Illustration de Marne Grahlman
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Violée et laissée pour morte : des difficultés de demander l’asile aux États-Unis

Claudia a fui le Guatemala où deux hommes la persécutaient – pourtant, sa demande d'asile est tombée dans l'oreille d'un sourd.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Cet article a été initialement publié sur Broadly.

C'est en 2000 que Claudia* a commencé à craindre pour sa vie. Claudia vient d'une petite ville guatémaltèque de 15 000 habitants, où femmes et hommes vendent des fruits et légumes locaux dans la rue entre la verdure luxuriante et les parcs. Un jour, Claudia a remarqué que deux hommes la suivaient quand elle était seule – au marché ou sur le chemin de l'école. Elle n'avait pas la moindre idée de qui ils étaient ; à chaque fois qu'elle les voyait, ils conduisaient une voiture aux vitres teintées et leur visage était couvert. Cette situation a duré des mois.

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Puis un jour, sa vie a basculé. Il était minuit, un soir de printemps 2003, quand deux hommes se sont pointés chez elle, masqués et vêtus de noir, prétendant être de la police et la priant d'ouvrir la porte. Ils ont demandé à voir son mari. Claudia, qui avait 45 ans à l'époque, n'avait pas vu son mari depuis près d'une décennie – il les avait abandonnées, elle et leur fille, et avait épousé une autre femme. Les hommes ont insisté ; ils voulaient savoir où il était. Ils lui ont dit que ce dernier était membre d'une guérilla, ce dont Claudia ne se doutait pas.

Après être entrés, ils l'ont frappée au visage avant de la jeter par terre et de pointer un flingue sur son front. Lors de son interview par téléphone, Claudia a fondu en larmes alors qu'elle me racontait que les deux hommes l'avaient ensuite violée à tour de rôle. S'ils ne retrouvaient pas son mari, lui ont-ils dit, ils reviendraient pour la tuer.

Claudia a rapporté l'incident à la police locale deux jours plus tard. Vu qu'elle était incapable d'identifier les deux hommes, les autorités ne pouvaient pas enquêter. Immédiatement après l'attaque, elle a appelé un taxi et s'est installée chez sa mère dans une ville voisine, où sa fille de 17 ans se trouvait déjà. Elle n'est pas allée à l'hôpital, de peur que ses assaillants ne la retrouvent.

Peu après, la même année, Claudia a décidé de payer un passeur pour franchir la frontière américaine.

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Selon le Pew Research Center, la population d'immigrés en situation irrégulière aux États-Unis a plus que triplé entre 1990 et 2007 et avoisine désormais les 12,2 millions de personnes – la vaste majorité venant du Mexique et d'Amérique centrale. Entre 4,5 et 6 millions d'immigrés sont entrés légalement dans le pays et sont restés après l'expiration de leur visa, selon le Pew Hispanic Center, les 6 à 7 millions restants sont entrés par le biais de moyens illégaux. Ils se sont cachés dans des camions de transport, ont traversé le désert de Sonora ou le Rio Grande – le fleuve qui sert de frontière naturelle entre le Mexique et les États-Unis.

La prolifération de la violence des gangs et l'instabilité politique des pays du Triangle du Nord – le Guatemala, le Honduras et le Salvador – ont poussé de nombreuses personnes, dont des femmes et des mineurs non accompagnés, à se rendre aux États-Unis pour demander l'asile. Désormais, selon le Council on Foreign Relations, près de 10 pour cent des habitants de la région ont fui. Malgré la mise en place d'une « stratégie de dissuasion » par l'administration d'Obama en 2014 – impliquant des politiques destinées à décourager les migrants de traverser la frontière, une montée en puissance des détentions de familles aux États-Unis et un accord avec le Mexique pour appréhender les migrants avant qu'ils n'atteignent la frontière – des dizaines de milliers de personnes entreprennent toujours ce voyage risqué vers le nord.

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Comme beaucoup, Claudia avait entendu parler des risques de ce voyage périlleux à travers le Mexique. Les membres de sa famille, dont certains avaient atteint les États-Unis avec succès, l'avaient mise en garde contre les dangers de voyager avec un passeur et les difficultés de naviguer dans le processus d'asile étasunien. Mais après avoir été victime d'un viol, Claudia a décidé qu'elle n'avait pas d'autre choix : soit elle partait, soit elle restait et attendait la mort.

