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JUSTICE

L’isolement carcéral tue des hommes autochtones comme moi

Et on passe plus de temps en isolement que les prisonniers non autochtones.
Une cellule d’isolement préventif de Kingston en 2013. Photo : Lars Hagberg, La Presse canadienne

J’ai passé 36 heures consécutives en « isolement préventif », le nom que donne à cette pratique le gouvernement canadien.

Les conditions étaient sordides. La pièce était éclairée en tout temps, la chasse de la toilette a été tirée seulement quand ils l’ont décidé, et je n’avais que la jaquette que je portais et un matelas sur le plancher.

Aucune douche. Aucune sortie dans la cour.

Le seul moyen d’avoir un contact avec un humain est une trappe pour faire passer les repas. Quand il y avait de la vie à l’extérieur de ma cellule, j’essayais de voir par une étroite ouverture dans la porte. Après trois jours d’isolement, on m’a fait sortir. J’ai eu droit à des excuses et une explication : c’était pour « des raisons de sécurité et des soupçons ».

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La population carcérale canadienne a augmenté de moins de 5 % entre 2007 et 2016, mais le nombre de détenus autochtones, lui, a augmenté de 39 % selon le rapport annuel du Bureau de l’enquêteur correctionnel de 2016-2017. Et non seulement les hommes autochtones sont plus susceptibles de se retrouver derrière les barreaux, mais ils reçoivent aussi une évaluation de sécurité plus élevée et, plus préoccupant encore, ils sont envoyés en isolement préventif plus souvent.

Dans son rapport, l’enquêteur Ivan Zinger a écrit qu’en dépit des efforts pour réduire le recours à l’isolement préventif, « les détenus autochtones sont toujours plus susceptibles d’être placés en isolement, et ils y restent toujours plus longtemps que les détenus de tout autre groupe ». Mon isolement n’a duré que quelques jours, mais d’autres autochtones n’ont pas eu cette chance.

Imaginez que vous êtes enfermé dans une cellule 23 heures par jour, chaque jour pendant une année. Ç’a été la réalité d’un jeune homme que j’ai rencontré dans une hutte à sudation. Il venait de sortir de prison et avait du mal à réintégrer la société.

Son bras, de son poignet à son épaule, était couvert de cicatrices et de greffes de peau. J’ai été répugné : répugné par une société, répugné par un système qui laissent un jeune homme enfermé dans un trou jusqu’à ce qu’il en vienne à se mutiler de la sorte.

L’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus, qu’on appelle aussi les Règles Nelson Mandela, prévoit un maximum de 15 jours consécutifs d’isolement cellulaire. Dans sa défense, le procureur général du Canada a soutenu qu’ici, il ne s’agit pas d’isolement au sens où l’entend l’ONU, parce que le détenu dispose chaque jour d’une occasion de contact humain et que la durée n’est pas indéterminée, et ajoute que les effets psychologiques de l’isolement font toujours l’objet d’un rigoureux débat dans la communauté scientifique.

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Toutefois, dans un jugement, un juge de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a récemment affirmé que le recours à l’isolement préventif par le Canada était inconstitutionnel. « Je conclus que l’isolement préventif selon l’article 31 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition est une forme d’isolement qui fait courir à tous les détenus fédéraux qui y sont exposés un risque considérable de graves souffrances psychologiques, et un risque accru d’automutilation et de suicide. »

En effet, la recherche scientifique a établi un lien entre la souffrance psychologique et l’isolement carcéral. Stuart Grassian, psychiatre à la faculté de médecine de Harvard, a écrit que, « dans une période de 15 jours, l’isolement peut causer de graves problèmes psychiatriques » dans son rapport à la Cour suprême de la Colombie-Britannique.

Il est évident que ça traumatise davantage une population déjà traumatisée et vulnérable. Et on ne peut pas nier qu’il y a un problème quand il couvre de cicatrices le bras d’un jeune homme.

Alors qu’on parlait depuis un moment dans la hutte à sudation, je lui ai demandé pourquoi il s’est fait ces coupures. « Pour sortir de là, a-t-il répondu à voix basse. Juste pour parler aux infirmières et me sentir un peu réel. » Puis il a fixé le sol en silence.

Je suis loin de pouvoir imaginer la souffrance et le désespoir qu’il a dû ressentir. J’ai fait une prière avec lui et on a brûlé du tabac.

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Des mesures ont été prises pour réduire le nombre de détenus placés en isolement et le temps qu’ils y passent. Les libéraux ont déposé le projet de loi C-56, en promettant de contrôler l’isolement carcéral, mais on continue d’y envoyer les détenus et ces derniers ne sont pas juridiquement représentés au cours des examens où l’on décide de la date de leur sortie. Et on n’a toujours pas établi de limites maximales.

