rats crasseux d'une douzaine de cabanes – un kiosque à légumes, une école, un marchand de bière. Un commandant des FARC a promis de venir nous chercher, mais personne ne s'est encore montré, à part quelques fermiers et la femme à l'oiseau.

Finalement, après plus de 24 heures à monter la garde devant cette salle de billard, juste quand nous sommes sur le point d'abandonner, un homme en civil descend de moto et nous interpelle. Il a un rictus sévère et nous dit de le suivre. Il nous conduit à travers les plaines de Yarí jusqu'à quelques maisons solitaires au pied des collines. Passant en revue l'attroupement de miliciens devant l'une des maisons, je remarque un visage familier – la femme à la perruche verte. Je réalise que des membres des FARC étaient là, à nous observer, depuis le début.

Elle nous fait signe et sourit. Puis, calmement, elle nous conduit vers une grande maison dans une vallée encaissée.

Les civils organisent des assemblées communautaires et participent aux décisions – mais dans la région, chacun sait que la guérilla a le dernier mot.

Dans les zones qu'elle contrôle, la guérilla impose un couvre-feu.

Devant l'hacienda en bois rouge se tiennent au moins vingt hommes, dont beaucoup portent des treillis et certains des fusils automatiques. Ils sont membres de Frente 63 Combatientes del Yarí, le front Est des FARC.

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Une femme ronde et amicale s'avance vers nous depuis l'entrée de la propriété et nous accueille chaleureusement. Elle porte un uniforme vert et des bottes de combat. Tout est arrivé si vite. Je ne sais pas à quel moment précis nous avons quitté la population civile pour rejoindre la guérilla. Nous sommes désormais, sans conteste, en plein cœur du territoire FARC.

La sympathique guérillera enfourche sa moto et guide notre camion à travers des embranchements et des routes cachées qui courent derrière les pâturages et, trois heures plus tard, nous nous trouvons dans une savane désolée sans clôtures, bétail, maisons ou routes. Tout autour de nous, des allées s'enfoncent dans la jungle et un dédale de chemins mène à la rivière Putumayo et jusque dans les montagnes, virginales et immenses.

Quelques jours après la visite de VICE, la combattante des FARC Antonia Simón Nariño a rejoint une délégation de paix à La Havane.

Nous sommes le 21 juillet – un jour à peine après le début du sixième cessez-le-feu unilatéral des FARC depuis que les pourparlers de paix ont commencé en 2012. À La Havane, l'administration Castro et la Norvège ont servi de médiateurs entre les FARC et le gouvernement colombien. Dans le cadre des négociations, les FARC ont fait serment de paix de nombreuses fois – mais à chaque fois sans vraiment accepter de mettre un terme aux combats. Au cours de négociations passées, les FARC ont tiré profit de ces trêves pour renforcer leurs positions militaires. Cette fois, le gouvernement est déterminé à ce que cela ne se reproduise pas. Les règles sont donc claires : pendant que les deux bords parlent de paix, ils continuent à se battre.

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Comme l'armée nationale a continué d'attaquer les campements des FARC pendant les négociations, les guérilleros nous logent chez une famille de paysans, peu susceptibles d'être pris pour cible. C'est là, dans une cahute en bois sans électricité ni eau courante – mais avec le satellite – que nous passons les quelques jours suivants.

Sur ordre des FARC, Laura, une petite paysanne tassée, nous accueille chez elle. Elle est voûtée et fragile, et marche lentement. Quand elle parle, sa voix est tellement éraillée qu'elle semble sur le point de disparaître complètement avec ces derniers mots. Elle partage la maison avec son mari, Cruz, leur fils et leur fille, leur belle-fille et leurs trois petits-enfants.

Les enfants ne vont pas à l'école cette année car, comme leur mère nous l'explique, il n'y a plus de professeur dans l'école la plus proche. La famille n'a pas les moyens d'envoyer les enfants dans l'autre école – un internat public dirigé par l'Église catholique. Les enfants aident donc leur grand-mère à entretenir l'hacienda et, pendant leur temps libre, jouent à être des guérilleros.

