Grandir dans le nord de la France, entre touristes anglais et cimetières militaires
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Grandir en France

Grandir dans le nord de la France, entre touristes anglais et cimetières militaires

Rebâtie une dizaine de fois, la commune d’Albert a vu ses racines communistes laisser place au chômage de masse et à un solide électorat frontiste.

Pour notre colonne « Grandir en France », des contributeurs reviennent sur leur adolescence, quelque part près de chez vous. Albert est une ville étrange. Son centre qui n'en est pas un, sa zone périphérique qui s'étend dans les champs à perte de vue. Rebâtie une dizaine de fois, cette commune increvable a abandonné un flot de stigmates sur son passage. Une reconstruction par vagues, amas incohérent d'architecture art déco et de HLM sixties – les Rouges pour les intimes –, qui laissent présager une définition beaucoup complexe qu'il n'y paraît. Mais il y a surtout ses nombreux cimetières. Des tombes, parfois perdues au milieu de nulle part. La mort, partout, enterrée au plus profond de ces no man's land. Des lambeaux d'Angleterre, d'Australie et de Canada, les vestiges du Commonwealth. Figée dans ce temps indéfinissable, une histoire oppressante qui a vu s'écrouler plus d'hommes que de raison. La sanglante bataille de la Somme en 1916, et ses 20 000 soldats anglais morts dès le premier coucher du soleil. Des hommes, et puis parfois des gosses – comme Sidney Lewis, 12 ans, qui lui, réussira à rejoindre l'autre rive. Personne ne se souviendra de lui, et surtout pas les habitants du coin. Dès la fin de la guerre, un consensus commun naîtra : oublier, le plus vite possible. Reconstruire Albert, encore une fois, en évinçant soigneusement cette page de son histoire.

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Cramée par les Espagnols trois fois au XVIIe siècle, rachetée par le bâtard de Montespan et de Louis XIV, bouleversée par la Révolution et l'épisode de la Grande Peur, transformée par la Révolution industrielle avec ses créations de fabriques de machine-outils, la ville finira par être totalement détruite lors de l'année 1915. Subsistera dans les esprits anglo-saxons la fameuse Vierge dorée au sommet de la Basilique, penchée durant la guerre dans un équilibre précaire et impressionnant au-dessus du vide, et aujourd'hui symbole de la ville. Ce sont les veuves des soldats anglais, qui ont bataillé contre les agriculteurs du coin pour que des tronçons de terres puissent garder l'empreinte de cette guerre meurtrière. De riches donateurs britanniques et le Commonwealth, en étroite collaboration avec les associations du pays du Coquelicot, sont devenus par la suite les principaux conservateurs des lieux dits touristiques de la ville et de ses environs. À chaque pas, un monument, un panneau, un drapeau, pour nous rappeler – un devoir de mémoire suivi à la lettre par les touristes venus se recueillir au nombre de 80 000 par an sur les tombes de leurs ancêtres, peut-être même un jour un David Bowie gamin, dont le grand-père a péri à Beaumont-Hamel. Un drame vécu dans leur chair, mais qui paradoxalement, n'intéresse plus grand monde de chez nous dans ce grand trou des Hauts-de-France. Un lieu que l'on préfère mépriser et voir de loin, comme si le gris était contagieux. L'ennui latent des gamins sur les bancs, à se rouler des galoches les dimanches aprèm, le scooter garé au bord du trou de mine de la Boiselle. Les mégots de cigarettes jetés négligemment sur les trottoirs, les cendres cramant ce qui reste de carcasses. Cette ville autrefois fleuron de l'aviation, minée par une situation économique dégueulasse, a vu ses entreprises tirer le rideau de fer, une à une.

