Rêvasser est une de mes spécialités – mes bulletins scolaires peuvent le prouver. Je me perds une quinzaine de fois par jour dans mes pensées et m’enfonce dans des situations fantasmées dans lesquelles je me laisse (inconsciemment) emporter. C’est surnaturel. Céleste. Jusqu'au moment où une porte claque ou que mon propre rire me catapulte vers la réalité. Mais j'ai récemment entendu à la radio que pour certaines personnes, les pensées restaient noires quand elles fermaient les yeux.
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On considère notre imagination comme naturellement acquise, à tel point qu'il nous est presque impossible d'imaginer la vie sans elle. On pense avec notre imagination, on rêve avec, on fantasme avec. On va aussi au cinéma avec, pour en revenir déçu·es si le personnage sur grand écran n’arrive pas à la cheville de celui que notre cerveau avait créé. Et avant de s'endormir, c’est notre imagination peut nous tenir éveillé·es pendant des heures avec des souvenirs (si on a de la chance) ou des images non sollicitées de détails repérés plus tôt dans la journée – comme cette flaque de quiche dégueulasse à l'abribus ou la sonnette de vélo violette de votre voisin du dessus. Alors comment se fait-il que certaines personnes n'aient aucune capacité de représentation mentale visuelle ? Qu'en est-il de leurs rêves ? Et les rêves éveillés ? Ou encore les visages – celui de leur tante préférée ou même de la personne qui vient de les larguer ? J’ai parlé avec le Docteur Steven Laureys, neurologue au Québec et au CHU de Liège – mondialement reconnu pour ses travaux sur le fonctionnement de notre cerveau et de la conscience humaine –, mais aussi avec Flore Van Dorpe (26 ans), artiste make-up, et Marthe Vroegop (30 ans), photographe et artiste visuelle, qui ont toutes deux appris il y a quelque temps qu'elles étaient « aveugles du cerveau ».
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C’est quoi au juste, l’aphantasie ?
« Certaines personnes sont dans l’impossibilité de se souvenir, et c'est ça l’aphantasie. Ça devient évident dès le moment où vous leur en parlez. Les gens atteints d’aphantasie disent : "Ah tiens, je pensais que c'était pareil pour tout le monde, mais en fait vous avez beaucoup plus d'imagination visuelle que moi”. », explique le Dr. Laureys. Marthe a découvert il y a environ trois ans qu'elle était aphantasique en regardant une vidéo sur YouTube. « La vidéo expliquait que certaines personnes peuvent imaginer des images très détaillées, tandis que d'autres ne voient rien du tout. J'ai toujours supposé que la "pensée par l'image" signifiait quelque chose de moins littéral que ça ; je ne savais pas que des gens pouvaient littéralement penser à des images. »Flore a découvert que les autres pouvaient penser en images alors qu'elle écoutait la radio. Dans l’émission, qui parlait de livres, plusieurs questions étaient posées à des personnes aphantasiques et des spécialistes, du style « Vous êtes capable d’imaginer les personnages ? » ou « Vous pouvez décrire à quoi ressemble le personnage principal ? ». « Je n'ai rien su voir du tout, dit Flore. Pendant l'émission, je me disais : "OK, d'autres personnes peuvent voir ça, donc je suppose que je fais partie des cas particuliers ?” J’ai pu mettre un mot sur d’autres situations que j’avais vécues. Par exemple, quand j’étais plus jeune, on devait parfois méditer en cours de religion. Il fallait s'imaginer qu'on marchait dans une forêt, et je trouvais ça totalement absurde. Mais les autres élèves voyaient vraiment une forêt. »« Je ne savais pas que des gens pouvaient littéralement penser à des images. » – Marthe
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Marthe ne voit donc pas d'images sur sa rétine, mais elle sait plus ou moins à quoi ressemblent les choses. « Par exemple, je sais à quoi ressemble mon copain, que j'ai vu cet après-midi, dit-elle. Mais si je ne l’ai pas en face de moi, cette image reste floue. Je le décrirais comme une sorte de mélange trouble de concepts : cheveux foncés, yeux verts, 1 mètre 85. Tu le sais, mais ça ne suffit pas pour produire une image. »« Je décrirais l’image que j’ai de mon copain comme une sorte de mélange trouble de concepts : cheveux foncés, yeux verts, 1 mètre 85. Tu le sais, mais ça ne suffit pas pour produire une image. » – Marthe
Un large spectre
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Toujours selon Laureys, il n'est pas facile de savoir si on naît aphantasique. « Il y a une composante génétique, ça peut se transmettre. Comparez ça à une sorte de trait de caractère ou de talent », dit-il. En même temps, c’est un peu l’histoire de la poule et de l'œuf. Par exemple, les personnes qui se situent à l'extrémité hyperphantasique du spectre peuvent se sentir plus attirées par certaines études ou professions, mais c'est aussi parce qu'elles choisissent ces études et ces professions qu'elles s'y développent davantage et deviennent meilleures.« Beaucoup de personnes aphantasiques peuvent rêver. Donc à un niveau subconscient, elles ont de l'imagination. » – Steven Laureys
Des rêves aveugles
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Marthe, elle aussi, se retrouve de temps en temps au pays des rêves, mais ces rêves ne sont pas très détaillés : « Je me souviens pas après coup de ce que j'ai rêvé. C'est plutôt que je sais où je suis dans mon rêve et qui ou quoi s'y trouve. Je sais pas si je vois vraiment des images dans mes rêves. Je pense que oui, mais parfois je sais pas si c’est des images ou juste des concepts. »
