Inmates in one of the Hasakah Central Prison's cells, where up to 200 prisoners are held in a room. The prisoners are kept in overcrowded cells in poor living conditions
SYRIE : HASAKAH. NOVEMBRE 2019. DES DÉTENUS DANS L’UNE DES CELLULES SURPEUPLÉES DE LA PRISON CENTRALE DE HASAKAH, OÙ SONT ENFERMÉS JUSQU’À 200 PRISONNIERS DANS DE MAUVAISES CONDITIONS DE VIE. TOUTES LES PHOTOS : LORENZO MELONI
Culture

L’ascension et la chute de l'État islamique en photos

Dans son nouveau livre, Lorenzo Meloni explore les origines postcoloniales de Daesh son ascension terrifiante et son effondrement brutal.

Le photographe italien Lorenzo Meloni n’était encore qu’un étudiant d’une vingtaine d’années travaillant à temps plein dans le domaine de la sécurité informatique lorsqu’il s’est retrouvé à photographier une manifestation au Yémen en 2010. Une révolte violemment réprimée par les forces gouvernementales qui marquera le début de sa carrière en tant que photographe professionnel. Très vite, l’objectif de Lorenzo se déplace pour couvrir les conséquences de la chute de Kadhafi en Libye, la guerre en Syrie ou la lutte des Kurdes au Rojava.

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Ces divers sujets étaient au départ reliés par l’intérêt qu’il porte aux retombées postcoloniales de l’accord Sykes-Picot, des négociations secrètes entre la France et la Grande-Bretagne qui aboutissent en 1916 au partage du vaste territoire de l’Empire ottoman. Ce n’est qu’à la naissance de l’État islamique que ses domaines de travail disparates ont fusionné en un projet étalé sur dix ans, maintenant présenté dans son nouveau livre, We Don’t Say Goodbye.

Il évoque ici le rôle joué par l’État islamique dans son approche, sa collection obsessionnelle d’objets du califat et l’idée de fragmentation qui traverse son œuvre. 

VICE : Quel genre de photos prenais-tu avant que n’émerge ce projet de livre ?
Lorenzo Meloni
: J’avais un job à temps plein, donc je ne pouvais me consacrer à la photo que pendant mon temps libre. Du coup, je photographiais surtout mes amis. On allait en rave, ce genre de choses.

Comment es-tu passé des teufs à ce travail sur les conflits ?
J’ai commencé à documenter des récits plus complets pendant mes vacances. L’une des premières fois, c’était au Yémen en 2010. J’y étais allé avec l’idée de réaliser un reportage photo-journalistique complexe sur la crise de l’eau. Pendant mon séjour, je me suis accidentellement retrouvé au cœur d’un conflit.

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LIBYE : DÉSERT D’AL-HAMADA. DÉCEMBRE 2015. UN MEMBRE DE LA TROISIÈME FORCE PATROUILLE DANS LE DÉSERT ENTOURANT L’INSTALLATION PÉTROLIÈRE D’AL-SHARARA. OPÉRANT SOUS L’ÉGIDE DU GOUVERNEMENT BASÉ À TRIPOLI, LA TROISIÈME FORCE POSSÈDE DES MANDATS DE SÉCURITÉ DANS CERTAINES PARTIES DU SUD DE LA LIBYE.

LIBYE : DÉSERT D’AL-HAMADA. DÉCEMBRE 2015. UN MEMBRE DE LA TROISIÈME FORCE PATROUILLE DANS LE DÉSERT ENTOURANT L’INSTALLATION PÉTROLIÈRE D’AL-SHARARA. OPÉRANT SOUS L’ÉGIDE DU GOUVERNEMENT BASÉ À TRIPOLI, LA TROISIÈME FORCE POSSÈDE DES MANDATS DE SÉCURITÉ DANS CERTAINES PARTIES DU SUD DE LA LIBYE.

Il y avait une grande manifestation à Aden. L’armée est arrivée et a tiré sur les civils. Je n’ai pas pu prendre de photos décentes, et mon flash a failli me faire tuer, les gens étaient super énervés. J’ai pris très peu de photos, mais beaucoup de personnes sont mortes cette nuit-là.

J’étais encore au Yémen quand j’ai commencé à envoyer les images à la presse. Je n’ai reçu aucune réponse, ce que j’ai trouvé incroyable — pour moi, c’était un sujet qui méritait la une, mais il n’a pas été couvert.

Puis en 2011, le printemps arabe a commencé, d’abord en Égypte et en Libye, mais aussi au Yémen. Il n’y avait personne sur place pour prendre des images. J’ai alors été contacté par l’équipe de TIME, qui voulait publier les photos de la manifestation précédente.

