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L'Amérique et l'Europe fileront-ils du fric aux descendants des esclaves ?

Les États des Caraïbes ont formé une alliance pour tenter le coup.

Une boutique à esclaves d'Atlanta, Géorgie (photo via)

Si la Grande-Bretagne a officiellement mis un terme à la traite des esclaves en 1807, il lui a fallu pas moins de trois décennies avant de relâcher ses derniers esclaves aux Caraïbes. À l'époque, l'Empire britannique avait envoyé quelque 3,4 millions d'Africains de l'autre côté de l'Atlantique – principalement via le port de Liverpool, la plaque tournante de ce trafic humain. Plus de 3 millions d'êtres humains, donc, jetés contre leur gré dans une vie de servitude abjecte.

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Quand la Grande-Bretagne a finalement admis son erreur, elle se devait de payer. En 1838, le gouvernement a versé 20 millions de livres (soit environ 40 % de son budget de fonctionnement, ce qui représenterait des dizaines de milliards de livres aujourd’hui) de compensations financières aux esclavagistes énervés. Les esclaves, eux, n'ont eu droit à rien. Aujourd'hui, soit 175 ans plus tard, les pays des Caraïbes – où une grande partie des esclaves ont été envoyés – réclament une compensation.

En juillet, les membres de la Communauté caribéenne (CARICOM) ont annoncé à leurs anciens maîtres coloniaux (l'Angleterre, la France et les Pays-Bas) qu'ils voulaient qu’ils paient. Et, en début de semaine dernière, des membres de cette alliance entre les différents pays caribéens se sont à nouveau rencontrés dans une petite salle de conférence de Kingston, en Jamaïque. Ils ont réaffirmé leur détermination et ont défini un angle d'attaque. Leur plan consiste à engager des poursuites devant les tribunaux britanniques, français et néerlandais ; et, si ça ne suffit pas, ils saisiront la Cour internationale de justice de la Haye. Invoquant « l'esprit de Mandela », Sir Hilary Beckles – historien et auteur du livre Britain’s Black Debt: Reparations for Caribbean Slavery and Native Genocide [non traduit en Français] – a expliqué que « certains vestiges de l'esclavage ont ralenti le progrès de l'homme ».

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Ce n'est pas la première fois que de lointains descendants d'esclaves envisagent de poursuivre de lointains descendants d'esclavagistes. Depuis des décennies, les demandes de réparations ont émergé d'Afrique, d'Amérique et des Caraïbes, sans succès jusqu'à présent ; cette nouvelle affaire semble donc d’ores et déjà condamnée à l’échec. Mais, on peut tout de même se montrer optimiste : la CARICOM a fait appel à Leigh Day & co – un cabinet d'avocats anglais réputé – pour assurer sa défense. Récemment, le cabinet s'est fait remarquer pour avoir réussi à faire payer à l’Angleterre des dommages et intérêts à un groupe de Kenyans. Ces derniers poursuivaient l'État britannique pour usage de la torture par des officiers coloniaux anglais dans les années 1950. Personne ne s'attendait à ce qu’ils gagnent. Suite à ce succès historique, la Grande-Bretagne, qui refusait jusqu'alors de coopérer, a officiellement présenté les premières excuses de son histoire pour ses crimes coloniaux, en juin dernier.

Mardi 10 décembre, VICE a reçu un court communiqué du porte-parole du ministère des Affaires étrangères anglais à propos de l'affaire de la CARICOM. Nous avons pu lire que « l'esclavage était et reste exécrable » et que le Royaume-Uni « le condamne sans réserve et est disposé à y mettre fin ». Néanmoins, ils ne voient pas « les réparations financières comme une solution ».

En juillet, lors d'une réunion à Trinidad, les représentants des 14 États membres de la CARICOM se sont mis d'accord pour entamer une bataille juridique contre les principaux bénéficiaires de l'esclavage. Dans une interview accordée à Associated Press, le Premier ministre de Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Ralph Gonsalves, a déclaré avec dédain : « S'excuser ne suffit pas. Nous voulons une compensation appropriée », ajoutant ensuite : « Regardez, les Allemands ont payé les juifs ! »

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Baldwin Spencer (avec la casquette FBI), Premier ministre d'Antigua-et-Barbuda (photo via)

À l’occasion de ce sommet, le Premier ministre d'Antigua-et-Barbuda, Baldwin Spencer, menait la danse : « Nous savons que notre combat pour le développement de nos ressources est à relier directement à l’incapacité historique de nos pays à accumuler les richesses générées par les efforts de nos peuples sous l’esclavage et le colonialisme », a-t-il expliqué. Ainsi, si compensation financière il y a, celle-ci ne serait pas reversée aux descendants directs des esclaves mais investies dans le développement des pays de la CARICOM. Il a aussi été décidé de la création d'un comité CARICOM spécialisé dans le dédommagement. Enfin, chaque État membre a promis la création de comités nationaux afin de « déterminer les conséquences du génocide causé par les Européens ».

