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Crime

Une pluie de feu est tombée sur Iloviask

Comment les forces ukrainiennes ont utilisé des bombes incendiaires de l’ère soviétique pour attaquer une ville dans l’est de l’Ukraine.
Image via Reuters

Il fut un temps où Iloviask était une petite ville tranquille de l'est de l'Ukraine, mais au milieu du mois d'août dernier, la guerre est arrivée. Des combats féroces entre les rebelles pro-russes et les forces ukrainiennes ont fait rage dans la campagne et les villages environnants. Les explosions qui ont illuminé au loin la nuit du 14 août ne ressemblaient pas à celles des roquettes Grad ou des tirs de mortiers que les habitants du coin ont appris à reconnaître.

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Au début, les habitants de la petite ville ont pensé que les Ukrainiens fêtaient simplement une victoire. Elena Sychova, une concierge d'école de 52 ans raconte à VICE News : « C'était comme s'ils avaient tiré un feu d'artifice après avoir repris un village voisin. Mais à un moment on a réalisé que ça ne s'arrêtait pas. Ça se rapprochait encore et encore. C'était comme une pluie de feu. »

Une enquête menée ultérieurement par VICE News, soutenue par une expertise indépendante de l'Armament Research Services (ARES) sur des restes de roquettes a montré que ces « feux d'artifice » étaient en fait des milliers d'éléments incendiaires jaillissant en plein vol de roquettes 9M22S datant de l'ère soviétique.

Jusqu'à 40 roquettes 9M22S peuvent être tirées en 20 secondes par le système de lancement multiple de roquettes (MLRS) « Grad » 9K51 (alias BM-21). Allumées depuis le point de projection, les 180 têtes contenues dans l'ogive de la roquette 9N510 sont remplies d'une substance semblable à la thermite. Elles s'enflamment intensément quand elles touchent le sol.

Bien que ces éléments soient de taille réduite - 2,54 x 4,19 centimètres ou 6,6 x 10,67 centimètres - ils atteignent une température phénoménale. La plupart des composés de thermite atteignent des températures supérieures à 2 200 °C en s'embrasant. Cette chaleur est suffisante pour réduire en cendres leur coque extérieure faite d'alliage de magnésium ML-5.

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Cette photo montre les éléments incendiaires de l'ogive 9N510 dans différents états. De gauche à droite : intact, partiellement brûlé, et réduit en cendre. Images via Harriet Salem.

La nuit du 14 août vers dix heures du soir, des habitants d'Iloviask - qui était à l'époque sous le contrôle des rebelles - disent avoir entendu un grand nombre d'explosions en cascade. Le son était inhabituel, il ne ressemblait pas à des « feux d'artifice » géants tirés depuis le sud-ouest.

Alexander est agent de sécurité, il a 44 ans. Il s'apprêtait à se mettre au lit lorsqu'il a entendu la série d'explosions. « Ça semblait être loin, donc je ne me suis pas inquiété. Ma femme et mes enfants étaient déjà dans l'abri sous le centre culturel, mais j'étais resté pour protéger la maison » raconte-t-il à VICE News.

Le temps qu'Alexander n'arrive au niveau de son portail, « l'énorme feu d'artifice » qu'il avait d'abord aperçu par la fenêtre s'était transformé en « boules de feu tombant du ciel. » Le sol de son jardin a bientôt commencé à prendre feu. « Dans un premier temps j'ai pensé à me jeter à terre mais j'ai alors réalisé que si l'une d'elle me touchait je serais brûlé jusqu'à l'os, donc j'ai couru à l'intérieur » dit-il.

