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Crime

Un dimanche d'émeutes à Istanbul

VICE News était dans le quartier de Gazi, à Istanbul ce weekend, où des manifestants pro-Kurdes protestaient contre des frappes aériennes, attribuées à l'armée turque, contre les positions des forces Kurdes en Syrie.
Photo par John Beck

Depuis quelques jours, les combattants kurdes du nord de la Syrie accusent l'armée turque de bombarder leurs positions, alors qu'ils combattent l'organisation terroriste État islamique. Ce week-end, plusieurs événements, dont ces bombardements, ont réduit les chances de paix durable entre la Turquie et sa population kurde, longtemps réprimée.

Des groupes anti-gouvernement avaient prévu d'organiser un rassemblement pour la paix à Istanbul ce dimanche — en réponse aux frappes aériennes en Irak (contre le PKK et les YPG). Mais les autorités turques ont interdit la manifestation, expliquant que celle-ci serait utilisée par des groupes, comme le PKK, pour mener des actions « provocatrices ». Le rassemblement gênait aussi la circulation d'après le gouvernement. Plutôt que de maintenir la manifestation, les organisateurs du rassemblement pour la paix ont lu une courte déclaration à quelques centaines de personnes qui s'étaient rassemblées au point de départ prévu pour la marche pacifiste. Après, les gens se sont dispersés dans le calme.

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Pendant ce temps-là, dans le quartier stambouliote de Gazi, un officier de police a été tué lors d'affrontements avec des manifestants, qui battaient le pavé après la mort d'une femme lors d'une opération de sécurité menée vendredi dernier. Les médias d'État et les autorités turques ont expliqué que la femme avait été tuée lors d'un échange de coups de feu avec la police.

L'agence de presse d'État, l'Agence Anadolu, rapporte que l'officier de police a été tué quand il rentrait dans un bâtiment pour arrêter des manifestants.

Forces de l'ordre et manifestants se sont affrontés pendant la majorité de la journée de dimanche. Des groupes de jeunes gens masqués, notamment des membres du Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (le DHKP-C, une organisation d'extrême gauche turque) et d'autres portants les couleurs des Kurdes, ont érigé des barricades sur les artères centrales du quartier de Gazi.

La police a essayé de disperser les manifestants avec des gaz lacrymogènes et des blindés, alors que les protestataires jetaient des pierres et quelques cocktails Molotov. Dans la soirée, des barrages en feu bloquaient encore les rues, des nuages de gaz flottaient dans l'air, et les gens du coin pris par surprise par les affrontements restaient à couvert dans les cafés et restaurants du quartier. D'autres soutenaient les manifestants depuis leurs fenêtres faisant tinter casseroles et poêles en signe de défiance.

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Des manifestants se dispersent après avoir jeté un cocktail Molotov sur un véhicule de police. Quartier de Gazi à Istanbul ce dimanche. (Photo par John Beck / VICE News)

Les YPG (Unités de protection du peuple) ont annoncé ce lundi que, vendredi dernier, des tanks turcs avaient tiré sur leurs positions, et sur celles de leurs alliés de l'Armée libre syrienne (FSA, pour Free Syrian Army), dans un village proche de la ville de Jarabulus, tenue par l'organisation terroriste État islamique. Quatre membres de la FSA ont été blessés, ainsi que des civils.

L'annonce des YPG précise que l'armée turque a ciblé le même village ce dimanche, ainsi qu'un véhicule des YPG stationné à l'est de l'enclave frontalière de Kobane. Les combattants des YPG sont de féroces adversaires de l'EI et reçoivent l'appui aérien régulier des États-Unis dans leur lutte contre les djihadistes. Pourtant, les leaders turcs décrivent le groupe comme « terroriste » à cause de l'affiliation des YPG avec un parti banni en Turquie, le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan).

« Plutôt que de frapper les positions des terroristes de l'EI, les forces turques attaquent nos positions, » ont déclaré les YPG. « Ce n'est pas la bonne attitude à adopter. Nous appelons les autorités turques à mettre fin à cette agression et de suivre les recommandations de la communauté internationale. Nous demandons à l'armée turque d'arrêter de tirer sur nos soldats et de cibler nos positions. »

Un officiel turc a déclaré à Reuters qu'ils étaient en train d'enquêter sur l'incident, et que les YPG n'avaient pas été intentionnellement visées.

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« L'opération militaire en cours a pour objectif de neutraliser les menaces imminentes pour la sécurité nationale turque et continue de cibler l'EI en Syrie et le PKK en Irak… Le PYD [le bras politique des YPG en Syrie], comme d'autres, n'est pas ciblé par l'opération militaire actuelle, » a assuré l'officiel.

Cet incident intervient dans un contexte tendu : d'un côté, Ankara bombarde les positions du PKK dans le nord de l'Irak, et de l'autre, 3 membres des forces de sécurité turques ont été tués au cours du week-end.

Un manifestant masqué court dans la fumée des gaz lacrymogènes pendant les affrontements qui ont eu lieu ce dimanche dans le quartier de Gazi à Istanbul. (Photo par John Beck / VICE News)

La semaine dernière, la Turquie a lancé une « guerre contre le terrorisme » atypique, puisqu'elle se décline en deux volets.