En septembre, un sommet sur les indemnités à percevoir a été organisé par la CARICOM à Saint-Vincent. Dans la soirée, le chanteur Bunny Wailer s'y est d'ailleurs produit en concert. Les leaders caribéens ont discuté des conséquences de l'esclavage, défini les dates des prochaines rencontres, jeté les bases d’une proposition de loi visant à introduire l'histoire des compensations financières dans les programmes scolaires caribéens et décidé de la création de pages Facebook sur le sujet.

Mardi 10 décembre toujours, le comité des dédommagements organisait une conférence de presse devant une maigre foule à l'université des Antilles de Kingston, en Jamaïque. Les représentants ont identifié « certains aspects des Caraïbes » comme des conséquences directes de l’époque coloniale. Parmi ces « aspects » ont été listés les insuffisances du système de santé public, le bas niveau d'éducation, les « retards technologiques et scientifiques » et la « carence culturelle ».

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Ce n'est pas très compliqué de comprendre où la CARICOM veut en venir. L'avocat anglais Richard Steyn a expliqué que, pour rendre leur affaire juridiquement recevable, ils se devaient de constituer un dossier centré sur les conséquences négatives de l'esclavage, encore visibles aujourd'hui – et non sur la souffrance de leurs ancêtres esclaves. Dans le cas où la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas refuseraient de se repentir et de payer la note, la CARICOM a prévu d’adhérer à la Convention internationale sur l'élimination de toutes formes de discrimination raciale (la CERD), qui leur permettrait de soumettre leur problème à la Cour internationale de justice (CIJ). Les avocats de la CARICOM ont ainsi annoncé qu'un recours légal devant la CIJ – qui s'occupe de régler les différends entre les nations – pourrait avoir lieu début 2014.

La Grande-Bretagne va sûrement faire valoir qu'elle n'est pas responsable des fautes commises par ses anciens dirigeants colonialistes. Et que trop de temps a passé depuis les faits. Et que les Caraïbes ont déjà reçu des compensations financières sous forme d'aides au développement. Par ailleurs, la question des excuses sera sans doute un sujet épineux, tout simplement parce que des excuses officielles ouvrent la voie à des poursuites judiciaires : ainsi, quand les leaders occidentaux sont incités à se repentir, ils font preuve de modération et de retenue. En 2006, le Premier ministre d'alors, Tony Blair, a exprimé sa « profonde tristesse » quant au rôle de la Grande-Bretagne dans la traite des esclaves. Mais il n'a jamais dit : « Je suis désolé. »

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« Le marché aux esclaves » par Auguste François Biard (photo via)

En 2001, l'ONU a organisé une Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée à Durban, en Afrique du Sud. La question des compensations financières – pour la traite des esclaves, le colonialisme et les injustices postcoloniales – s'est vite posée. « Nous sommes venus à Durban pour nous libérer des injustices historiques commises contre l’humanité et qui ont revêtu la forme de l’esclavage et de la servitude », a déclaré Enoch Kavindele, ancien vice-président de Zambie.

Ces propos ont eu leurs détracteurs. Notamment l'ancien président du Sénégal, Abdoulaye Wade, qui a jugé « absurde » l'idée de réparations financières. Expliquant que si les descendants d'esclavagistes avaient à ouvrir leur porte-monnaie, lui aussi devrait le faire en raison des esclaves qu’avaient possédé ses propres ancêtres.

Une décennie plus tôt, c'est l'Afrique qui se chargeait de la question. L'Organisation de l'unité africaine (depuis remplacée par l'Union africaine) s'est réunie au Nigéria en 1992. Là, le dossier a été confié au « Groupe d'éminentes personnalités » – un groupe de douze personnes de pouvoir qui avait pour mission de percevoir des réparations financières. Le président du groupe, l’homme d’affaires nigérian Bashorun MKO Abiola, a évoqué une conversation qu'il avait eue avec un entrepreneur juif à propos de l'Holocauste. Un an plus tard, une « Conférence panafricaine sur les dédommagements pour l'esclavagisme » était organisée à Abuja. Mais, leurs efforts pour « assurer un transfert de capitaux et une annulation de la dette » ont capoté.

