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Crime

À la recherche des disparus de Chypre

La journaliste Sevgul Uludag a passé des années à essayer de retrouver les milliers de disparus pendant le conflit entre la Grèce et la Turquie pour le contrôle de Chypre dans les années 1960 et 1970.
cyprus
Photo de Petros Karadjias/AP

En janvier, dans un champ paisible du nord de Chypre envahi par les mauvaises herbes, parsemé d'oliviers et de figuiers, on a retrouvé les restes d'un homme de 56 ans, au fond d'un puits.

Ça a marqué la fin de plusieurs décennies de recherche de la vérité pour la famille de Kyriakos Constanti Hadjisoteri, l'un des 1 500 Chypriotes grecs que l'on a fait disparaître après l'invasion turque de 1974. Ils n'ont pas été les seuls à disparaître. Dix ans avant, environ 500 Chypriotes turcs se sont volatilisés au cours d'un autre épisode d'affrontements ethniques sanglants.

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Disputée par la Grèce et la Turquie pendant des siècles, Chypre ne s'est jamais complètement remise des conflits de 1963-1964 et de 1974, qui ont abouti à une division de l'île en deux parties, l'une turque et l'autre grecque. Plus de 200 000 Chypriotes ont été expulsés de leurs maisons. Les Chypriotes turcs et grecs sont donc séparés, mais une question les unit : qu'est-il advenu des disparus ?

Le mystère d'Hadjisoteri a finalement été résolu grâce au travail de la journaliste d'investigation Sevgul Uludag, une Chypriote turque qui a commencé à parler des disparus en 2002 après avoir découvert que le père d'un ami figurait parmi eux. « C'était un tabou important dans notre communauté de parler des disparus, » explique-t-elle à VICE News. « J'ai commencé à briser le tabou en écrivant des articles. »

Comme Uludag commençait à mettre les noms et les visages des disparus sur la place publique, elle est devenue la figure de proue de cette quête de vérité pour les proches des disparus. Elle a donné son numéro de téléphone, et elle a commencé à recevoir des centaines de coups de fil de gens lui demandant de les aider à rechercher des proches. Ils lui ont donné et demandé des informations sur les affaires non résolues.

« On a fait croire aux Chypriotes grecs que les disparus étaient en vie en Turquie. Les Chypriotes turcs pensaient que les disparus étaient en vie et emprisonnés dans un monastère. »

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Un comité des Nations Unies pour les personnes disparues (CMP) a été créé à Chypre en 1981, et après deux décennies, ils ont commencé à localiser et à mettre à jour des fosses communes partout sur l'île. Les corps de plus de 400 Chypriotes grecs et de plus de 100 Chypriotes turcs ont été identifiés à présent.

Mais la longue histoire des conflits de l'île, où des atrocités ont été commises par les deux parties, a rendu les Chypriotes profondément méfiants vis-à-vis des autorités. Il y a la peur aiguë qu'il ne leur arrive quelque chose s'ils parlaient des abus dont ils ont été témoins et s'ils nommaient des responsables. Quand un badge de l'ONU où une menace latente effraie les gens, Uludag leur offre une façon sûre de se confier.

« Je [dis aux gens] "je n'ai pas besoin de connaître votre nom si vous ne voulez pas le dire" » explique-t-elle. « Mais si vous savez qu'il s'est passé quelque chose dans votre village, appelez-moi et dites-moi ce que vous savez. »

Les autorités ont « joué » avec les habitants de Chypre pendant des décennies, dit Uludag. « On a fait croire aux Chypriotes grecs que les disparus étaient en vie en Turquie. Jusqu'en 1974, les Chypriotes turcs pensaient que les disparus étaient en vie et emprisonnés dans un monastère. La communauté grecque de Chypre n'avait absolument pas conscience que des Chypriotes turcs avaient disparu, ils pensaient qu'il n'y avait que des Grecs qui avaient disparu. Et les Chypriotes turcs se considéraient comme les seules victimes du conflit. »

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Certains lecteurs proposent à Uludag de lui montrer des lieux de sépulture. Elle dit qu'elle doit faire face à des menaces proférées par des gens dont l'intérêt est que la vérité reste cachée. La journaliste a enquêté sur les exécutions de masse par des groupes paramilitaires et par des civils dans lesquels des Chypriotes, hommes femmes et enfants, Turcs et Grecs, ont été tués.