Après avoir traversé la frontière, elle a été arrêtée par les services de l'immigration du Texas. Après traitement, elle a comparu devant un juge en Californie, où vivait sa famille. Les services de l'immigration lui ont conseillé de trouver un avocat qui l'aiderait à rester dans le pays. Elle a été incarcérée dans un refuge pour femmes où elle a pu téléphoner à sa famille pour la prévenir qu'elle était en sécurité. Elle a ensuite pris un bus pour Los Angeles, où elle vit depuis sans statut légal et sans autorisation de travail.

Le tribunal a justifié son refus de protection en vertu de la Convention contre la torture, estimant que Claudia n'avait pas réussi à prouver qu'il était plus probable qu'elle soit torturée en retournant au Guatemala plutôt qu'elle ne le soit pas – une notion difficile à préciser.

Pour qu'une demande d'asile soit acceptée aux États-Unis, le demandeur doit obtenir son statut de « réfugié » en prouvant qu'il a subi des persécutions ou qu'il sera persécuté – du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. De plus, il doit démontrer qu'il ne peut pas réclamer de la protection de son pays.

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À travers une série de batailles juridiques, Claudia a fait valoir qu'elle avait été persécutée en raison d'une opinion politique faussement attribuée – à savoir la participation de son mari à un groupe guérillero – et qu'elle n'a pas été protégée par l'État guatémaltèque. Sa demande a été rejetée à chaque étape.

Après son entrée aux États-Unis en 2003, le gouvernement a entrepris les procédures de renvoi. En 2004, avec l'aide de son avocat, Joubin Nasseri, Claudia a fait une demande d'asile, de suspension d'expulsion et de protection au titre de la Convention contre la torture. Même si le juge a trouvé son témoignage crédible, chacune de ses demandes a été rejetée.

Claudia et Joubin ont fait appel, en vain. La Commission des recours en matière d'immigration, un organisme administratif doté d'une compétence nationale, a également confirmé la décision du juge, concluant comme ceci : « Bien que la plaignante semble avoir été victime d'actes criminels à plusieurs reprises, elle n'a pas établi de lien entre cet incident et la [Convention contre la torture]. » Et la Commission d'ajouter qu'il n'y avait « aucune preuve suggérant qu'elle avait été blessée à cause d'une quelconque opinion politique réelle ou supposée ».

Claudia et son avocat ont de nouveau fait appel – cette fois-ci auprès de la Cour d'appel pour le neuvième circuit. Mais en février 2014, le tribunal a affirmé que le viol de Claudia était un acte criminel et non une persécution à cause d'une opinion politique. Si les jurés n'ont pas remis en question la crédibilité de Claudia, ils ont tout de même conclu que Claudia n'avait pas réussi à prouver que ces fameux hommes cherchaient à la punir en raison d'une opinion politique qu'ils lui attribuaient.

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« Cette décision montre une application de la loi vraiment troublante », affirme Karen Musalo, avocat et directrice du Center for Gender and Refugee Studies à l'École de droit Hastings de l'université de Californie. Elle a assisté des femmes victimes de persécutions dans leur pays d'origine pendant des décennies. « Il ne s'agissait pas "simplement" d'un acte criminel, comme l'a affirmé la cour. »

De plus, le tribunal a justifié son refus de protection en vertu de la Convention contre la torture, estimant que Claudia n'avait pas réussi à prouver qu'il était plus probable qu'elle soit torturée en retournant au Guatemala plutôt qu'elle ne le soit pas – une notion difficile à préciser. Tout cela en dépit de la violence brutale et généralisée contre les femmes au Guatemala – pays qui affiche l'un des taux les plus élevés d'homicides de femmes à travers le monde.

Claudia est encore aux États-Unis grâce à un sursis de renvoi déposé par son avocat, c'est-à-dire un report temporaire de l'expulsion. Au départ, elle espérait aider sa fille à la rejoindre aux États-Unis, mais puisqu'on lui a refusé sa régularisation, cette dernière a dû rester au Guatemala – où elle fait face, elle aussi, à un danger extrême. Claudia m'a raconté qu'en 2006, sa fille était tombée sur deux hommes qui l'attendaient à la sortie de l'école. Ils l'ont violée et laissée pour morte. Claudia ne sait pas s'il s'agit des mêmes hommes.

