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Crime

Amsterdam, le paradis de la weed en Europe menacé par une guerre des trafiquants

Le modèle hollandais en matière de drogues n’empêche pas la prolifération de groupes criminels et les violences qu’ils génèrent.
Photo via Robin Van Lonkhuijsen/EPA

Le 10 mars, une tête d'homme a été retrouvée devant un bar à chicha d'Amsterdam connu pour être un lieu de rencontre des trafiquants de la ville. Le corps de la victime a été découvert plus tard, dans une voiture brûlée de l'autre côté de la ville.

C'est le dernier épisode d'une guerre des gangs sanglante qui, selon les autorités néerlandaises, est responsable de 20 pour cent des meurtres commis ces trois dernières années aux Pays-Bas, pays qui affiche l'un des taux d'homicides les plus bas du monde.

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La guerre a éclaté il y a environ quatre ans, lorsqu'un chargement de cocaïne s'est volatilisé dans le port d'Anvers, en Belgique. La flambée de violence qui a suivi prouve que même un pays comme les Pays-Bas, pourtant connu pour sa politique de tolérance, peut se retrouver victime de la « guerre contre la drogue ».

Ce que l'on appelle la « guerre contre la drogue » a plus ou moins commencé en 1912, à La Haye, lors de la signature de la Convention Internationale de l'Opium — le premier traité international sur le contrôle de la drogue. Le traité a servi de tremplin pour la création des Nations Unies et a été suivi de trois autres traités qui ont façonné la politique internationale actuelle en matière de contrôle des drogues.

Depuis ce mardi, se tient une session extraordinaire de l'assemblée générale des Nations Unies (UNGASS) sur le problème mondial de la drogue, qui a pour but de déterminer la politique des prochaines années. C'est la première session de ce genre depuis 1998.

Pour les partisans de la réforme, la politique actuelle a échoué, entraînant plus de dégâts que de conséquences positives. Même l'Organisation Mondiale de la Santé — l'institution de l'ONU pour la santé publique — prône une politique de réduction des risques et la dépénalisation de l'usage des drogues.

Même si les Pays-Bas ont affiché des résultats très positifs au niveau de la réduction de risques grâce à l'introduction d'une politique de compromis, les enjeux criminels du trafic de drogue existent toujours, loin des regards.

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Une politique unique en Europe

Aux Pays-Bas, le commerce et l'usage de la drogue se situent dans une zone grise. Les drogues illicites les plus courantes sont interdites, mais les peines prévues pour la possession sont faibles, voire inexistantes, selon la substance et la quantité. En réalité, il existe différents niveaux de dépénalisation qui varient selon les substances, et les politiques de contrôle des drogues sont souvent contradictoires.

Les célèbres coffee-shops d'Amsterdam illustrent parfaitement cette contradiction. Ils vendent ouvertement du cannabis aux riverains et aux touristes, même s'il est en principe illégal de produire, de posséder ou de vendre du cannabis.

Mais une fois que le cannabis est arrivé derrière le comptoir d'un coffee-shop, la vente est officiellement tolérée, du moment que le stock de cannabis ne dépasse pas la limite fixée, et que l'établissement ne vend pas plus de cinq grammes par client.

Ce compromis permet aux Pays-Bas de faire appliquer sa politique de tolérance, tout en respectant les règles établies par l'ONU.

« Ce système deux poids, deux mesures, qui permet de vendre ouvertement [le cannabis] mais pas de le produire est complètement inique », explique Jan Brouwer, professeur de droit à l'université de Groningen et expert en politique des drogues des Pays-Bas. « C'est un système qui est profondément défaillant, qui introduit des millions [d'euros] dans le milieu criminel. »

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Brouwer explique qu'il ne prône pas forcément la réglementation de toutes les drogues, mais que les dégâts entraînés par certaines drogues ne justifient pas le système actuel.

« Je conseille au gouvernement d'introduire la réglementation dès que possible, afin d'empêcher à ces syndicats du crime endurcis de s'approprier entièrement le marché. Cela fait 40 ans qu'on essaye ce système deux poids, deux mesures », nous a-t-il dit.

« Dans l'intérêt de la clarté juridique, l'heure est venue de faire un choix. »

Une remarque faite par le premier ministre néerlandais Mark Rutte lors d'un entretien en 2014 reflète la philosophie qui a cours aux Pays-Bas. « Les gens devraient pouvoir faire ce qu'ils veulent de leurs corps, du moment qu'ils savent ce que cette saloperie leur fait. »

Dans le même entretien, Rutte explique que les Pays-Bas ne sont pas près d'adopter le système en vigueur au Colorado, où la consommation de cannabis est autorisée pour les adultes de plus de 21 ans, et où les autorités prélèvent des taxes sur la vente. « Si l'on faisait ça ici », a dit Rutte, « toute l'Europe se moquerait de nous ».