« Il n'y avait pas d'objectif militaire clair, on a vu des maisons de civils brûler. Les conséquences humanitaires de l'emploi de ce type d'armes sont bien plus graves que l'avantage militaire qu'elles procurent. »

Alexander et les autres habitants de la rue Komsomolskaya disent que cinq à dix minutes après que le « feu » ne cesse de pleuvoir, les toits des bâtiments ont commencé à s'embraser. « Dans cette rue on a été chanceux d'avoir un grand réservoir d'eau dans le jardin d'un des voisins. Ensemble, on a éteint les flammes à l'aide de seaux d'eau » raconte Alexander à VICE News. « Ils ont commencé à tirer des roquettes Grad peu de temps après, alors qu'on était encore en train d'éteindre les flammes. Le bombardement était presque continu à ce moment. On a réussi à sauver quatre maisons dans cette rue, mais une maison a brûlé. Après cette attaque incendiaire, j'en ai eu assez. J'ai rassemblé mes affaires et je me suis rendu à l'abri aux alentours de quatre heures et demie du matin. »

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Cette nuit-là, au moins huit maisons ont été complètement détruites et des dizaines d'autres endommagées par le « feu » tombé du ciel.

Partout où les habitants ont indiqué que les bâtiments ont commencé à brûler quelques minutes après l'attaque, VICE News a retrouvé dans les environs des vestiges de têtes carbonisées ainsi que des petites surfaces de terre calcinée autour de l'emplacement de l'incendie principal.

La nature même des attaques incendiaires rend habituellement très difficile l'identification des armes utilisées. Les preuves les plus importantes, dont les restes des munitions, sont normalement détruites ou endommagées dans la fournaise au point de devenir méconnaissables.

Cependant, dans le cas d'Iloviask, une séquence vidéo filmée la nuit de l'attaque depuis le village voisin de Zelene - fournie à VICE News par un habitant local - ainsi que de nombreux témoins oculaires ont permis de situer l'emplacement du point de tir à environ 18 kilomètres au sud-ouest de la ville.

Vidéo filmée par un téléphone portable fournie à VICE News qui montre ce qui est apparemment une vingtaine de roquettes 9M22S explosant au-dessus d'Iloviask. Filmé la nuit du 14 août depuis la bordure sud du village de Zelene, à environ un kilomètre au Nord.

En observant les larges plaines de cette région, à un kilomètre et demi de moins que la portée maximale des 9M22S en partant d'Iloviask, VICE News a retrouvé un camp ukrainien abandonné en haut d'une colline. Là, sous les feuilles et au milieu des tranchées désertes se trouvaient des douilles de balles et des boîtes de munition éparpillées. Ces preuves, ajoutées à la terre brûlée, aux têtes intactes et à plusieurs restes de roquettes non-explosées, permettent de faire le lien entre cet endroit et l'attaque d'Iloviask.

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Le corps d'une 9M22S retrouvée par VICE News sur une ancienne position ukrainienne en haut d'une colline, à environ 17 kilomètres d'Iloviask. La bande rouge désigne les armes incendiaires dans le système soviétique de marquage des munitions.

Le réacteur d'une roquette 9M22S trouvée par VICE news sur la position ukrainienne abandonnée.

Analysés par les experts de l'ARES, les composants correspondent aux fragments retrouvés par VICE News à Iloviask. Le haut de la colline est donc la position de tir la plus probable de la « pluie de feu » sur le village voisin.

Vue de l'intérieur d'une ogive non-explosée trouvée par VICE News sur la position ukrainienne en haut de la colline. 180 éléments incendiaires, agencés ici en nid d'abeille, sont contenus dans l'ogive.

Le réacteur et l'empennage de la 9M22S à côté du corps de la roquette. Toutes les composantes ont été trouvées sur le camp abandonné, à environ 17 kilomètres d'Iloviask.

Le dernier usage documenté d'armes incendiaires en Ukraine remonte aux combats de Sloviansk en juin dernier. Cependant peu de recherches empiriques ont été menées sur le type de munition qui peut avoir été utilisé. Au moment des premières attaques, les médias russes ont largement rapporté à tort l'usage d'armes « à base de phosphore blanc ».

