Ils envoient des ballons pleins de choses interdites en Corée du Nord
Claire Ward

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VICE News

Ils envoient des ballons pleins de choses interdites en Corée du Nord

Rencontre avec des militants qui se battent pour « une Corée du Nord libre ».

Park Sang-Hak est un transfuge de Corée du Nord au physique sec et à l'humeur agitée. Il foule la neige en gesticulant et en hurlant. Derrière lui, un groupe de femmes - sa vieille mère comprise - s'affaire à l'arrière d'un camion militaire déclassé. Elle décharge sur le sol gelé de lourds sacs en plastique pleins à craquer. Après quelques minutes de pagaille, le camion est vidé, révélant une autre cargaison : une rangée bien ordonnée de bonbonnes orange contenant de l'hydrogène et un fatras de tuyaux en plastique transparent.

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On est sur le point de faire parvenir une nouvelle cargaison aux citoyens du royaume ermite : de l'argent, des informations, des petites choses pour améliorer le quotidien, et des clés USB contenant des films hollywoodiens pas fous, mais qui rendent dingue Kim Jong-un.

Park et ses camarades sont des membres de la FFNK, les « Combattants pour une Corée du Nord libre ». On se trouve dans une petite clairière, au nord de la ville de Paju, à quelques kilomètres du pays dans lequel Park est né. Là où nous sommes, les deux Corées ne sont séparées que par le lit de la rivière Imjin surveillé par la garde militaire rapprochée de Kim Jong-un, ici déployée en nombre. Si on ne sait pas que Park est sur le point d'envoyer du matériel interdit en Corée du Nord à l'aide d'un ballon gonflé à l'hydrogène, on peut se dire qu'il s'agit juste d'un type qui s'est arrêté sur le bord d'une autoroute pour jeter des poubelles en douce.

Les ballons de Park, d'après ce que nous en disent ses comparses, doivent transporter des clés USB, des tracts de propagande, et des copies de The Interview, la comédie controversée sur le totalitarisme nord-coréen, de et avec Seth Rogen. Mais quelque chose ne va pas. Park pousse des grognements encore plus sourds que d'habitude, les sacs sont à nouveau chargés sur le camion dans l'urgence. Le véhicule s'enfonce à toute vitesse dans l'obscurité de l' autoroute.

Je me mets à crier : « Henry, qu'est ce que c'est que ce bordel ? »

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Henry Song est un militant américano-coréen, très cordial. Il m'explique que notre petit groupe a « oublié une bannière » qui doit être accrochée à l'un des cinq ballons. Dessus il y a le nom de la fondation pour les droits l'homme qui soutient le projet, une association à but non lucratif américaine. « Ça dit aussi un truc sur The Interview. »

En fait, c'est pas du tout ça. Park et ses seconds du FFNK n'ont pas oublié la bannière, qui, si les cieux sont cléments, flottera bientôt au-dessus de la Corée du Nord. La bannière était prête. Les sacs étaient prêts. L'Hydrogène était là. Non, ce qu'ils ont oublié ce sont les ballons. Et il faudra attendre deux heures avant que l'on puisse mettre la main dessus.

La grosse colère de Park mue en excuses. Il avoue à l'assemblée composée de militants, de nerds technos et d'une poignée de journalistes « que même le singe tombe de l'arbre de temps en temps ». Oui, le proverbe à l'air de fonctionner bien mieux en Coréen.

Un homme tient un ballon transportant des tracts sur un site de lancement clandestin, non loin de la frontière avec la Corée du Nord.

Il est dix heures d'une nuit de lundi, mordante de froid. Et on attend. On attend dans un bus au chômage technique. On se fait passer une bouteille de mauvais Soju qu'on descend efficacement. On me dit, de source sure, que cette marque coûte « moins cher qu'une bouteille d'eau » et que le goût est à mi-chemin entre le White Spirit et des acides gastriques qu'on aurait distillés. Pendant ces deux heures d'attente, on est restés au chaud, un peu bourrés, nourris d'une ration de biscuits au chocolat, des « Binch ». Je ne me plains pas. À quelques kilomètres au nord de là, de l'autre côté de la frontière, dans un pays marqué par les coupures d'électricité (quand il y a de l'électricité), là où l'on a toujours faim, il n'y a rien pour adoucir la brutalité de l'hiver Coréen.

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On attend. Park déroule la bannière qui courra derrière un des ballons. C'est une affiche détournée de The Interview. On y voit Kim, l'air renfrogné, qui avoue qu'il a « peur du jugement du peuple ». Une autre phrase se moque des grosses ficelles de la rhétorique propagandiste du régime nord-coréen : « Le grand leader est une blague pour le monde entier. » Mais c'est un autre passage qui retient l'attention, une prédiction qui est plus dans la ligne provocatrice dont je sais Park capable : « Kim sera assassiné. »

Pas si Kim arrive à atteindre Park le premier. La réputation d'un Park qui se la raconte et qui cherche la bagarre agace certains en Corée du Sud. Les critiques lui opposent le fait que ses ballons seraient inutilement agressifs et qu'ils ne serviraient à rien. Aux yeux de ses ennemis du Nord, Park est de fait un nuisible irritant. Mais pour ce qui est de l'effet de ses ballons, il faut noter tout de même que le régime nord-coréen considère Park comme une « cible prioritaire ». Et effectivement, en 2010 la Corée du Sud a arrêté et condamné un agent secret nord-coréen, venu à Séoul - en se faisant passer pour un transfuge - pour assassiner Park.