Mais sous le masque de la tolérance, l'attitude des Pays-Bas par rapport aux drogues est loin d'être unique. Le mythe qu'Amsterdam est le paradis des fumeurs se heurte à la réalité, qui est que la majorité des Néerlandais se fichent royalement du cannabis. Sa production reste d'ailleurs interdite. Pour la plupart des Néerlandais — qui n'ont pas fumé depuis qu'ils étaient à l'école — fumer du cannabis est avant tout une attraction touristique.

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Dans un sondage, environ 24 pour cent des adultes interrogés ont indiqué avoir déjà fumé du cannabis (un taux élevé), mais seulement 10 pour cent en avaient fumé l'année précédente (un taux plutôt faible).

Si la consommation de drogue est considérée comme inévitable, l'approche du gouvernement — centrée sur la santé — a grandement amélioré les conditions de vie des toxicomanes depuis 40 ans.

Les médicaments sur ordonnance sont strictement réglementés et les médecins ne les prescrivent pas s'ils soupçonnent que leurs patients sont accros. La prise en charge des toxicomanes est couverte par l'assurance maladie universelle. Certains centres de prise en charge des toxicomanes proposent même de l'héroïne gratuite aux patients.

« Notre programme d'héroïne a été un formidable succès », explique Floor van Bakkum, directrice de la prévention au centre des toxicomanies Jellinek, à Amsterdam — un institut financé par le système de santé publique national. « On a pu prendre en charge des toxicomanes, les sortir de la criminalité, on a réduit les maladies, atténué les risques, et on a fait en sorte qu'aucun héroïnomane ne vienne s'ajouter au groupe déjà pris en charge. »

Aux Pays-Bas, l'âge moyen d'un toxicomane dépendant aux opiacés est de plus de 40 ans, et continue d'augmenter. Et avec 9,1 surdoses par million d'habitants, le taux de surdoses est nettement plus bas aux Pays-Bas que dans le reste de l'Europe. Par comparaison, les États-Unis affichent un taux de 83 pour les décès par surdose de drogues illégales et de 123, pour les décès par surdose de drogues sur ordonnance.

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Les réseaux criminels

La politique du gouvernement a largement amélioré la qualité de vie des usagers, en faisant de la toxicomanie un phénomène de santé publique plutôt qu'un phénomène criminel.

« Avec le système néerlandais, l'usage [des drogues] est avant tout une question de santé », explique-t-elle. « Ce n'est qu'au niveau du trafic et de la production que le côté criminel entre en jeu."

C'est également à ce niveau qu'existent les problèmes. L'année dernière, 2,5 millions de fumeurs de cannabis néerlandais, 260 000 consommateurs de MDMA, et 170 000 consommateurs de cocaïne se sont approvisionnés auprès de réseaux clandestins.

Selon les trafiquants néerlandais, la weed provient surtout de sources locales. Le haschisch, lui, est importé d'Afrique du nord. D'après un rapport de police publié en 2012, la cocaïne arrive principalement dans les ports de Rotterdam ou d'Anvers, avant d'être distribuée vers le reste de l'Europe. Les drogues synthétiques (comme le MDMA) proviennent surtout de sources locales, puisque les Pays-Bas sont l'un des principaux producteurs de ces stupéfiants.

« La production des drogues synthétiques a lieu surtout dans des entrepôts, des bureaux, des hangars et des zones industrielles, ou à la campagne », indique le rapport de police de 2012 — qui s'inspire d'une douzaine d'enquêtes d'importance.

Plus tôt ce mois-ci, les autorités ont arrêté 150 individus dans le cadre d'une enquête majeure sur un important réseau de production de stupéfiants. Les autorités ont dit au quotidien néerlandais HRC que le laboratoire découvert par les enquêteurs était capable de produire « 70 kilos de MDMA, et ce, plusieurs fois par semaine ».

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Dans le contexte actuel, le trafic de drogue peut facilement devenir une partie intégrante des économies locales, ce qui alimente également la corruption et les opérations de blanchiment d'argent. La lutte contre le trafic de drogue coûte environ 1 milliard de dollars par an au gouvernement néerlandais.

Si la population carcérale est en baisse à cause du vieillissement de la population, environ 17,5 pour cent des prisonniers néerlandais sont incarcérés pour des infractions à la Loi sur l'Opium.

