Dans les caddies des Anglais de Cité Europe, l’autre zone de Calais

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Dans les caddies des Anglais de Cité Europe, l’autre zone de Calais

À la découverte d'une espèce endémique de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie : l’Anglais de Calais. Signe distinctif : son caddie plein de caisses de pinard.

Calais a fait couler beaucoup d'encre ces derniers temps. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, la ville du Nord-Pas de Calais est surtout connue à travers les médias pour être un point de chute pour les différentes vagues de migrants qui tentent désespérément de passer la frontière vers la Grande-Bretagne et qui vivent dans des conditions de précarité extrêmes.

J'ai grandi dans la région et je dois avouer que depuis toute petite, pour moi, les « migrants » que l'on voit le plus sont ceux qui font le voyage dans l'autre sens : les Anglais. Chaque jour, c'est par ferrys entiers que les rosbifs viennent faire le plein de bouteilles d'alcool à moindre coût de l'autre côté de la Manche, dans les différentes échoppes de Cité Europe, cette zone commerciale située à quelques encablures du terminal d'Eurotunnel.

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L'enseigne du Calais Wine Superstore. Toutes les photos sont de l'auteur.

Car à Calais, les Anglais, c'est tout un poème. Lorsque je demande autour de moi si cet sensation d'envahissement parle à quelqu'un, l'impression se confirme : « Les Anglais à Calais ? Mais bien sûr ! Ils viennent avec femme et enfants et chacun pousse un caddie plein à ras-bord. » D'autres connaissances locales évoquent quant à elles l'amour des Anglais pour notre fromage : « J'en ai déjà vu qui achètent deux douzaines de camemberts. Ils en ramènent pour toute leur rue. » Je me suis donc rendue dans les supermarchés façon duty free du bord de la Manche pour tenter d'approcher cette espèce endémique très gourmande en spécialités françaises qu'est l'Anglais de Calais.

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Eddy et Martin, bien contents d'avoir trouvé leur whisky préféré à moitié prix chez Carrefour.

Le principal signe distinctif de l'Anglais de Calais, c'est son caddie : il est rempli exclusivement d'alcools. Lors de ma visite, j'ai pu approcher pas mal de spécimens répondant parfaitement à cette description. Au Carrefour de Cité Europe, il suffit d'attendre en face des caisses pour réussir à en attraper quelques-uns dans le flot ininterrompu des caddies. C'est comme ça que j'ai hameçonné Eddy et Martin, et plus tard John et sa femme. Eddy et Martin viennent du Somerset et font le voyage tous les trois mois pour s'approvisionner non seulement en vins et en spiritueux mais aussi en baguettes, en fruits et mer et assez étrangement, également en sopalin. Ils me montrent leur bouteille de whisky favorite : ici, elle est vendue 13 €, alors qu'en Grande-Bretagne, elle coûte dans les 30 £, soit l'équivalent de 39 €.

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John et sa femme, originaire de Byfleet, viennent s'approvisionner ici au moins quatre fois par an. De manière très consciencieuse, John me détaille le contenu de son caddie qui ne contient que des caisses de vin : « Tu vois chez nous, cette bouteille est vendue 5 £ (soit 6,40 €). Ici, elle est à 3 €, donc avec le taux de change, si on en achète plusieurs caisses, la traversée est vite rentabilisée. Mais le mieux reste d'acheter les meilleures bouteilles possibles, parce qu'ici elles sont à 20 €, mais chez nous elles sont au moins à 60 £. » Quand je lui demande s'il achète toutes ces bouteilles uniquement pour lui ou bien s'il compte en distribuer autour de lui, John retrouve son sérieux : « On n'a pas le choix : on ne peut acheter que pour sa consommation personnelle. Sinon, ce serait illégal. Plusieurs caisses de vin, ça passe, mais ce serait plus difficile avec la même quantité en whisky. »

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Graene l'Écossais et Joseph le New-Yorkais, en plein kiffe gastronomique.

Même son de cloche chez Graene – cet Écossais visiblement choqué par le fait que j'ai bien pu le prendre pour un Anglais – qui ne vient à Calais que quand il a un chauffeur. Ce coup-ci, c'est tombé sur John, un pote à lui New-Yorkais. Tous deux vivent à Londres. John, avec le chapeau, me montre le fromage AOC sur lequel il a jeté son dévolu : « I've also bought some pâté and some bread », me dit-il en me montrant des boîtes de biscottes. Graene, lui aussi, est ravi : il vient d'acheter quelques bouteilles de son whisky préféré. Il m'explique que même le whisky écossais est environ 10 % moins cher en France (l'écart peut aller jusqu'à 50 % pour le vin). Des deux côtés du tunnel sous la Manche, les boissons alcoolisées sont soumises à la plus forte TVA possible : 20 %. Mais en Grande-Bretagne, les alcools sont soumis à encore d'autres taxes – qui ont pour but affiché de réduire la consommation des Britanniques, pour l'instant sans succès.