Connu pour son utilisation par les Américains au Vietnam et par Israël à Gaza, le phosphore blanc s'est attiré une condamnation internationale parce qu'il fait des victimes sans aucune distinction et que ses effets mortels et toxiques sont bien connus. Parler d'un emploi de cette substance par les forces ukrainiennes dans le Donbas offre donc à la Russie une bonne occasion de faire de la propagande.

L'expertise de séquences vidéos de plusieurs attaques incendiaires filmées dans l'est de l'Ukraine, dont celle de l'attaque d'Iloviask obtenue par VICE News, permet de conclure que les armes utilisées ne correspondent pas à ce que disent les médias russes. N.R. Jenzen-Jones est chercheur dans le domaine des armes incendiaires et directeur d'ARES. Il indique à VICE News que « Le phosphore blanc se caractérise habituellement par un dégagement significatif et continu de fumée blanche, qui est absent ici, ce qui suggère qu'un matériel incendiaire ou pyrotechnique est plus probable ».

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« La communauté internationale doit agir parce que les lois existantes ne sont pas adéquates. »

Par rapport aux munitions au phosphore blanc, on ne sait que peu de choses à propos des roquettes 9M22S et des ogives 9N510. D'après une source d'ARES, la seule utilisation confirmée de ces roquettes avant aujourd'hui remonte à l'invasion soviétique de l'Afghanistan. On suspecte que ces armes ont été utilisées dans des conflits plus récents comme la Libye ou la Tchétchénie.

Développées et produites dans le secret du programme d'armement de l'Union soviétique, dans lequel les armes incendiaires continuèrent de constituer des éléments de base bien après qu'elles ne sont tombées en désuétude chez les armées occidentales, la 9M22S/9N510 et autres munitions de cette époque restent largement entourées de mystère, et ce, y compris pour les experts.

« On ne sait presque rien, voire rien du tout, à propos de beaucoup de ces armes développées pendant l'ère soviétique » explique Mark Hiznay, chercheur en armement pour Human Rights Watch (HRW), à VICE News. « Après avoir pris la poussière dans les stocks, elles ressurgissent en Libye, en Syrie et bien sûr, en Ukraine, qui en possède dans ses propres stocks. Nous devons savoir ce qui se passe exactement et comment elles fonctionnent » ajoute Hiznay, qui a effectué un travail de terrain sur les champs de bataille de l'est de l'Ukraine et dans d'autres zones de conflit.

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Les experts peuvent cependant affirmer une chose : la 9M22S/9N510 peut provoquer une fournaise mortelle en quelques minutes. « Ces types d'armes sont conçus pour mettre le feu à des cibles militaires et sont habituellement employés sur des infrastructures comme des dépôts de munitions ou de carburant, bien qu'elles ont déjà été utilisées à des fins anti-personnelles. Quand elles sont tirées sur des infrastructures, y compris des bâtiments en zones urbaines, si une quantité suffisante de matière inflammable est présente, un feu peut potentiellement commencer. Plus les éléments incendiaires sont concentrés, plus cette potentialité augmente » explique Jenzen-Jones.

Les armes incendiaires sont utilisées depuis longtemps sur les champs de batailles du monde entier. L'emploi de flèches enflammées a été documenté dans le premier manuel militaire connu, L'art de la guerre, en 500 avant notre ère. Depuis, presque toutes les armées depuis les Spartiates jusqu'aux Soviétiques ont utilisé des armes incendiaires.

Si l'on utilise les armes incendiaires à travers les âges, ce n'est pas tant pour leur capacité à causer la mort ou même des dégâts importants que pour leur capacité à inciter la peur et à faire flancher le moral non seulement des armées adverses mais aussi des populations jugées hostiles. Le bombardement incendiaire de villes allemandes par les Américains et les Britanniques pendant la Seconde guerre mondiale est un bon exemple de cette volonté délibérée de viser les civils avec des armes incendiaires.