Selon Laureys, environ 2 à 5% de la population mondiale n'est pas capable d'imaginer des choses. La représentativité de ce chiffre n'est pas tout à fait claire vu que même pour les spécialistes les plus expérimenté·es, il n'est pas facile de mesurer quelque chose d'aussi subjectif et personnel que notre imagination en des termes scientifiques – ce qui est logique, puisque vous êtes évidemment la seule personne à pouvoir expliquer (ou au moins essayer) comment vous pensez ou vivez certaines perceptions et émotions. Les scientifiques qui s’aventurent dans le sujet, dont notamment Laureys, utilisent diverses échelles et instruments de mesure. « Des outils utiles, dit-il. Mais comme notre conscience comporte de nombreux aspects, la recherche dans ce domaine reste toujours quelque peu réductrice. Par exemple, on observe certaines corrélations : que les personnes atteintes d'aphantasie sont par exemple plus susceptibles d'être des scientifiques et que les personnes atteintes d'hyperphantasie sont plus susceptibles de choisir des professions créatives. » Laureys fait ici référence à l'étude de Zeman et de son équipe, laquelle expliquait que 20% des personnes ayant peu ou pas d'imagination visuelle choisissent de faire carrière dans les mathématiques, l'informatique ou les sciences, tandis qu'un quart des personnes situées à l'autre extrémité du spectre, les hyperphantasiques, choisissent des emplois dans des secteurs créatifs comme l'art, le divertissement ou le design. Zeman nuance toutefois ces conclusions et souligne que « les gens ne devraient pas se limiter à la capacité visuelle de l'esprit ».« Il n'est pas évident d’étudier des faits concrets et scientifiques lorsqu'il s'agit d'un sujet de recherche aussi hyper-personnel et subjectif que notre imagination. » – Steven Laureys
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« Comme je l'ai dit, il n'est pas évident d’étudier des faits concrets et scientifiques quand il s'agit de quelque chose d'aussi personnel et subjectif que notre imagination, poursuit Laureys. Il faut déjà réussir à définir ce qu’est l’aphantasie ou l'imagination. On peut parler de professions artistiques ou de créatives, mais la créativité peut être définie à de nombreux niveaux différents. Vous travaillez dans la musique ? Le visuel ? Vous écrivez des romans ? L'aphantasie concerne principalement la composante visuelle. Mais là encore, ce n'est pas parce que vous n'avez pas d'imagination visuelle que vous ne pouvez pas être un·e grand·e artiste visuel·le. »Glen Keane l'a par exemple prouvé quand il a créé Ariel la petite sirène avec son crayon, sans aucune capacité d’imagerie visuelle. Il y a aussi Ed Catmull, aphantasique lui-aussi, cofondateur de Pixar et ancien président des studios d'animation Walt Disney. Catmull a travaillé sur Star Trek II, Toy Story, Finding Nemo, WALL-E, Up, Frozen, etc. Il a aussi reçu un Oscar pour avoir développé Pixar RenderMan, un logiciel de rendu 3D. Sans pouvoir voir les choses quand il ferme les yeux. Juste pour dire, ne paniquez pas si vous ne pouvez pas imaginer une table rose dans votre tête – vous pouvez toujours gagner un Oscar.
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En tant qu'artiste visuelle et photographe, Marthe essaie de réduire les effets de son aphantasie au minimum, mais c'est pas toujours simple. « C’est difficile de penser à une image à l'avance, dit-elle. J'ai besoin de matériel tangible, alors j'essaie de faire beaucoup de croquis. C'est aussi la raison pour laquelle je dessine et peins principalement des portraits ; j'ai toujours une référence sur laquelle m'appuyer. J’adore capturer des choses, mais parfois je trouve aussi tout ça un peu dommage ; comme si c'était un peu plus difficile pour moi de faire marcher ma créativité. »Flore dit qu'elle n'a pas nécessairement l'impression de manquer quelque chose, parce qu’elle ne sait juste pas comment les choses pourraient en être autrement. « Mais ce qui m'ennuie parfois, c'est que j'oublie très vite. Par exemple, je me suis mariée le week-end dernier et je me souviens que de très peu de choses à ce sujet. Je me souviens pas à quoi ressemblait la salle, ni des vêtements que portaient les gens. Et aussi, ma mère est décédée il y a peu. Le fait que je n’arrive plus à imaginer à quoi elle ressemblait m’agace profondément. Bien sûr, il y a les photos pour combler ce vide, mais c'est pas la même chose. »Cela dit, Marthe et Flore disent toutes deux qu'elles ne vivent pas nécessairement ce manque d'images dans leur tête comme un « fardeau ». Selon cette recherche, ça s'explique en partie par le fait que l’aphantasie fait appel à notre mémoire et à nos connaissances acquises pour des tâches dans lesquelles la plupart des gens utilisent leur imagerie mentale. « Notre cerveau est plastique, ajoute le Dr. Laureys. Vous utiliserez donc certaines astuces pour compenser un peu ce manque d'imagination. La plupart des aphatasiques réussissent parfaitement à l'école ou au travail. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’on est tou·tes différent·es dans notre façon d'appréhender le monde, et ce n'est pas une raison pour paniquer ou penser que vous êtes une personne anormale. »« Et puis les images négatives, qu'elles proviennent de films ou de la vie réelle, ne restent pas en tête. Et c’est très bien comme ça. », conclut Marthe. Vous avez des doutes ? Faites ce test. Et si vous voulez aider la recherche du Dr. Laureys, vous pouvez remplir ce questionnaire (de manière anonyme). VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.« Ma mère est décédée il y a peu. Le fait que je n’arrive plus à imaginer à quoi elle ressemblait m’agace profondément. » - Flore
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