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Acheter de telles quantités de vin est totalement légal : la douane n'embête pas les acheteurs, il suffit d'expliquer qu'il s'agit d'un mariage ou d'une célébration nécessitant un fort approvisionnement en picole.

Direction une autre zone industrielle bien connue des Britanniques, de l'autre côté de Calais. On ne le croirait pas, mais elle se situe à seulement cinq kilomètres de ce qui était encore il y a peu la Jungle de Calais. C'est là que les hangars de Cash and Carry se trouvent. Comprendre : c'est là où les affaires sont les plus intéressantes. Quand j'arrive sur le parking de Pidou, il n'y a effectivement que des voitures immatriculées en Grande-Bretagne. Ici, tout est fait pour attirer l'Anglais : la signalétique s'affiche dans la langue de Shakespeare, le magasin indique le taux de change du jour et accepte les billets de livres sterling.

Je fais la rencontre de Steward et Hannah, un couple qui vient ici environ 15 fois par an. Une fréquence qui s'explique par le fait qu'ils vont souvent participer à des courses de stock-car en Hollande et que Pidou se trouve justement sur leur route quand ils rentrent chez eux, dans les Midlands.

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Chris, le jeune marié qui sait déjà comment faire plaisir à sa femme.

Je tombe ensuite sur un homme plus jeune que la moyenne. Il est seul et son caddie est anormalement rempli de bouteilles de vins blancs. Chris m'explique qu'il va bientôt se marier et qu'il a donc commencé à opérer quelques allers-retours entre ici et le Sud de Londres en prévision de la cérémonie. Il espère que ce qu'il a acheté aujourd'hui suffira au dîner du soir, le jour de son mariage. Je lui demande s'il prévoit d'acheter d'autres choses, comme du fromage ou des cigarettes : « Hmmm, peut-être quelques chocolats aussi, pour faire plaisir à ma femme », me dit-il en montrant du doigt l'enseigne de chocolats belges juste à côté. En voilà un qui a tout compris.

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Free Crossing pour clients méritants.

Ici, l'enseigne Pidou offre la traversée en ferry à ceux qui comptent dépenser pour plus de 300 £ en alcool. Un peu plus loin sur la zone industrielle, The Calais Wine Superstore offre carrément l'aller-retour en Shuttle. Dans l'entrepôt, les chariots de commande sont déjà alignés, prêts à partir. Ici, même les vendeurs sont anglais. Je parle à Ross, un jeune vendeur qui apprend le français. Il me confirme qu'acheter de telles quantités de vin (on parle ici de plusieurs chariots) est totalement légal : la douane n'embête pas les acheteurs, il suffit d'expliquer qu'il s'agit d'un mariage ou d'une autre célébration nécessitant un fort approvisionnement en picole.

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Ces chariots de pinard partent comme des petits pains.

Ici, les étiquettes rédigées totalement en anglais indiquent en plus quelle ristourne est faite sur chaque bouteille. Ross m'emmène au rayon des champagnes pour me montrer les bouteilles avec le plus grand écart de prix : pour chaque bouteille de Taittinger achetée, l'Anglais de Calais peut économiser jusqu'à 30 £, soit presque 40 €.

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Remarquons au passage la classe du packaging boule à facettes violette. So British ?

À Calais, il y a donc deux types d'Anglais : les journalistes et autres Jude Law qui viennent pour visiter la Jungle et alerter l'opinion publique. Et il y a les gens comme Chris ou Steward, Graene ou Eddy, qui viennent surtout pour prévoir leurs prochaines agapes. Ceux-là craignent seulement que mon article ne donne l'idée aux autorités françaises d'élever leurs taxes. Les deux univers semblent s'ignorer totalement l'un et l'autre, mais il arrive que les parallèles se rencontrent : Ross me raconte qu'à Noël, quelques migrants sont venus goûter du vin dans l'espace dégustation du hangar. « Mais ils n'en n'ont pas acheté, évidemment. Ils n'ont pas d'argent et ce n'est pas dans leur culture. »