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En dépit de leur capacité reconnue à tuer, terroriser, causer de graves blessures et des traumatismes psychologiques, ou encore de dévaster des infrastructures, les armes incendiaires comptent parmi la catégorie d'armes la moins réglementée par les lois internationales.

« On ne sait presque rien de beaucoup de ces armes développées pendant lre soviétique. Après avoir pris la poussière dans les stocks elles ressurgissent en Libye, en Syrie et, bien sûr, en Ukraine ».

Le protocole III de la Convention sur certaines armes classiques (CCCW), reconnu par 108 États dont la Russie et l'Ukraine, est le principal texte de loi réglementant l'usage des armes incendiaires. La convention interdit de viser des civils avec des armes dont le but premier est de provoquer un incendie. Alors que la législation interdit également l'utilisation de munitions incendiaires air-sol contre des cibles militaires si celles-ci se trouvent à proximité de civils, elle autorise dans ce même cas de figure l'utilisation de munitions incendiaires sol-sol, comme la 9M22S/9N510.

À Genève, Hiznay fait pression par l'entremise d'HRW pour élargir le champ de la régulation internationale des armes incendiaires. Le chercheur qui s'est rendu sur le site d'Iloviask affirme à VICE News que non seulement dans ce village ukrainien mais aussi dans nombre d'autres zones de conflit, des civils sont touchés par des tirs d'armes incendiaires.

« La communauté internationale doit agir parce que les lois existantes ne sont pas adéquates. Les faits sur le terrain démentent les affirmations théoriques du gouvernement [ukrainien]. Il n'y avait pas d'objectif militaire clair [dans l'attaque d'Iloviask], on a vu des maisons de civils brûler. Les conséquences humaines de l'emploi de ce type d'arme sont bien plus graves que l'avantage militaire qu'elles procurent » ajoute-t-il.

Jenzen-Jones, de l'ARES, affirme qu'il faut aussi accorder une plus grande attention aux systèmes de lancement obsolètes utilisés pour tirer des roquettes comme la 9M22S. Alors que beaucoup de munitions sol-sol sont plus précises que les munitions air-sol, il existe des exceptions à la règle et la 9m22S/9N510 - une roquette non guidée tirée par un obsolète dispositif 9K51 MLRS - en est un bon exemple, explique-t-il.

« Comme beaucoup de vieux dispositifs MLRS, le 9K51 n'est pas une arme particulièrement précise » dit-il. « Elle est conçue pour envoyer le plus de puissance possible sur une zone-cible, en noyant cette zone sous une pluie de roquettes. Elle n'est pas faite pour frapper précisément des points-cibles de la manière dont le font les armes modernes. La 9M22S est une roquette non guidée, considérablement moins précise que les munitions guidées que l'on peut s'attendre à trouver quand une armée moderne vise une cible militaire dans des zones civiles urbanisées. »

À Iloviask, les dégâts causés non seulement par l'attaque incendiaire mais aussi par les lourds bombardements de la part des deux camps laissent des traces, et les habitants tentent désespérément de réparer les nombreuses maisons endommagées avant que n'arrivent les neiges de l'hiver.

La maison de Svetlana Danshin et de son fils est de celles qui ont été réduites en cendres le 14 août. Elle est irréparable. Seuls quatre murs calcinés tiennent encore debout. « Nous avons tout perdu sauf ce que nous avions sur nous cette nuit-là » raconte Denis Danshin, 19 ans. Alors que le jeune homme parle, le chien de la famille sous le choc du bombardement grogne au milieu des décombres carbonisées. « Ma mère était hystérique. On a pensé qu'on allait pouvoir sauver quelque chose, mais il n'y avait plus rien à sauver, juste de la cendre et des gravats. La seule chose positive que je peux faire, c'est remercier Dieu de ne pas avoir été àl'intérieur. »

Suivez Harriet Salem sur Twitter : @HarrietSalem