Laura est malade. Elle est diabétique et souffre de vertiges et nausées chroniques, mais elle ne peut voir de médecin régulièrement. Faire le trajet jusqu'à l'hôpital de San Vicente del Caguán lui coûterait environ 100 $, soit la moitié de ses revenus mensuels. Laura obtient donc ses médicaments par un bus qui les lui dépose une semaine sur deux.

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Comme la plupart des fermiers de la région, Laura et sa famille vivent sous l'autorité des FARC et appliquent leurs lois. « C'est mieux comme ça – quiconque tue ou vole devra [en répondre aux FARC] », me dit un autre fermier. « Bien sûr nous avons un impôt à leur payer. Chaque vente, chaque tête de bétail a son prix », explique-t-il. Comme dans le reste du pays, des juntes locales composées de civils gèrent le quotidien de la communauté – logement, services publics, demandes à des dirigeants locaux. Les taxes compliquent la vie des paysans pauvres, mais ceux avec qui je parle pensent que les lois des FARC sont aussi justes que celles du gouvernement.

Chepe, un homme massif et timide, est accompagné de trente guérilleros quand je le rencontre pour l'interviewer. Nous nous trouvons dans un campement temporaire, fait de troncs d'arbres grossièrement coupés et d'énormes feuilles vertes, à quelques kilomètres de chez Laura. Même s'il parle doucement, je comprends à son accent qu'il a grandi dans une riche famille de Bogota. Chepe est né dans la jungle de Caqueta, mais a été élevé dans la capitale. Il est allé à l'école primaire du Colegio Claretiano puis au Colegio San Viator, un lycée des classes moyennes supérieures. On l'appelait alors Jorge Suárez, nom qu'il partageait avec le commandant des FARC Víctor Julio Suárez – son père. Suárez senior est mort le 22 septembre 2010, quand le gouvernement a largué sept tonnes d'explosifs sur son campement.

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« Les camarades voulaient que j'étudie en ville puis que je rentre ici pour participer à la révolution », me dit-il. « Quand j'étais en troisième, le gouvernement a commencé à faire pression, et les paramilitaires essayaient de nous exterminer. J'ai donc étudié jusqu'en troisième puis je suis revenu ici avec mon père. J'ai passé onze ans avec lui. »

« Je me demande ce que penseraient mes amis de l'époque, me dit-il, s'ils savaient que je suis là. Ils sont probablement docteurs, politiciens, ingénieurs. Je n'ai pas eu la chance d'aller à l'université, mais j'ai étudié la révolution. »

Son père était un homme célèbre – tristement célèbre. Aussi connu sous le nom de Mono Jojoy ou Jorge Briceño, il dirigeait le bloc de l'Est qui a kidnappé des dizaines de personnes dans les années 1990 et au début des années 2000. Pendant plus de dix ans, kidnapper des gens riches en échange d'une rançon était l'une des principales sources de revenus des FARC. Beaucoup de gens sont morts en captivité pendant ces années. Que serait-il arrivé si certains de ses camarades de classe avaient été secuestrados, victimes d'un enlèvement ?

Chepe dit qu'il a toujours su que ce qu'il étudiait à l'école, c'était ses camarades – « mes ennemis, les fils de la bourgeoisie ». Il savait qu'il devait se battre pour le « bien commun. Leurs idéaux n'avaient pas d'influence sur nous », dit-il.

Face à Chepe, assis sur des chaises pliantes, les combattants de la guérilla écoutent leur comandante. Chepe ouvre son ordinateur portable et lance le début de la réunion par laquelle toutes les unités de la guérilla démarrent la journée. Ils chantent L'Internationale puis Chepe lit « Al Filo de la Navaja », une chronique écrite à La Havane par le commandant Carlos Antonio Lozada. Le texte commente les six derniers mois, période au cours de laquelle la guérilla a déclaré un cessez-le-feu qui a été rompu quand une patrouille militaire est entrée sur leur territoire.