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« Les femmes étaient systématiquement violées et mutilées, pour des questions de pouvoir et de contrôle. » –Kelsey Alford-Jones

Une affaire de demande d'asile repose souvent sur la démonstration du lien entre les crimes subis et la persécution. C'est l'une des questions les plus controversées dans le droit des réfugiés. « Ce problème du lien se pose dans chaque affaire, précise Musalo. Beaucoup, beaucoup de demandes sont rejetées à cause de ça. »

La professeure Deborah Anker, directrice de l'Immigration and Refugee Law Clinic à Harvard, avance que la problématique de l'égalité des sexes n'est jamais abordée dans les jugements. « Je pense qu'on ne tient pas assez compte de l'égalité et qu'on ne prend pas assez au sérieux les questions de sexe dans la définition du statut de réfugié », déclare-t-elle.

Le Guatemala occupe la troisième place à l'échelle mondiale pour les taux d'homicides de femmes, et la violence est profondément enracinée dans l'histoire mouvementée du pays. Entre les années 1960 et 1990, le pays a été déchiré par une guerre civile brutale qui a duré 36 ans et qui, selon la Commission de vérité, a culminé lors d'un génocide à l'encontre des populations indigènes. Pendant les années 1980, l'armée guatémaltèque a mené des campagnes de « terre brûlée » contre les guérilleros gauchistes – en massacrant et brûlant les villages – suite à quoi la Commission a affirmé que « le viol des femmes était une pratique courante visant à détruire l'un des aspects les plus intimes et les plus vulnérables de la dignité de l'individu. Elles étaient tuées, torturées et violées, parfois à cause de leurs idéaux et de leur engagement politique ou social. »

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L'héritage de la guerre et le taux élevé de violences conjugales et sexuelles semblent être liés, affirme Kelsey Alford-Jones, directrice exécutive de la Commission des droits du Guatemala. « Les femmes étaient systématiquement violées et mutilées, pour des questions de pouvoir et de contrôle », dit-elle.

La police des frontières des États-Unis à Laredo, au Texas, en 2013. Photo via Wikimedia Commons

Etre à la merci d'un passeur comporte son propre lot de risques pour les femmes. Certaines n'atteignent jamais à la frontière. Un rapport de 2015 du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) au sujet des migrantes du Triangle du Nord a démontré que les femmes migrantes, en particulier celles qui transitent par le Mexique, peuvent être détenues, extorquées ou ramenées de force dans leur pays d'origine, voire mourir avant d'atteindre la frontière américaine. Elles sont également nombreuses à être confrontées à la violence physique et sexuelle.

Après avoir quitté sa fille en 2003, Claudia décrit un voyage difficile. Au Guatemala, elle et une autre femme ont été conduites par leur passeur au Mexique. Durant 14 jours, elles ont marché de longues heures à travers le pays, généralement pendant la nuit, jusqu'à ce qu'elles franchissent la frontière au Texas.

Selon Claudia, d'autres passeurs et d'autres migrants ont rejoint leur groupe à diverses étapes du trajet ; ils étaient près de 30 à fuir leur pays d'origine et à avancer côte à côte. La nourriture et l'eau étaient rares. En approchant de la frontière, des pneus de camion leur ont permis de traverser les eaux traîtresses du Rio Grande, également connu sous le nom de Río Bravo au Mexique.

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Entre 1998 et 2015, la police des frontières des États-Unis a recensé 6 571 morts à sa frontière du sud-ouest – ce qui comprend les noyades, les accidents et les meurtres. Les vrais chiffres sont « certainement supérieurs », affirme Jessica Brown, professeur au Centre de recherche sur l'immigration à l'Université de Houston. Les migrants sans papiers voyagent souvent sans carte d'identité et utilisent de faux noms – il est donc difficile d'obtenir une estimation précise du nombre de décès.

« Il est difficile d'identifier les corps trouvés dans la rivière à cause de la faune et de l'eau qui endommagent les cadavres, m'a précisé Brown. La militarisation de la frontière méridionale a conduit les migrants dans des endroits de plus en plus éloignés. Ceux qui meurent là-bas de déshydratation sont souvent récupérés à l'état de squelette, ou ne sont jamais trouvés. »

« J'avais vraiment peur, avant de me souvenir de la peur que je ressentais au Guatemala. À chaque fois que j'avais peur, je me rappelais cette horrible nuit. »

La peur et le danger du voyage unirent parfois les migrants. « J'avais vraiment peur, avant de me souvenir de la peur que je ressentais au Guatemala. À chaque fois que j'avais peur, je me rappelais cette horrible nuit », a déclaré Claudia. Pendant la traversée, certains pneus se sont dégonflés avant d'atteindre l'autre rive, mais les gens du groupe qui savaient nager aidaient ceux qui ne savaient pas.

