Ce qui pousse les gens dans la rue

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Ce qui pousse les gens dans la rue

De l'influence de Nuit Debout sur le comportement des mecs de gauche.

Depuis l'apparition des premiers cortèges s'opposant au projet de loi Travail, je me demande pourquoi on manifeste. Qu'est-ce qui peut bien pousser les gens à descendre dans la rue pour proférer mollement des centaines de slogans différents ? Pourquoi des milliers de personnes se rassemblent-elles sur des places publiques des soirées entières ? J'ai contacté des chercheurs, lu des dizaines d'articles et d'interviews et suis allé à la Nuit debout la plus proche de chez moi, à Toulouse, pour tenter de répondre à ces questions. Après plusieurs jours de réflexion et après avoir retourné le problème dans tous les sens, j'ai compris que j'avais tout faux.

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Quand j'ai eu le sociologue Geoffrey Pleyers au téléphone, je lui ai demandé pourquoi Nuit Debout n'était pas plus violemment réprimé. Inconsciemment, je m'étais fait à l'idée qu'un gouvernement était dans son bon droit en frappant ceux qui n'étaient pas d'accord avec lui. Surpris, M. Pleyers m'a répondu que ce qui l'intriguait, lui, était la répression qui avait touché les autres mouvements de ce type ailleurs dans le monde – les « Printemps arabes », entre autres. Sa réponse m'a fait comprendre que j'abordais le débat par le mauvais bout. Puisque de nombreux indicateurs semblent montrer que les Français sont mécontents de la situation, la question qui devrait être posée n'est pas « pourquoi on se mobilise », mais « pourquoi on ne se mobilise pas ».

Comme souvent, Henry Miller avait raison. Soixante-quinze ans avant que Myriam El Khomri ne se mette une bonne partie du pays à dos, il écrivait dans Le Colosse de Maroussi : « C'est toute notre façon de vivre qu'il faut changer, profondément. (…) Renverser les gouvernements, les maîtres, les tyrans, ne suffit pas. Ce que l'on doit renverser ce sont les idées préconçues que l'on nourrit soi-même, sur le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l'injuste. C'est nous-même qui, par notre conception mesquine et étroite de la vie, avons fait de nous des esclaves. »

Et les esclaves en ont marre. Après tout, électeurs du FN et participants aux Nuits debout n'essaient-ils pas de changer les choses en profondeur ? Le constat de la décrépitude de notre système politique semble plutôt partagé. Si les gens sont en désaccord quant à la méthode, la plupart attendent un changement, maintenant.

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De mémoire de trentenaire, c'est la première fois que n'importe qui a la possibilité, hors de tout cadre politique, de faire entendre ses idées devant une assemblée populaire. Que les places publiques redeviennent des lieux de rencontre non marchands, non institutionnalisés, occupées spontanément dans le but de débattre. On y parle d'un horizon des possibles, de la réorganisation de la société. Et si certains projets semblent voués à l'échec – comme la rédaction d'une Constitution – les Nuits Debout ont l'immense mérite de questionner notre manière d'être ensemble. Pour résumer les choses simplement, elles font faire de la politique.

Un homme allume un fumigène lors de la manifestation du 31 mars. Photo : Cyril Marcilhacy/Cosmos

De nombreuses voix ont reproché à Nuit Debout sa dimension « Bisounours » et son manque de prise de décision. Ce sont les mêmes qui se sont offusqués que certains s'en fassent expulser. Ces déclarations n'ont rien de très surprenant : tout le monde n'est pas le bienvenu aux Nuit debout, ce qui est plutôt logique pour un mouvement politique qui, quoi qu'on en dise, se revendique de gauche. Comme le rappelle Guillaume Mazeau dans Alternatives Économiques, Nuit debout « est le produit de la recomposition politique de la gauche. Il témoigne d'une incapacité des organisations de gauche, gauche radicale comprise, à répondre aux attentes de leurs électeurs ou sympathisants. »

Mais alors, comment expliquer qu'à gauche, le mouvement ne séduise pas plus de monde ? D'un côté, les syndicats ne se reconnaissent sans doute pas dans une mouvance sans revendication claire. De l'autre, les électeurs du Parti socialiste ont l'air de pencher de plus en plus vers En marche. Nombreux sont ceux qui ont du mal à saisir un mouvement qui veut peser dans le débat politique sans souscrire aux mécanismes de la démocratie représentative. « La réussite du mouvement dépendra de sa capacité à trouver des lignes de convergence avec d'autres groupes sociaux pour produire du commun, » conclut M. Mazeau, historien engagé dans le mouvement à Paris.