Consommateurs vs. producteurs

Nicole Maalsté est une sociologue indépendante qui étudie de près le profil des trafiquants de drogue aux Pays-Bas. La police et le gouvernement font souvent appel à elle pour tenter de mieux comprendre le fonctionnement de ces réseaux criminels. Elle nous a expliqué par mail que les acteurs de l'industrie du cannabis sont répartis en plusieurs catégories.

« D'abord, [il y a] les criminels classiques qui veulent se faire de l'argent à tout prix », explique-t-elle. « Deuxièmement, les 'pionniers' qui adorent l'herbe, et ne s'imaginaient jamais commettre une infraction. Ensuite il y a les agriculteurs qui cherchent une solution pour leur entreprise dans le contexte d'une économie en crise. Enfin il y a les travailleurs accidentels qui se sont retrouvés forcés de cultiver, soit par les circonstances, soit par les criminels. »

Au cours des dernières années, nous explique-t-elle, les mesures répressives du gouvernement ont effrayé les amateurs de weed tout en encourageant la professionnalisation de ceux qui cherchent à en profiter financièrement.

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L'autre faille du système néerlandais — qui consiste à laisser les consommateurs tranquilles tout en ciblant les producteurs — est qu'elle porte atteinte à la qualité des stupéfiants, ce qui les rend plus dangereux. La cocaïne est presque toujours coupée avec d'autres produits, et les mauvais cachets peuvent avoir des conséquences mortelles.

Les traités de l'ONU qui sont actuellement en vigueur interdisent aux États membres de légaliser et de réglementer les drogues pour un usage récréatif.

En particulier, la Convention Unique sur les Stupéfiants de 1961 stipule que les États membres ont un « devoir général » de « limiter exclusivement à des fins médicales et scientifiques la production, fabrication, l'exportation, l'importation, la distribution, l'échange, l'utilisation et la possession des drogues ».

Piet Hein van Kempen, professeur de droit pénal et de procédure pénale à l'université de Radboud, aux Pays-Bas, a récemment été invité par le ministère de la Justice à étudier de plus près les traités internationaux relatifs au contrôle des drogues pour voir s'il serait possible de « légaliser, dépénaliser, tolérer et/ou réglementer le cannabis pour un usage récréatif ». Sa réponse ? Un « non » catégorique.

« Si l'on regarde uniquement les traités de l'ONU et les lois européennes antidrogues, alors notre système actuel lui-même n'est pas autorisé », a-t-il noté. « Tout mouvement vers la non-application des lois antidrogues est une violation de ces traités. »

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Aux États-Unis (où trois États ainsi que Washington, DC, ont légalisé le cannabis pour un usage récréatif) le gouvernement Obama a expliqué qu'interdire le cannabis au niveau fédéral tout en autorisant certains États à le légaliser ne va pas à l'encontre des traités de l'ONU. Mais certains au sein de la communauté internationale ne sont pas tout à fait d'accord. De nombreux pays comme la Russie, l'Iran ou la Chine maintiennent une ligne dure, et disent que l'unique interprétation possible de ces traités est l'interdiction totale des substances illégales.

Van Kempen et l'un de ses collègues travaillent actuellement sur un livre qui explore des solutions alternatives pour le contrôle des drogues. Il n'a pas souhaité entrer dans les détails, mais nous a assuré que « beaucoup de gens vont trouver les résultats très intéressants ».

La guerre contre la drogue est souvent présentée comme une campagne de santé publique et un programme de lutte contre les réseaux criminels. Même si le système 'deux poids, deux mesures' des Pays-Bas a d'une manière adoucit la guerre contre la drogue, il a également rendu l'opinion publique aveugle concernant certains problèmes qui persistent. Cette attitude a pour effet d'étouffer le débat sur l'introduction de la réglementation.

L'un des principaux partis politiques du pays prône la légalisation, en principe, mais ses membres refusent de mener campagne sur la question, par crainte d'une réaction politique défavorable.

Pour Martin van Rijn, Secrétaire d'État à la Santé, les effets de la politique nationale anti-drogue sur les réseaux criminels n'ont pas encore été prouvé?. Mais de toute manière, nous a-t-il expliqué, une réelle différence ne sera possible tant que les efforts ne sont pas menés à l'échelle globale.

« C'est un problème international », nous a-t-il dit. « Il ne faut pas avoir l'illusion que si l'on change notre approche, cela va résoudre nos problèmes dus à la croissance rapide de la criminalité. »


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Cet article a d'abord été publié sur la version anglohone de VICE News

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