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Alors que le groupe se rapprochait de la frontière dans l'obscurité de la nuit, Claudia raconte qu'elle était si épuisée qu'elle s'est entravée dans un trou et a chuté dans la montagne. Elle ne pouvait plus bouger ; elle a entendu son passeur dire : « Laissons là. Nous ne pouvons plus attendre. »

Elle se voyait déjà mourir quand elle a croisé un autre groupe de migrants. Ils l'ont emmenée en lieu sûr près de la frontière. Le passeur a ensuite dirigé le groupe vers une route où ils ont marché pendant 20 minutes avant d'atteindre la frontière. Les autorités de l'immigration les attendaient.

En 2010, Amnesty International a estimé que près de 60 pour cent des femmes étaient victimes de violences sexuelles sur le trajet reliant l'Amérique centrale aux États-Unis, violences souvent commises par les agents de l'État ou les passeurs. Un rapport plus récent publié par Fusion en 2014 a compilé des informations en interviewant les directeurs de refuges pour migrants mexicains et a estimé que ce nombre avoisinait en réalité les 80 pour cent. Selon le rapport d'Amnesty, le viol des femmes migrantes est si répandu que les contrebandiers demandent parfois aux femmes de prendre un contraceptif avant de partir afin d'éviter les grossesses découlant d'un viol. Claudia n'a pas souhaité dire si tel était son cas.

Comme Claudia l'a appris, ce voyage épuisant jusqu'à la frontière est souvent suivi d'un combat d'un genre différent – et qui peut ne servir à rien. Au début des années 1990, la Cour suprême des États-Unis a mis en place le critère du « lien » dans une affaire intitulée Immigration and Naturalization Service v. Elias-Zacarias L'affaire impliquait un jeune homme, Jairo Jonathan Elias-Zacarias, ayant demandé l'asile suite à des persécutions liées à ses opinions politiques. Selon la justice, il avait quitté le Guatemala après que deux guérilleros masqués et armés de mitrailleuses ont tenté de le recruter pour rejoindre leur armée. Quand il a refusé, ils lui ont dit de « bien réfléchir ». La Cour suprême a rejeté sa demande d'asile. Le juge Scalia, qui a rédigé l'avis de la cour, a conclu que Zacarias n'avait pas le droit d'asile car il n'avait pas prouvé qu'il subirait un préjudice « en raison de son opinion politique ».

En 1994, dans un essai académique, Musalo a soutenu que le but de cette décision était de réduire la protection des immigrés en basant la demande d'asile sur l'intention du persécuteur.

L'affaire Zacarias, selon NPR, représentait une grande victoire pour George H. W. Bush. L'administration Bush a fait valoir qu'une interprétation plus large aurait abouti à un trop grand nombre de demandeurs d'asile le long de la frontière sud.

25 ans plus tard, le Neuvième circuit a précisé que Claudia n'avait pas fourni de preuves suffisantes quant aux motivations de ses persécuteurs ; ainsi, son viol était criminel et non politique. La suspension d'expulsion était donc inenvisageable.

Joubin Nasseri, l'avocat de Claudia, a dit être choqué par la décision du tribunal.

« C'est triste parce que nous avons expliqué très clairement qu'elle avait été violée en raison de son lien avec son mari, a-t-il dit. Nous avons ajouté que le gouvernement [guatémaltèque] avait refusé de l'aider et de la protéger. »

Aujourd'hui, Claudia vit toujours en Californie, sans statut juridique, avec ses deux sœurs et trois frères. Elle est insomniaque et souffre de crises d'angoisse et de cauchemars fréquents. Lorsque Nasseri lui a annoncé qu'on lui avait refusé l'asile en 2014, elle a dit : « J'ai senti quelque chose de terrible dans mon cœur. Je me suis dit : Oh mon Dieu. Ils vont me tuer au Guatemala. »

*Les noms ont été changés.