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L'anthropologue Alain Bertho voit dans ce phénomène le signe qu'un ancien mode de mobilisation (la manifestation) cède la place à un nouveau (l'occupation de l'espace public) : « Ce qui me frappe sur ces dernières semaines, c'est qu'il y a une forme qui avait pourtant fait ses preuves, de prise de rue, qui était la manifestation, et qui semble s'essouffler », m'explique-t-il par téléphone. « Aller dans la rue avec des slogans pour revendiquer quelque chose de précis et s'inscrire dans un rapport de force comptable, on le fait quand même, mais on sait depuis plusieurs années que ça ne marche pas vraiment. Depuis 15 ans, le seul grand mouvement de protestation contre un projet de loi [qui a fonctionné], c'est le CPE. Qu'il y ait une recherche d'autres manifestations, moins comptables, plus sur le fond et la production d'un autre discours généraliste, me semble tout à fait naturel – il y a un véritable besoin. Il y a de plus en plus de "Nuits debout". Il y a comme une prise de relais, et les grands mouvements de ces dernières années, qu'ils aient réussi ou non – le printemps arabe en Égypte et en Tunisie, les Indignés, Occupy Wall Street, Maidan puis Taksim – ont d'abord été des manifestations d'occupation active. [On vient pour] manifester son nombre, mais on est aussi là pour se parler, produire un nouveau discours, produire ce que Monedero, l'un des fondateurs de Podemos, appelle le nouveau récit. Donc ce n'est pas simplement la forme d'action, c'est aussi ce que produit l'action, ce qu'elle porte, le sens qu'elle donne et le sens qu'elle peut donner pour des actions futures, à la mobilisation collective. »

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Plus tard, Bertho détaille : « C'est aussi l'idée qu'il faut peut-être arrêter de réclamer des choses et commencer à faire. Commencer à se mettre à vivre autrement – et pas seulement dans sa vie quotidienne et ses habitudes de consommation, mais aussi dans sa façon de produire, dans sa façon de distribuer les produits qu'on a produits… On ne cherche pas à entrer dans des dispositifs politiques mais à construire une parole ailleurs, qui peut prendre d'autres formes. » C'est ce que le sociologue Geoffrey Pleyers résume : « Cet aspect préfiguratif et performatif de l'engagement est au cœur de l'alter-activisme, qui reprend à son compte la maxime gandhienne "Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde". »

L'avant-projet de loi était cette étincelle indispensable pour lancer une mobilisation, dont les causes et revendications sont bien plus profondes. – Geoffrey Pleyers

La revendication aurait cédé la place à l'action ? C'est ce que l'on ressent dès que l'on met les pieds aux Nuits Debout. On y demande le retrait de la loi Travail, mais ce n'est pas suffisant : on la décortique. On explique pourquoi elle ne convient pas, on échafaude des contre-propositions, des alternatives. Pleyers ne voit d'ailleurs dans ce texte qu'un prétexte : « L'avant-projet de loi était cette étincelle indispensable pour lancer une mobilisation, dont les causes et revendications sont bien plus profondes. »

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Pour ce spécialiste des mouvements sociaux, les raisons de manifester sont multiples. Il les détaille dans un article antérieur aux Nuits debout, « Jeunes alter-activistes : de l'altermondialisme aux indignés », qu'il a eu la gentillesse de m'envoyer par mail. « Éprouver et expérimenter est au cœur de cette forme d'engagement », « leur engagement fait la part belle à la subjectivité, la créativité, la transformation de soi, l'expérience et l'expérimentation », « [ces mouvements] représentent des lieux forts de socialisation, des possibilités d'échange et des occasions de fête ». « Valeurs hédonistes et esthétiques », « soif d'expérience » et création d'« espaces d'expérience » : ce qui pousse les gens dans la rue, c'est cette envie de sortir de soi, de vivre un évènement qui dépasse l'individu – de se marrer, aussi.