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Quand Lozada finit de lire, les guérilleros se lèvent pour chanter une chanson en l'honneur de Manuel Marulanda Vélez, l'un des hommes qui a fondé les FARC en 1964 avec un groupe de paysans communistes :

Je chante pour Manuel, ce cher vieil ami.
Manuel, qui un jour eut le courage d'oser rêver.
Manuel, que les mauvaises langues appellent bandit
Et qu'elles comparaient au diable.
Tout l'amour qui occupe son être fleurira.
Comme Fidel, l'histoire t'absoudra, Manuel.

Après quoi, huit combattants lèvent la main pour réagir sur la chronique havanaise. Chacun d'eux exprime exactement la même opinion, la même vision des choses. Ils reprochent tous ce conflit à l'oligarchie colombienne et à l'impérialisme américain. Mais ils insistent aussi sur la confiance qu'ils ont en leurs commandants et disent qu'ils sont prêts à déposer les armes et à poursuivre la révolution à travers les urnes. Leurs interventions ne varient que par l'éloquence. Ils semblent croire en leurs idéaux si profondément qu'ils vibrent d'une intensité presque mystique.

« C'est si beau », dit Luisa Monserrat, une jeune guerrière de Bogota, souriant avec l'ivresse spirituelle d'une adoratrice qui fermerait les yeux pour voir Dieu. « C'est si beau d'être les détenteurs de la vérité. »

On estime que les FARC comptent 8 000 membres armés

Tous les combattants de la guérilla sont à la fois membres d'une armée (les FARC) et d'un parti politique (le Parti communiste clandestin colombien, ou PCCC). Ils savaient en rejoignant ces rangs que la révolution serait leur vie. Selon les statuts officiels des FARC, ceux qui les rejoignent volontairement doivent servir pour une durée indéfinie. En d'autres termes, ils s'engagent à être des révolutionnaires professionnels jusqu'au triomphe de la révolution. La désertion est un crime passible d'exécution.

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Pour renforcer la solidarité et l'identité de groupe, les guérilleros tiennent ces assemblées chaque jour. Les lectures vont des principes de base du léninisme au Manifeste de Carthagène de Simón Bolívar, en passant par des romans classiques russes et colombiens.

Des 218 000 personnes qui sont mortes dans la guerre entre les FARC et le gouvernement colombien, presque 80 % étaient des civils.

L'une des femmes présentes à l'assemblée s'appelle Antonia Simón Nariño. Elle a grandi à Bogota, comme Chepe, et est allée à l'Université pédagogique nationale. Elle a commencé à lire les écrits politiques des FARC il y a environ dix ans, me dit-elle, et a été recrutée peu après par le Movimiento Bolivariano : un premier pas pour les jeunes étudiants qui souhaitent rejoindre les FARC. Son petit ami était un milicien. Pendant trois ans, elle s'est éclipsée de chez ses parents pour participer aux entraînements qui étaient organisés dans des campements à Caqueta. Elle disait à sa famille qu'elle donnait des leçons de catéchisme dans la Sierra Nevada. Un jour, son père est allé à l'université pour prendre des nouvelles des jeunes instructeurs de la Sierra Nevada, et a découvert les mensonges de sa fille. Elle n'a jamais trouvé le courage de lui annoncer qu'elle combattait dans la guérilla et lui a dit qu'elle avait rejoint le parti communiste, qui, contrairement au PCCC, est une organisation non subversive et légale en Colombie. Peu après, elle est partie pour la jungle. Elle s'est arrangée pour que son petit ami annonce la vérité à sa famille.

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Elle termine son histoire larmoyante en chantant « Todo cambia », de Mercedes Sosa. Mon amour ne change pas,
Aussi loin que je me trouve.
Ni la mémoire
Ni la douleur de mon peuple.

Chaque jour, les membres de la guérilla se lavent ensemble, hommes et femmes. Il n'y a pas de distinction de genre dans leurs rangs.

Le campement ne ressemble pas vraiment à une zone de guerre. Pendant ces quelques jours, les guérilleros passent leurs journées à regarder des séries américaines et des clips de Katy Perry sur le MacBook de Chepe. Certains creusent des tranchées, d'autres préparent des cancharinas, des pâtisseries frites faites à base de farine de maïs.