Ce Noël-là, j’ai décidé de prendre mes « vacances » en Libye, où la guerre venait de se terminer. J’y ai passé un peu plus d’un mois, documentant ce que je voyais. Une agence italienne a désiré distribuer mon travail et je me suis dit : « OK, peut-être que je peux vraiment être photographe ». J’ai déménagé au Liban pour pouvoir prendre des photos à plein temps et je n’ai jamais arrêté.

SYRIE, DEIR EZ-ZOR. FÉVRIER 2019. LEONORA, 19 ANS, ORIGINAIRE D’ALLEMAGNE, À LA SORTIE DE BAGHOUZ, OÙ ELLE A ÉTÉ REMISE AUX FORCES DÉMOCRATIQUES SYRIENNES (SDF) PAR LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT AMÉRICAINS APRÈS AVOIR ÉTÉ INTERROGÉE. ELLE A REJOINT L’ÉTAT ISLAMIQUE À L’ GE DE 15 ANS ET A ÉPOUSÉ MARTIN LEMKE, UN MEMBRE DE L’AMNIYAT (SERVICES DE RENSEIGNEMENTS) DE L’ÉTAT ISLAMIQUE. LEMKE A ÉGALEMENT ÉTÉ EMMENÉ POUR ÊTRE INTERROGÉ PAR LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT AMÉRICAINS, MAIS N’A PAS ÉTÉ REL CHÉ.

SYRIE, DEIR EZ-ZOR. FÉVRIER 2019. LEONORA, 19 ANS, ORIGINAIRE D’ALLEMAGNE, À LA SORTIE DE BAGHOUZ, OÙ ELLE A ÉTÉ REMISE AUX FORCES DÉMOCRATIQUES SYRIENNES (SDF) PAR LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT AMÉRICAINS APRÈS AVOIR ÉTÉ INTERROGÉE. ELLE A REJOINT L’ÉTAT ISLAMIQUE À L’ GE DE 15 ANS ET A ÉPOUSÉ MARTIN LEMKE, UN MEMBRE DE L’AMNIYAT (SERVICES DE RENSEIGNEMENTS) DE L’ÉTAT ISLAMIQUE. LEMKE A ÉGALEMENT ÉTÉ EMMENÉ POUR ÊTRE INTERROGÉ PAR LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT AMÉRICAINS, MAIS N’A PAS ÉTÉ REL CHÉ.

Quand est-ce qu’un projet à la base plein d’espoir sur l’ère post-printemps arabe s’est-il transformé en quelque chose de plus sombre ?
J’ai commencé à avoir des doutes dès le premier jour de mon arrivée en Libye. J’avais lu tout ce que je pouvais sur la révolution, principalement dans la presse européenne. Tout le monde écrivait sur les rebelles Libyens : ces jeunes qui se battaient pour la liberté. C’était une vision un peu idéalisée. Au début, un type m’a dit : « Avant, on se battait contre Kadhafi. Maintenant, quiconque possède une arme est un Kadhafi — il a le droit de vie et de mort sur vous. »

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Il y avait un village appelé Tawergha près de Misrata, dont les habitants avaient combattu pour Kadhafi. Les habitants de Misrata, pour se venger, ont pillé l’entièreté du village voisin et brûlé les maisons. Pendant un mois, ils sont retournés foutre le feu à des endroits déjà cramés, uniquement pour que les gens puissent voir la fumée. C’étaient les héros, les combattants de la liberté. Assister à la mécanique infernale du conflit, les gagnants qui se vengent sur les perdants, ça m’a rapidement rendu pessimiste.

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Comment le projet a-t-il peu à peu pris de l’ampleur ?
Parallèlement à mon travail en Libye, j’avais commencé à prendre des photos le long de la frontière entre le Liban et la Syrie. Je suis ensuite allé à Alep pour couvrir les combats qui s’y déroulaient. J’ai quitté la ville le lendemain du jour où je me suis retrouvé à prendre une photo au coin d’une rue avec l’objectif d’un autre photographe qui cognait contre ma tête. J’ai décidé d’aller voir ce qui se passait du côté des Kurdes, qui avaient commencé à se battre contre une faction extrême de l’Armée syrienne libre (ASL), liée à Al-Qaida

Dans cette région, les frontières possèdent une histoire intéressante. Elles sont le résultat d’un accord colonial entre les Britanniques et les Français, l’accord Sykes-Picot, et sont devenues des points de rencontre et d’affrontement entre religions et ethnies. Je cherchais une histoire complexe qui me donnerait la liberté de prendre des photos autres que des images de personnes tirant à la kalachnikov.

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Je savais que je voulais créer un récit autour de ces frontières, de la notion de postcolonialisme et des suites de Sykes-Picot. Mais étant donné la complexité du sujet et les difficultés à le définir visuellement, je ne savais pas exactement comment tout relier dans un projet unique qui tiendrait la route.