On pense au meurtre en 1978, en pleine guerre froide, du transfuge bulgare Georgi Markov. Dans le même genre, l'assassin raté a été arrêté alors qu'il allait rencontrer Park. Sur lui on a trouvé plusieurs aiguilles empoisonnées, l'une d'elles était dissimulée dans un stylo à bille.

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Ce revers n'a pas sapé l'enthousiasme avec lequel Pyongyang menace ses ennemis. Depuis l'arrestation de celui qui projetait d'assassiner Park, le régime de Kim a lancé des menaces à répétition, promettant en un mot de faire brûler le Sud dans les flammes de l'enfer, en réaction aux « trahisons » de « déchets humains » comme Park. Il a aussi annoncé « l'élimination physique » de ce matériel contrerévolutionnaire flottant au gré du vent en direction du Nord.

Les ballons sont lancés non loin de la frontière nord-coréenne. L'un d'eux contient un GPS surveillé par la Human Rights Foundation.

Et les ballons arrivent enfin. Les bonbonnes d'hydrogène sont préparées.

« Si quelqu'un est en train de fumer, qu'il cesse tout de suite, » prévient un membre de la Human Rights Foundation.

Avec sa mèche rose, Todd Huffman est un américain qu'un jurerait sorti de la Silicon Valley. Il a rejoint la Human Rights Foundation pour apporter des conseils techniques pour rendre les lancements de Park plus efficaces. Il est accroupi au-dessus d'un dispositif GPD qu'il attache à un ballon avec du chatterton. « J'en ai eu pour 150 dollars, » dit-il. Huffman prévoit de collecter les informations émises par le système. Rien n'est moins sûr : on pourrait perdre le signal lors de l'ascension, parce que le grand froid a pour habitude de vider les piles.

Dans un rugissement assourdissant, l'hydrogène emplit les 5 ballons en forme de préservatifs géants de 10 mètres de haut. Les sacs et les ballons sont attachés. On pousse quelques slogans appelant à la libération du pays, et à la mort de son chef. Et puis les ballons sont relâchés. Ils montent rapidement dans les airs et disparaissent dans l'obscurité.

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Il n'y a pas de médias sud-coréens sur le site. VICE News est le seul qui a eu le droit de prendre des photos. C'est que ce lancement marque une nouvelle étape dans la stratégie de la FFNK. Ses chefs ont décidé d'abandonner leurs grands raouts médiatiques en pleine journée qui étaient très critiqués et se soldaient souvent par des affrontements avec la police. Ils préfèrent désormais les opérations plus clandestines, nocturnes. En 2011 le New York Times avait fait remarquer que PArk choisissait ses zones de lancement en fonction de leurs potentiels en termes de communication, ce qui avait don d'agacer les personnes vivant à côté de la frontière et d'autres groupes de transfuges. Le FFNK assure que ce ne sera plus le cas.

Une transfuge tient un ballon qui est rempli d'Hydrogène.

Park est moins intéressé par la publicité autour de ses actions ces derniers temps. Il est, après tout, l'un des transfuges les plus connus. Reste qu'il sait encore comment se servir des médias. Le lendemain du lancement, Park et la Human Rights Foundation ont tenu une conférence de presse ubuesque devant le Mémorial de la guerre de Corée de Séoul. Ils ont annoncé que, à l'insu de ceux qui étaient là pendant le lancement, les ballons ne transportaient que des tracts de propagande, et des devises américaines. Il n'y avait pas de copies de The Interview.

Du coup, je pose des questions autour de moi. Des collaborateurs de Park me disent qu'il cède aux autorités sud-coréennes qui lui ont demandé qu'il ne mette pas de copies du film dans la dernière cargaison. Park a accepté - enfin à peu près. Il a menacé de le faire si le Nord ne se remettait pas à discuter avec le Sud. James Franco et Seth Rogen sont devenus des armes de dissuasion.

J'ai demandé à un militant américain pourquoi on nous avait dit que The Interview ferait partie du voyage. Il a haussé les épaules, disant que Park avait décidé de laisser tomber pour cette fois à la dernière minute, en se disant que le film pourrait être utilisé comme point de négociation pour faire pression sur la Corée du Nord.

Le lendemain matin, au petit déjeuner. Huffman me montre le trajet dessiné par le relevé GPS du ballon équipé de son système. Il a atterri non loin de son point de départ, en Corée du Sud. ON ne sait pas où sont les 4 autres, s'ils ont pu arriver au Nord.

Park prépare son prochain lancement. Et si le gouvernement de Pyongyang ne satisfait pas ses demandes, il est possible que quelques Coréens aient prochainement droit à une projection de The Interview.

Suivez Michael Moynihan sur Twitter : @mcmoynihan