Les FARC combattent depuis plus de cinquante ans. D'abord, c'était une lutte entre les paysans communistes et la riche élite au pouvoir, soutenue par les Américains. Mais dans les années 1980, les FARC ont commencé à s'impliquer dans le trafic de drogue pour financer la guerre, et l'augmentation du narcotrafic a fait naître de nouvelles armées paramilitaires qui affrontaient la guérilla pour le contrôle du territoire. Les combats se sont intensifiés dans les années 1990 et les stratégies des différents camps ont atteint un degré supérieur d'inhumanité : les FARC ont kidnappé et posé des bombes qui visaient des civils ; les paramilitaires ont perpétré des massacres dans des centaines de villages ; les membres de l'armée régulière ont assassiné des milliers de jeunes Colombiens innocents, affirmant qu'ils étaient positivos – un terme de l'armée pour désigner les guérilleros tués au combat – espérant donner l'impression qu'ils remportaient la guerre contre les FARC.

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Les faits comme les chiffres sont effarants. Selon le Centre national pour la mémoire historique, presque 80 % des 218 000 morts liés à la guerre civile n'étaient pas des combattants. Les Nations unies calculent qu'au cours de la décennie écoulée, l'armée a commis 4 716 meurtres de « faux positivos ». Le think tank Cifras y Conceptos estime quant à lui que la guérilla a kidnappé 9 447 personnes.

Les paramilitaires ont été désarmés entre 2004 et 2005, sous la présidence d'Álvaro Uribe, et bien que beaucoup d'entre eux aient rejoint de nouvelles bandes criminelles, leur rôle a diminué.

À dix kilomètres de notre campement, cependant, le conflit est encore bien vivace. Dans la vallée, les unités FARC sont décidées à stopper l'avancée de l'armée, qui a atterri tout près – un acte que beaucoup de guérilleros considèrent comme une provocation.

Chepe nous autorise à faire un tour dans le campement. Nous voyons les troupes faire leurs exercices, fusils toujours à l'épaule.

J'ai demandé à Laura si elle pensait que la paix était possible en Colombie. « Oui », a-t-elle répondu sans l'ombre d'une hésitation.
« Parce que c'est la Bible qui me le dit.

À midi nous déjeunons, puis c'est l'heure d'aller se laver à la rivière, où les combattants se mettent en sous-vêtements, sans regarder au-delà de leur propre corps. Beaucoup se reposent ensuite avec leurs « camarades de lit », ou amants, dans des huttes faites de branches et de feuillages (40 % des FARC sont des femmes, et beaucoup de guérilleros ont des partenaires amoureux).

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« Cette jungle est notre foyer », dit Jineth, une femme de 26 ans qui tient un calepin fait main dans lequel, de son écriture d'enfant, elle note réflexions marxistes et poèmes dédiés aux fondateurs des FARC. À 9 ans, Jineth a vu un homme assassiner sa mère devant le magasin qu'elle tenait à Villavicencio. « On m'a envoyée chez un thérapeute », dit-elle.

Puis Jineth a été élevée par son oncle. Plus grande, elle a découvert que son cousin était un combattant de la guérilla, et lui a demandé si elle pouvait rejoindre la cause. Il a dit oui.

« Où irais-tu si la guerre se terminait aujourd'hui ? »

« Nous portons notre maison sur notre dos », répond-elle, se référant au sac à dos de 40 kg qu'elle porte depuis qu'elle a rejoint la guérilla dix ans plus tôt.

Qu'arriverait-il à la région si un traité de paix était signé ? Qu'arriverait-il aux fermiers, aux miliciens locaux, aux guérilleros ? Jineth, Antonia, Chepe et Luisa ont tous accepté l'idée que leur vie serait dédiée à un parti politique, que leur cause ne s'épuiserait jamais, qu'ils devraient poursuivre la révolution par d'autres moyens. Chepe et Jineth voudraient étudier ; Antonia dit qu'elle enseignerait. Ils ont tous l'air fatigués de la guerre, bien qu'ils ne semblent vraiment connaître aucune autre vie.