SYRIE, PALMYRE. AVRIL 2016. APRÈS AVOIR REPRIS LES VILLES ANTIQUE ET MODERNE DE PALMYRE QUELQUES JOURS PLUS TÔT, DES SOLDATS VICTORIEUX DE L’ARMÉE ARABE SYRIENNE GRIMPENT SUR LES DÉCOMBRES. UN MORCEAU DE PORTIQUE EST TOUT CE QU’IL RESTE DU TEMPLE DE BEL DE L’ANCIENNE PALMYRE APRÈS QU’IL AIT ÉTÉ DÉTRUIT PAR L’ÉTAT ISLAMIQUE.

SYRIE, PALMYRE. AVRIL 2016. APRÈS AVOIR REPRIS LES VILLES ANTIQUE ET MODERNE DE PALMYRE QUELQUES JOURS PLUS TÔT, DES SOLDATS VICTORIEUX DE L’ARMÉE ARABE SYRIENNE GRIMPENT SUR LES DÉCOMBRES. UN MORCEAU DE PORTIQUE EST TOUT CE QU’IL RESTE DU TEMPLE DE BEL DE L’ANCIENNE PALMYRE APRÈS QU’IL AIT ÉTÉ DÉTRUIT PAR L’ÉTAT ISLAMIQUE.

Quel a été l’élément déclencheur ?
En 2014, Baghdadi [le chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi] a annoncé la naissance de l’État islamique. L’une des toutes premières choses qu’ils ont faites, c’était une vidéo de propagande où ils roulaient sur la frontière entre la Syrie et l’Irak, détruisant les symboles de la frontière. Ils ont affirmé que cette frontière n’existait pas, qu’elle n’était qu’une conséquence du colonialisme, et ont ainsi proclamé le califat.

Je cherchais un fil conducteur pour mon travail, et puis ce truc est arrivé. Égoïstement, et sans savoir ce qui allait se passer ensuite, j’étais presque reconnaissant de cette proclamation. L’État islamique reliait en quelque sorte toutes les histoires sur lesquelles je travaillais déjà.

Le livre comprend des photos de tracts de l’État islamique, d’objets et d’équipements divers. Pourquoi était-ce important pour toi de montrer tout ça ?
J’entrais dans des endroits où l’EI avait été présent et la plupart du temps, le groupe armé avec lequel j’étais détruisait tout ce qu’ils avaient laissé derrière eux. Pour moi, l’EI était une sorte d’obsession, je voulais tout savoir sur ces gens, pourquoi ils faisaient ce qu’ils faisaient. Je cherchais des choses. Il fallait être très prudent, car beaucoup de trucs étaient minés, mais j’ai commencé cette collection. Ce qui se passait sous mes yeux était historique. Brûler toutes ces preuves était une honte.

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Dans leur réalité déformée, les membres de l’EI fonctionnaient vraiment comme un État, produisant des documents pour les impôts, les propriétés, la monnaie. C’était intéressant de voir cette bureaucratie de guerre : je n’aurais jamais pensé, par exemple, que pour commettre un attentat suicide, il fallait écrire une lettre et la formaliser. À la fin du califat en tant que territoire, j’ai réalisé une grande série de natures mortes avec ces objets. Ils apportent une autre couche à la narration, mettant le spectateur en contact direct avec l’État islamique.

A Libyan fighter walks through the Ouagadougou Conference Centre, built by former Libyan leader Muammar Gaddafi. 

Libya, Sirte. September 2016. Following its liberation from the Islamic State, a Libyan fighter walks through the Ouagadougou Conference Centre, built by former Libyan leader Muammar Gaddafi. 

Comment as-tu fait pour présenter un sujet aussi complexe dans un livre ?
J’ai imprimé une quantité folle de photos, genre mon appartement ressemblait à la maison d’un psychopathe. J’ai essayé de trouver des points communs entre tous ces endroits. C’est là que j’ai découvert l’idée de fragmentation.

J’avais été blessé par des éclats d’obus, et la plupart des blessés ou des morts que j’avais croisés avaient eux aussi été touchés par de très petits fragments. J’avais moi-même réalisé une longue série d’images d’éclats d’obus et ça m’a donné cette idée de fragmentation. La source du conflit était la division entre ces pays… Des lieux fractionnés, ethniquement, religieusement, la fragmentation de terres autrefois entières.

La fragmentation et la répétition sont également des éléments utilisés dans des formes de narration en littérature, The Things They Carried (« À propos de courage », un roman de Tim O’Brien) en est un célèbre exemple. Il s’agit de créer une boucle, chaque histoire recommençant de la même manière et se fragmentant ensuite. La chronologie du livre va de l’annonce de l’État islamique à sa fin en tant qu’entité territoriale, mais il est évident que les raisons de la naissance de l’État islamique sont ancrées bien avant son avènement, et que l’idéologie continue d’exister.

We Don’t Say Goodbye est disponible, publié par GOST.  

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