D'un côté, l'armée turque a bombardé des positions de l'EI en Syrie après que des djihadistes s'en sont pris à des policiers turcs aux abords de la frontière turque. Un policier turc a été tué, ainsi qu'un assaillant de l'EI.

L'EI est visé, mais l'organisation terroriste ne semble pas être la seule cible de l'armée turque d'après les pro-Kurdes. Des avions de combat turcs ont aussi bombardé les positions du PKK dans les montagnes de Qandil, du nord de l'Irak. Depuis 2011, jamais la Turquie n'avait aussi violemment attaqué le PKK. Les attaques aériennes ont continué ce dimanche, les F-16 turcs basés à Diyarbakir, ont pilonné des positions du PKK à Haluk (nord de l'Irak), d'après nombre de médias locaux.

La Turquie, tout comme les États-Unis et l'Union européenne, estime que le PKK est une organisation terroriste, notamment à cause de son passif. L'organisation s'est rendue coupable d'attaques contre des civils et des militaires pendant les 30 dernières années. Depuis sa création en 1978, le PKK se bat pour l'autonomie des Kurdes de l'État turc. Près de 40 000 personnes sont mortes en 30 ans du fait de cet affrontement. Des membres du PKK combattent aussi l'EI dans le Kurdistan irakien, aux côtés des forces peshmergas du gouvernement local, soutenu par la coalition internationale anti-EI.

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Un accord de cessez-le-feu entre le pouvoir et les Kurdes, décrété en 2013, a permis d'installer une paix fragile entre l'État turc et la population du sud-est du pays, majoritairement kurde. Cet accord a permis aux populations kurdes résidant en Turquie, d'obtenir plus de flexibilité et de liberté pour leurs pratiques culturelles et l'utilisation de leur langue, le kurde.

Mais au cours des derniers mois, l'accord s'est trouvé mis sous tension avec le développement d'une rhétorique nationaliste par le président Recep Tayyip Erdogan pendant les élections législatives qui se sont déroulées en juin dernier. L'inaction du gouvernement pour aboutir à une paix durable a aussi contribué à fragiliser cet accord précaire, d'après les Kurdes.

Ce samedi, en réponse aux frappes aériennes de l'armée turque sur leurs positions irakiennes, le PKK a déclaré que les conditions établies pour le cessez-le-feu n'étaient plus remplies. Ce samedi, une attaque à la voiture piégée dans la ville de Lice, dans la province de Diyarbakir (sud-est de la Turquie) a tué deux soldats et blessé quatre autres. Dans la même journée, un véhicule de l'armée avait sillonné la ville pour disperser des Kurdes qui avaient bloqué une intersection.

Un communiqué diffusé ce dimanche, le lendemain de l'attaque à la voiture piégée, par le bureau du gouverneur de la province de Diyarbakir, a accusé des « terroristes » d'avoir perpétré l'attaque contre les soldats — un terme généralement utilisé pour désigner le PKK. L'attaque n'a pas été encore revendiquée.

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« En menant ces attaques [contre le PKK en Irak], la Turquie a pratiquement mis fin, de façon unilatérale, au processus de paix et à l'accord de non-agression, » a expliqué à VICE News, Zagros Hiwa, un porte-parole du conseil politique du PKK que l'on appelle l'Union des Communautés du Kurdistan.

« Nous sommes le mouvement de libération des Kurdes, nous allons nous défendre, nous et notre peuple, contre les attaques de l'administration d'Erdogan. Une nouvelle ère de résistance a commencé pour les Kurdes.

Un manifestant masqué devant une barricade en feu pendant les affrontements de ce dimanche dans le quartier de Gazi à Istanbul. (Photo par John Beck)

Les frappes aériennes contre l'EI représentent un tournant dans la politique étrangère de la Turquie. Le pays est certes membre de la coalition internationale menée par les États-Unis contre l'EI, qui bombarde le groupe en Irak et en Syrie depuis l'année dernière. Pourtant, la Turquie n'avait jamais pris un rôle essentiel dans cette coalition, malgré la pression et les critiques de la communauté internationale. L'EI s'approvisionnait même en armes et en combattants depuis la Turquie et pouvait aussi y revendre son pétrole de contrebande. Depuis, le pays a renforcé sa sécurité et mis en prison des centaines de personnes suspectées d'appartenir à l'EI, d'après les officiels.

Ankara a aussi fait le choix cette semaine de permettre aux avions américains de conduire des opérations depuis la base turque d'Incirlik — ce qui va permettre aux États-Unis d'intensifier sa campagne militaire contre l'EI en Syrie en déménageant son QG bien plus près des théâtres d'opérations. Ce dimanche, Ankara a sollicité la tenue d'une réunion avec l'OTAN pour discuter de ses frappes contre l'EI et le PKK, mais aussi aborder la question de la sécurité du pays.