L’ex-détenu que j’ai rencontré ne se souvenait pas qu’un comité avait examiné son cas, mais seulement qu’on lui avait dit à de nombreuses reprises que quelqu’un « s’occuperait de ça ». Je lui ai demandé pourquoi il a été envoyé en isolement. « Je ne sais même pas. Au début, ils m’ont dit que c’était pour des raisons de sécurité. Plus tard, ils m’ont dit que c’était pour moi, pour ma sécurité », m’a-t-il répondu.

Selon le Rapport annuel du bureau de l’enquêteur correctionnel 2014-2015, les autochtones sont plus susceptibles d’avoir des antécédents de toxicomanie et de problèmes de santé mentale, et ils ont de manière disproportionnée des antécédents liés à la violence familiale ou physique, comparativement aux détenus non autochtones.

Et les détenus maintenus en isolement sont plus susceptibles de s’automutiler. Dans les établissements pénitentiaires fédéraux, parmi tous les détenus avec des antécédents d’automutilation, plus de 85 % ont été placés en isolement. De plus, près de la moitié des suicides dans les établissements fédéraux sont survenus en isolement, selon un rapport de 2014.

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Le lien saute aux yeux, et les données qui le montrent sont troublantes.

Dans son rapport 2016-2017, Ivan Zinger décrit ses visites dans des établissements où il a vu des « “cours” d’isolement extérieures qui étaient en fait des cages, que l’on pouvait facilement prendre pour un enclos ou un chenil destiné aux chiens ».

« J’ai vu des unités d’isolement et même des cellules dans des aires de vie régulières où il n’y avait ni source de lumière naturelle ni ventilation manuelle. Des toilettes et des éviers en acier inoxydable, boulonnés au sol, et d’autres meubles fixés de façon permanente dominent l’intérieur des cellules dans la plupart des pénitenciers, ce qui crée un environnement destiné à l’habitation humaine qui est inutilement austère et menaçant », écrit-il.

Je suis allé au centre de santé communautaire Klinik, un organisme sans but lucratif qui offre des services de santé gratuits à Winnipeg. J’ai appris l’existence de ce centre grâce à une brochure qu’on m’a donnée à ma sortie de prison. Sheona Campbell, qui y est conseillère et thérapeute, m’a parlé d’isolement, du cerveau et de traumatisme.

« Si quelqu’un en isolement a déjà subi un traumatisme, un nouveau traumatisme ne ferait que l’aggraver. C’est cumulatif, m’a-t-elle expliqué. S’il s’agit d’isolement préventif et que la personne n’a aucun contrôle, ne peut pas l’interrompre, n’est pas préparée, ça reproduit en quelque sorte le traumatisme. »

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De plus, les humains sont « programmés pour interagir », dit-elle. Et si l’on est maintenu en isolement, notre capacité à interagir commence à se dégrader. « Plus on reste longtemps en isolement, plus on perd cette capacité, notre cerveau devient de moins en moins apte à faire ce que nous sommes tous censés faire. »

Je me souviens du premier jour après ma sortie de prison et de l’appréhension que j’ai ressentie en public. J’étais en sueur, j’avais la peau moite, je me sentais comme si tout le monde me regardait. Je savais que ce n’était pas le cas, mais je n’arrivais pas à gérer tous ces nouveaux visages et tout l’espace autour de moi. C’est une difficulté à laquelle beaucoup de détenus doivent faire face à leur sortie de prison, en particulier s’ils ont passé du temps en isolement, selon Linda Campbell, agente de réinsertion sociale à la Manitou House, une maison de transition à Winnipeg.

« Beaucoup au début ont du mal à entrer dans un centre commercial et être exposés au niveau de bruit et aux personnes autour d’eux, explique-t-elle. Beaucoup souffrent d’anxiété et de dépression, c’est là que le soutien et les ressources sont nécessaires. […] Le traumatisme augmente, augmente et augmente encore. »

J’ai demandé au jeune ex-détenu quels étaient ses projets maintenant, et il m’a dit qu’il avait du mal à quitter la maison de transition où il se trouvait, mais qu’il espérait renouer avec sa famille et jouer son rôle de père auprès de sa fille, qu’il n’avait encore jamais rencontrée.

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Par la suite, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander quelle serait sa vie et celle des nombreux détenus qui ont recouvré leur liberté après avoir été en isolement.

En ce qui me concerne, j’ai un chez-moi maintenant et je prends soin de mes enfants. Je commence ma deuxième année universitaire l’automne prochain, en science politique et résolution de conflits. Je poursuis mes rêves.

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On m’a permis de suivre des programmes pendant mon incarcération. J’ai été autorisé à assister à des cérémonies culturelles et à demander une libération conditionnelle anticipée. Je n’ai été en isolement que pendant trois jours. On m’a donné une chance d’entreprendre ma réhabilitation.

On doit sortir les détenus de l’isolement. On doit leur donner une chance.

Ryan Beardy a une vaste connaissance du système de justice pénale. C’est également un père de famille qui étudie en science politique à l’Université de Winnipeg. Suivez-le sur Twitter .