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Une action unifiée aux Caraïbes a mis longtemps à s'organiser, même si les racines du mouvement remontent à plusieurs décennies. Le premier ministre Gonsalves a déclaré que la CARICOM tirait son inspiration des demandes de compensations lancées par les Amérindiens, les Maoris d'Australie et les Juifs d'Europe. Quant aux Rastafaris, ils étaient les premiers avocats du droit aux réparations et se battent désormais pour pouvoir participer aux sommets de la CARICOM. Lors de la conférence de presse de mardi dernier, un porte-parole du mouvement Initiative Jeune Rastafari a pris le micro et s’est lancé dans une violente diatribe contre les « expériences scientifiques occidentales diaboliques » et les « voyages sur la Lune » financés par « l'argent des compensations financières ».

Le président américain Obama, lors d'une rencontre avec la CARICOM (photo via)

Il est vrai que cette campagne diffère des précédentes : plus judicieuse dans la forme, plus tempérée dans le fond, elle est aussi défendue par une excellente équipe juridique. Mais, comme en Afrique, les efforts caribéens passés n'ont pas mené très loin. En 2003, le président haïtien Jean Bertrand Aristide annonçait que la France était redevable des 90 millions de francs (15,5 milliards d'euros aux taux d'aujourd'hui) dépensés par Haïti pour son indépendance, à la fin de l'époque coloniale. Le président français a balayé ces exigences du revers de la main. Et ça a été la même chose avec les autres dirigeants des pays occidentaux – notamment les États-Unis, quand Obama a annoncé qu'il ne soutenait pas les demandes de réparations financières lancées par les descendants d'esclaves.

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Les critiques jugent – au mieux – futile la campagne de la CARICOM. Ils soulignent avec justesse que, dans la plupart des cas d'indemnités financières, les victimes sont en vie. Quand j'ai interrogé le docteur Howard Hassmann sur le sujet, il m'a répondu qu'il leur souhaitait « bon courage ». Pour lui, « leur affaire ne mènera à rien ». Il a expliqué qu'on ne peut pas « juger des actes qui ont eu lieu aux XVIIe, XVIIIe et début XIXe siècles avec des lois promulguées au XIXe siècle ».

Certaines questions restent en suspens : comment la CARICOM compte calculer les bénéfices tirés par l'Europe grâce au trafic d'esclaves, et combien les Caraïbes ont perdu. Leurs avocats ont annoncé leur intention d'obtenir « des données qualitatives et quantitatives solides et fiables » à ce sujet. Mais, si jamais cette étude se fait, cela serait un vrai travail de Sisyphe.

Dernièrement, des conflits internes ont éclaté. Les Bahamas par exemple, par l'intermédiaire de leur ministre des Affaires étrangères, ont ouvertement critiqué la CARICOM. Dans une déclaration d'octobre dernier, le ministre annonçait que la population se devait de tirer des leçons de son passé, et non d'entamer, à nouveau, « un processus long et farfelu ». En juillet, un groupe appelé la « Coalition pour les réparations panafricaine » (PARCOE) a écrit une lettre à la CARICOM. Dans cette lettre, ils déplorent l'approche adoptée par la coalition. La PARCOE a accusé aussi la CARICOM de ne pas réussir à mobiliser ses citoyens et sa diaspora dans cette demande de réparations – en plus de reprocher aux avocats de Leigh Day « d’orchestrer une belle escroquerie impérialiste » et de demander à ce que des avocats noirs et caribéens reprennent le dossier.

Quand j'en ai parlé avec Esther Stanford, de la PARCOE du Royaume-Uni, elle m'a expliqué que cette demande de réparations était « plus une bataille idéologique qu'une volonté d’obtenir de l’argent ». Elle a aussi accusé les gouvernements concernés de ne pas travailler avec des associations civiles et de ne pas chercher à obtenir des « réparations de conscience ». Stanford est une avocate et une activiste des réparations. Elle termine actuellement un doctorat sur l'histoire du mouvement de demandes d'indemnités. Elle a estimé que les efforts de la CARICOM étaient « beaucoup trop limités et flous ».

Désormais, les avocats de CARICOM essayent de faire oublier ce qu'ils espéraient au départ. Dans une brève note sur les « mécanismes juridiques en matière de réparation de l'esclavage », ils ont fait remarquer que même en cas d'échec de leur combat, leurs efforts généreraient tout de même « un grand intérêt public en une courte période de temps », fournissant ainsi « de quoi trouver une résolution politique de la question ». En d'autres termes, les efforts des avocats pourraient se transformer en quelque sorte en monnaie d'échange.

Interrogé sur la possibilité de nouvelles mesures internationales concernant les réparations, l'avocat Martyn Day a soupiré : « Quand nous avons commencé à travailler sur l'affaire Mau Mau, personne ne croyait en nous. Mais, regardez où cela nous a menés… Ceci est la première étape d'un long chemin. » Il croit en une « solution à l'amiable » du problème et espère que ses clients et les nations européennes auxquelles ils demandent de l'argent y parviendront.

Suivez Katie sur Twitter : @katieengelhart