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La Turquie est de plus en plus impliquée dans le combat contre l'EI. Une attaque à la bombe perpétrée, le 27 juin dernier, par un citoyen turc, a fait 32 morts à Suruc, une petite ville de la province de Sanliurfa, à la frontière turque avec la Syrie. Nombre d'observateurs ont estimé que cet attentat aurait été partiellement motivé par la répression turque contre l'EI.

L'attaque de la fin juin a visé un groupe socialiste de jeunes pro Kurdes. Nombre de Kurdes, notamment des figures politiques, ont accusé Ankara de soutenir l'EI, permettant à l'organisation terroriste d'opérer librement à l'intérieur de la Turquie. Deux officiers de police avaient été aussi abattus mercredi dernier. Le PKK a revendiqué cette dernière attaque, expliquant que les deux policiers collaboraient avec l'EI.

Le HDP (pour Parti Démocratique du Peuple, un parti politique pro Kurde) a multiplié ces derniers temps les accusations envers le gouvernement turc qui soutiendrait, d'après eux, l'EI. Le HDP a réussi à rentrer au Parlement le mois dernier, réunissant près de 10 pour cent des votes — une victoire pour le parti, et une cinglante défaite pour Erdogan.

Un manifestant kurde avec une poignée de cailloux, prêt à les lancer sur la police, lors des manifestations de ce dimanche dans le quartier de Gazi, à Istanbul. (Photo par John Beck) 

Cette victoire parlementaire du HDP a empêché le parti d'Erdogan, l'AKP, d'obtenir la majorité des sièges au Parlement — une première depuis l'accession au pouvoir du président turc en 2002. Cet événement bloque de fait le projet d'Erdogan de changer la constitution du pays, pour passer à un régime présidentiel, ce qui lui aurait permis de dominer plus vivement la politique turque. L'AKP va alors devoir former un gouvernement de coalition ou organiser des élections surprises. Pour des adversaires du parti d'Erdogan, la récente prise en charge du péril terroriste devrait permettre de séduire les électeurs portés sur le nationalisme et faire oublier les problèmes internes qui règnent dans le pays. Ainsi, des élections surprises pourraient profiter au président du turc et à son parti.

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Le vice-président du HDP, Seahattin Demirtas, a même émis l'hypothèse la semaine passée, que l'AKP aurait soutenu l'attentat de Suruc pour créer un climat de violence en Turquie, dont le parti d'Erdogan pourrait tirer profit aux prochaines élections.

Dans le cadre de la récente campagne de sécurité, la police turque a mené une série de raids contre des « organisations terroristes » selon le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, qui ont permis d'arrêter 590 personnes. Parmi les individus interpellés, on trouve de potentiels membres de l'EI, mais aussi du PKK et du DHKP-C. Des membres du HDP ont aussi été interrogés par la police. Certains Kurdes estiment que la campagne menée par le pouvoir contre l'EI est un moyen pour mener des actions contre les groupes pro Kurdes — mettant de fait en péril le processus de paix.

Hiwa, le porte-parole du conseil politique du PKK, explique que l'intervention turque contre l'EI est un outil du pouvoir pour permettre de légitimer une répression contre les Kurdes et les Turcs pro Kurdes, après que les ambitions présidentielles d'Erdogan n'ont été réduites à néant après la victoire législative du HDP. « La Turquie combat les Kurdes et le PKK sous couvert de "faire la guerre au terrorisme". Mener des attaques mineures contre de supposées positions de l'EI en Syrie permet simplement de camoufler les attaques d'Erdogan contre les Kurdes. »

Hiwa rappelle que l'AKP avait pour plan, avant les élections de lancer des attaques contre des positions du PKK en Irak. Les attaques contre l'EI seraient donc directement liées à l'échec législatif d'Erdogan, d'après lui.

La fumée des gaz lacrymogènes dans les rues de Gazi, à Istanbul, ce dimanche. (Photo par John Beck / VICE News)

La communauté internationale a appelé au calme. Brett McGurk, l'envoyé américain qui coordonne la coalition anti-EI, s'est félicité de la décision turque d'attaquer les positions de l'organisation terroriste. « Nous nous réjouissons de notre collaboration avec la Turquie et tous nos partenaires dans le combat contre l'EI, » a déclaré McGurk dans un tweet. Il a condamné les attaques du PKK, mais noté qu'il n'y avait « aucun lien » entre la répression d'Ankara contre le PKK et le renforcement de la coopération contre l'EI.

D'autres ont soutenu les efforts sécuritaires d'Ankara, mais ont demandé aux autorités turques de ne pas mettre en péril le processus de paix engagé avec les Kurdes. La Haute représentante de l'Union européenne pour les Affaires étrangères, Federica Mogherini, a déclaré que ce processus devrait être maintenu « en vie et sur les rails, » lors d'un entretien téléphonique avec le ministre des Affaires étrangères turc, Mevlut Cavusoglu. La chancelière allemande, Angela Merkel, a exprimé sa solidarité avec le « combat contre le terrorisme, » mené par la Turquie, mais a appelé les autorités du pays à « ne pas abandonner le processus de paix avec les Kurdes, mais de s'y tenir, malgré les difficultés. »

Suivez John Beck sur Twitter : @jm_beck