« À l'heure qu'il est, je ne peux même pas imaginer comment abandonner la lutte armée », dit Chepe. « Les gens des environs viennent nous confier leurs problèmes, vaches volées ou disputes entre voisins. Nous sommes un parti armé. Quand nous déposerons les armes nous continuerons à être un parti, et nous poursuivrons notre combat politique. »

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« Et comment empêcheriez-vous un nouveau massacre de vos populations ? Comment empêcheriez-vous le retour des trafiquants de drogue et des paramilitaires ? »

« Tout dépend du gouvernement, dit-il. Il doit y avoir des garanties en ce qui concerne le respect de l'accord de paix. C'est pour cela que beaucoup de pays doivent être impliqués. »

Le dernier jour, à cinq heures du soir, nous nous apprêtons à repartir chez Laura quand l'un de nos fixeurs s'approche de moi. « Vous devez partir maintenant », dit-il. « Vous avez posé les mauvaises questions. »

Quelqu'un a dit au comandante que j'interrogeais les guérilleros et les civils pour savoir s'ils cachaient des otages chez eux. Il a décrété que nous devions partir ce soir. C'est juste un malentendu. Un malentendu de plus, après cinq décennies de malentendus.

J'ai commis « l'affront » en question deux jours plus tôt, en discutant avec Laura et sa famille autour du dîner. La nuit était tombée et nous étions assis près d'une fenêtre à travers laquelle nous voyions les étoiles. Une bougie illuminait nos visages et projetait des ombres sur les cloisons en bois. À mes côtés se trouvait une femme qui avait tout de la fermière typique. Elle m'a dit qu'elle faisait partie de la guérilla depuis des années. Elle parlait peu, mais j'ai saisi ma chance et lui ai posé la question que j'avais déjà posée à Chepe.

« As-tu déjà dû t'occuper d'otages ? J'imagine qu'ils étaient gardés dans des fermes de ce genre. Vous n'en avez jamais eu, ici ? »

« Non, jamais », m'a-t-elle répondu.

La conversation a dérivé sur Laura et ses enfants, et je n'ai plus abordé le sujet. Laura nous a parlé de cette herbe qui l'aidait avec ses vertiges, de son enfance à Tolima, de sa vie de famille à Huila. Nous parlions encore quand la conversation a été interrompue.

« Regardez, ils ont rallumé la caméra », a dit le fils de Laura, travailleur des champs comme son père, en désignant une lumière loin au-dehors, brillant dans la nuit d'encre. Cela ressemblait à un satellite ou à une antenne-relais. Soudain, elle a disparu.

« Une caméra ? »

« Oui, c'est l'armée. Ils nous surveillent », a-t-il dit.

« Bien sûr qu'ils nous surveillent », a ajouté Laura de sa voix cassée. « Une fois, l'armée est venue chez nous. L'un des soldats, pensant que je ne le voyais pas, a caché un appareil au-dessus de notre porte. Quelques jours plus tard, il est tranquillement revenu le chercher. »

C'était une nuit chaude. Laura passait d'une histoire à l'autre. Puis je lui ai demandé si elle pensait que la paix était possible en Colombie.

« Oui », a-t-elle répondu sans l'ombre d'une hésitation.

« Pourquoi en es-tu si sûre ? »

« Parce que c'est la Bible qui me le dit. Elle dit clairement que le communisme adviendra dans notre monde, même si c'est seulement pour un jour. »

Laura s'est levée dans l'obscurité et est partie chercher sa Bible, une lampe à la main. Debout, chétive et tremblante, elle a désigné le passage de l'Apocalypse, 18:19, sur la chute de Babylone.

Deux mois plus tard, bien après que j'ai quitté Laura, Chepe et les autres, les FARC ont violé leur propre cessez-le-feu à six reprises. L'armée, quant à elle, les a attaqués 76 fois. Un guérillero de la colonne mobile Daniel Aldana, qui opère sur la côte pacifique, a assassiné le politicien afro-colombien Genaro García, un homme pacifique dont la seule transgression était de s'opposer aux règles des FARC dans sa communauté très pauvre.

À l'heure qu'il est, les négociations du cessez-le-feu se poursuivent, tout comme la guerre.