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Je me souviens des balades le long de l'allée où l'on peut voir de vieux avions exposés derrière les barbelés. Les vieilles usines délabrées, frémissant à chaque coup de vent porté. Une ville ouvrière, comme disait Mitterrand, assis à côté de mon père, venu l'accueillir pour un tour de la ville, avant les présidentielles de 1981. Un passé aux racines communistes, où la gaîté des clubs de foot – mon arrière grand-père est le fondateur de l'USOA Albert, on est une vieille famille du patelin – et les grosses fêtes du quartier de la Cité Nouvelle ont laissé place au chômage de masse et un présent frontiste à près de 50 % au second tour des dernières élections présidentielles. La ville compte 10 068 habitants – des familles implantées depuis des générations, pour la plupart. On y trouve de tout, du pilier de comptoir à l'édenté, du junkie à l'exhibo, du débile profond au consanguin. Des schizos qui se prennent pour Columbo ou McGyver, l'un errant sans but dans son imper, l'autre, voulant faire exploser le canton à la nitroglycérine. Des filles portant des Buffalo avec des pantalons de nylon noir, la queue de cheval rattrapant quelques mèches cimentées au gel sur le sommet du crâne.

Je me revois, pas plus haute que le trottoir, être prise dans les bras de David Soul, mon idole des matinées TF1. J'ai vécu au rythme des expositions de vieilles bagnoles, des concours de Miss cheap et des autoradios éructant de la techno. Mes fonds de pantalons usés sur les sièges du cinéma, caché dans une ancienne aile de la basilique, et aujourd'hui fermé. La même bande-son pour patienter avant le début du film. La même bande-son jusqu'à mes 18 ans. Ce moment où j'ai rejoins Amiens et son monde universitaire, croyant qu'un petit pull Zadig & Voltaire et un bouquin de Bourdieu sous le bras suffiraient pour me donner par la suite toute la légitimité pour appartenir à ces gens de biens, enfin. Cette éternelle lutte de l'élite éclairée versus le populaire le plus crasse. La vie ici, c'était la gale. C'était les amies qui tombaient une à une enceinte, sonnant le glas de leur enracinement définitif. Les promesses crevaient aussi vite qu'elles naissaient, quand il fallait se résoudre à prendre ses responsabilités, la fatalité dans le regard. Et puis il y en a eu d'autres, comme moi, qui ont réussi à trouver la porte de sortie. Un équilibre somme tout bancal, mais beaucoup plus confortable. Certains se sont pourtant perdus en chemin, et ont fini par croire aux belles images d'Épinal.

J'ai vécu au rythme des Anglais cherchant des hôtels où crécher ou leur chemin pour se rendre aux tranchées de Beaumont-Hamel. Parfois des types au sourire éclatant dans des voitures de collection, me faisant secrètement espérer de voir débouler un de ces quatre Tony Curtis en pleine rue de Birmingham. J'ai été de ces gens, incapable de voir ce qui se cachait, là sous mes yeux. L'adolescence à rêver de ce mieux, ailleurs, qu'on croit exister à deux heures de train. Je confesse, j'ai détesté cet endroit. J'ai détesté ces commémorations, son ennui et son kitsch. Tout ce que je voyais par le prisme de mes yeux de gamine devenait de facto les choses à bannir. Et puis j'ai grandi, j'ai pris du plomb dans la tête. Et j'ai réalisé que je n'aurais sans doute pas été la même personne, si je n'avais pas grandi au milieu de toute cette mélancolie et de ces bals de pompiers. Albert, c'est plus qu'une ville qu'on croit repliée sur sa propre torpeur. Elle a ses propres leçons à partager, si tant est qu'on veuille bien l'écouter. Elle m'a appris la patience, le devoir de mémoire, le poids de l'histoire. Elle m'a appris que le misérabilisme, le mépris, sont sans doute les plus grandes erreurs à ne pas commettre, tout comme excuser les actes plus que répréhensibles de certains. Mais comprendre une bonne fois pour toute le goulot d'étranglement dans lequel on se retrouve. On s'est planté. C'était pas Bourdieu, qu'il fallait relire. C'était Lasch.