Il y a aussi des parents en colères qui veulent venger leurs proches assassinés, alors elle protège bien ses sources. « S'ils sont d'accord, nous nous rendons [sur les lieux de sépulture] avec des fonctionnaires pour les leur montrer. S'ils veulent rester anonymes, j'y vais de mon côté avec les fonctionnaires. »

Le lieu de la sépulture de Kyriakos Contanti Hadjisoteri, un fermier du petit village de Komi Kebir au nord-est de Chypre, a été tenu secret pendant longtemps. Les rangées d'oliviers longent le puits dans lequel ses restes ont été jetés, et l'entrée reste à peine visible.

Uludag avait été contactée par deux villageois, qui lui ont parlé d'une rumeur disant qu'un prêtre local y avait été jeté dans les mois qui ont suivi l'invasion de 1974. La journaliste a travaillé avec un archéologue du CMP pour localiser le puits. Un squelette, les côtes cassées et un impact de balle dans le crâne ont été tirés du puits. Plus tard, on l'a identifié comme étant un fermier.

La plupart des disparus chypriotes ont été tués par des militaires ou des groupes paramilitaires, et d'autres ont été tués par des civils, encouragés par le climat d'impunité et de haine dans lequel ils évoluaient. On pense que c'est ce qui est arrivé à Hadjisoteri, qui était déterminé à rester à Chypre quand les soulèvements ont commencé vers 1974, alors que sa femme et sa fille s'envolaient vers le Royaume-Uni.

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« D'après ce qu'on comprend, c'est un Chypriote turc du coin qui est venu parce qu'il voulait la bétonnière de mon grand-père, » explique à VICE News le petit-fils d'Hadjisoteri, Kyriacos Kyriacou, qui vit au Royaume-Uni. « Mon grand-père a dit non, et une bagarre a éclaté. Cet homme a fini par lui tirer dessus, et le jeter dans un puits, puis il s'est installé dans sa maison comme si elle était à lui. »

La version qui a été rapportée à Uludag est légèrement différente — Hadjisoteri aurait été capturé par un groupe de Chypriotes turcs après qu'il s'est plaint au sujet de la bétonnière. Mais quand Kyriacou est venu visiter Komi Kebir en 2013, des villageois lui ont dit que l'assassin de son grand-père, 90 ans passés, vivait encore dans sa maison.

« Son nom est sur une tombe qu'il n'avait pas avant, et ma famille peut aller lui rendre visite. »

Kyriacou s'est approché de la maison et a frappé à la porte. « [L'occupant] a levé son volet et a dit « Allez vous-en, vous n'avez rien à faire ici », il était très agressif, » rapporte Kyriacou. « C'était très dur, particulièrement après avoir vu les photos de l'ONU montrant le squelette de mon grand-père. Je repense à ce qui s'est passé. J'espère que sa mort a été rapide. »

De nouveaux espoirs ont émergé à Chypre après l'arrivée au pouvoir de Mustafa Akinci à la tête du nord (turc) de l'île à la fin du mois dernier. Il a entamé des pourparlers de paix avec le président chypriote (grec) Nicos Anastasiades, les premières rencontres entre les deux parties depuis octobre dernier.

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L'an passé, la cour Européenne des droits de l'homme a donné l'ordre à la Turquie de payer 100 millions de dollars pour compenser l'invasion de Chypre, dont 33 millions seront versés aux proches des disparus, et 66 millions aux Grecs qui vivent dans la péninsule de Karpas, une enclave de la partie turque de l'île.

Apprendre ce qu'il s'est passé à ses parents était difficile, dit Kyriacou, mais essentiel pour se reconstruire. Ses parents n'ont jamais perdu espoir qu'un jour ils auraient des nouvelles de son grand-père.

« Il est enterré aux côtés de ma grand-mère à présent, » dit-il, décrivant un enterrement émouvant, auquel ont assisté le leader du service civil chypriote et de l'armée, la police, des représentants politiques et qui a été diffusé à la télévision d'État. « Son nom est sur une tombe qu'il n'avait pas avant, et ma famille peut aller lui rendre visite. »

Uludag est invitée à beaucoup d'enterrements et partage l'impression qu'il faut tourner la page avec ses proches. « Enfin, ils ont une tombe, et leurs vies, paralysées pendant tellement d'années, peuvent reprendre, » dit-elle. « La douleur ne s'en ira jamais, mais au moins ils ont les restes de ceux qu'ils aiment. Ils peuvent les enterrer et ne sont plus dans l'attente de leur retour. »

Suivez Joshua Surtees sur Twitter: @Josh_ua_Surtees