Critiquer le mouvement sur cette base est une idiotie sans nom. On devrait se réjouir que des milliers de personnes soient heureuses de réfléchir à leur avenir. D'ailleurs, pour Pleyers comme pour Bertho, l'aspect festif des rassemblements n'a rien de nouveau. Le second d'expliquer : « On ne se rappelle pas à quel point la politique telle qu'on l'a connue au XXe siècle était quelque chose d'important. La politique populaire permettait, alors qu'on menait une vie morne et difficile, de se dire que la situation allait s'améliorer. Les moments de lutte étaient de grands moments festifs. Les occupations d'usines ont toujours été des grands moments festifs, aussi. » Il semblerait qu'aujourd'hui les places publiques aient pris le relais – peut-être parce qu'il y a de moins en moins d'usines.

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Invités de France Culture pour évoquer un sujet qui n'avait rien à voir, Olivier Archambaud et Sylvain Vénayre ont décrit ce qui pousse des milliers de personnes à assister aux Nuits debout. Le président de la Société des explorateurs français s'est demandé la chose suivante : « Qu'est-ce qui caractérise le mieux l'aventure ? C'est peut-être, d'abord, un regard sur son époque. Une sorte de quasi-non-conformisme ; l'interrogation du réel à un moment donné. C'est aussi une aptitude sérieuse au risque. Quelque chose qui met en face du danger. Enfin, je crois que c'est un goût fort pour la connaissance, l'apprentissage. Et puis, bien sûr, c'est quelque chose qui permet la liberté d'action. »

Pour Sylvain Vénayre, « [l'aventure] est pensée comme une résistance à la marche du monde, on peut la penser en termes de restriction des libertés, on peut la penser en termes d'uniformisation aussi ». Cette résistance à la marche du monde semble être l'une des composantes de Nuit Debout.

L'aventure, certains vont la chercher ailleurs. Vers la fin de notre échange, j'ai timidement avancé à Bertho que l'on pourrait établir un parallèle entre ces occupations de place et la fascination qu'exerce Daesh chez certaines personnes. Le chercheur, qui vient de publier Les enfants du chaos – Essai sur le temps des martyrs, a acquiescé : « C'est exactement ce que je viens de vous dire. Les dispositifs de représentation politique et syndicale se sont complètement effondrés. Il y a un manque réel de transcendance, de solidarité, de subjectivité commune, que la religion a rempli depuis 20 ans. Dans le cas de Daesh, c'est le désespoir total, et la seule perspective c'est la mort – la sienne ou celle des autres. [À Nuit debout], on a la tentative de construction, non pas simplement de croyances, mais d'analyses en commun. »

Pour autant, le « commun » demande encore à s'élargir. C'est même la difficulté à surmonter pour le mouvement, et pour les jeunesses françaises. Bertho de préciser : « La France a un problème spécifique – qui s'observe d'ailleurs dans le fait que Daesh a plus de succès chez nous – c'est qu'il y a une fracture sociale et politique profonde à l'intérieur même de la nouvelle génération. […]. Les émeutes d'octobre et novembre 2005 se sont déroulées dans l'indifférence générale. Par la suite, en 2006, il y a eu les mobilisations étudiantes contre le Contrat Première Embauche. Cette fracture-là, on ne l'a pas surmontée. Elle a des échos dans le Bataclan, hein ! » Le type avec qui j'ai partagé un covoiturage pour Toulouse tenait le même discours. Il voyait dans ces émeutes urbaines la dernière occasion manquée de dialoguer. Pour lui, la fracture était consommée et, tout comme les émeutes ne s'étaient pas propagées aux centres-villes, les Nuits debout ne contamineront pas les périphéries.

Aujourd'hui, participer aux Nuits debout est, selon moi, ce qui se rapproche le plus de la vie politique locale. C'est un premier pas vers la réappropriation de notre citoyenneté et vers un vrai engagement citoyen.

Beaucoup de gens critiquent le mouvement et disent que c'est dans les urnes qu'il faut faire entendre ses idées. Ne dites jamais ça à quelqu'un qui a dû voter Estrosi face à Marion Maréchal-Le Pen. La démocratie représentative est une manière parmi d'autres d'exercer la démocratie – et pas forcément la meilleure. Aller dans la rue, occuper l'espace public, réfléchir aux logiques qui traversent notre société, en est une autre. Aujourd'hui, si on occupe les places, si on se mobilise, c'est parce qu'on a besoin d'échanger, de recommencer à croire que demain pourra être meilleur qu'aujourd'hui. Et la question est donc, encore : pourquoi ne devrait-on pas se mobiliser ?