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FRANCE

Au coeur des manifestations, les banderoles de la colère

De plus en plus précises et soignées, les banderoles sont pensées et élaborées par des militants qui les jugent indissociables de leurs actions.
Photo d'Etienne Rouillon/VICE News

Il y a les bariolées. Les très simples, mais accrocheuses. Et puis celles sur lesquelles sont représentées dessins, vannes et références culturelles, notamment des punchlines de rap. Les banderoles crèvent l'écran. On les a vues à Nantes, lors des manifestations contre le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, contre le racisme, la répression, ou plus récemment pendant l'agitation prolongée contre la loi Travail et durant la période électorale.

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Les récentes protestations visant à dénoncer la « mascarade électorale » en ont fait resurgir. Plus précises, plus soignées, elles sont pensées et élaborées par des militants qui les jugent indissociables de leurs actions. « Contrairement aux organisations syndicales et politiques classiques, qui font imprimer des typographies sinistres sur des bâches uniformes à des prix élevés, nous créons nous même nos banderoles », nous explique un militant antifasciste du mouvement Nantes Révoltée. « C'est une autre façon de faire de la politique, de s'inscrire dans un imaginaire différent de celui des mornes cortèges traditionnels. »

(Photo via Nantes Révoltée)

« La banderole fait partie intégrante de la parole manifestante, » explique Alexandre Dezé, politologue et membre du CEPEL. « Non seulement elle condense, en quelques mots, les revendications qui sont défendues, en donnant l'impression que tout le monde s'est accordé sur celles-ci. Mais, plus largement, elle donne également « voix » au corps militant en action, au milieu d'autres dispositifs d'expression, qu'ils soient graphiques ou sonores. »

À Nantes, on l'a bien compris. Une petite équipe de graffeurs s'occupe de « poser le message », parfois aidées par un pochoiriste, qui ajoute un ou plusieurs personnages. Le matériel est simple : peinture aérosol et pinceaux. L'imagination fait le reste. « Les idées viennent en réaction à l'actualité du moment », explique un peintre de Nantes Ingouvernable. « On aime bien reprendre les codes de la culture populaire, notamment les BD, les films ou les dessins animés. »

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Chez l'Action Antifasciste Paris-Banlieue, on regarde davantage de l'autre côté du Rhin. « On aime bien ce qui se fait en Allemagne, ils ne sont pas enfermés dans les codes classiques comme chez nous en France » persifle un militant. « Mais on n'échappe pas à l'éternel double drapeau et au rouge et noir. Même si on essaie tant bien que mal de sortir de ces codes, qui pour nous vieillissent mal ! »

Manifestation contre la loi Travail à Paris, le 24 mars 2016. (Photo d'Etienne Rouillon/VICE News)

Derrière certaines banderoles, on sent parfois des âmes d'artistes. Les graffeurs assurent pourtant disposer d'une simple « formation autogérée de peintres sur les murs de la métropole ». « Le vandalisme est une bonne école », plaisante l'Action Antifasciste de Paris-Banlieue. L'une des oeuvres nantaises a été particulièrement remarquée. Le 7 mai, à l'occasion d'une manifestation dans les rues de Nantes contre le résultat du second tour des élections présidentielles, les militants déploient un large tissu blanc sur lequel figure un dragon rouge, barré de l'inscription « Soyons ingouvernables ».

(Photo via Nantes Révoltée)

L'un de ses auteurs – qui se présente comme « Nantais, fiché S, radicalisé sur Internet, entre 10 et 50 ans » – la décrypte pour nous : « C'est un clin d'œil à une banderole célèbre de 1977 à Bologne, proclamant « per l'Autonomia, per il Comunismo » avec un grand dragon crachant des flammes. Elle est représentative de l'idéologie insurrectionnelle de l'époque. C'est une façon de penser la manifestation comme une fête, et non comme un défilé fade et encadré. » (Voici la banderole originale de 1977)

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Outil politique, la banderole est donc devenue incontournable dans les cortèges. « Et c'est un moyen indispensable pour se protéger des charges de keufs », ajoute un membre de Nantes Ingouvernable. « Mais ça fait partie d'une infinité d'autres modes d'intervention, notamment le tag, les affiches, l'action directe… ». Maxime Boidy, chercheur spécialiste des esthétiques de la représentation politique à l'Université Paris-8, confirme : « La banderole a de multiples usages. On peut se représenter soi-même, l'utiliser comme signe de ralliement, voire comme message véhément pour une partie du cortège à l'intérieur-même de la manifestation. Elle peut aussi avoir une dimension symbolique en étant utilisée comme dispositif de défense. »

(Photo via Action Antifasciste Paris-Banlieue)

Puisqu'elle peut allier texte et images, la banderole dépasse le simple symbolisme du drapeau. Philippe Artières, auteur de « La banderole, histoire d'un objet politique », la voit comme le « squelette » d'une manifestation. « La chair politique se construit autour du message revendicatif », complète Maxime Boidy. « Regardez les manifestations du 1er mai : ce sont les banderoles qui structurent l'espace manifestant », décrypte Alexandre Dezé. « Les cortèges se différencient entre autres par les signes (mots, logos, illustrations…) qui sont mis en exergue sur les banderoles. Et ce principe structurant fonctionne aussi au sein d'un même cortège."

Manifestation contre la loi Travail à Paris, le 5 avril 2016. (Photo d'Etienne Rouillon/VICE News)

Les banderoles font florès à l'extrême gauche – qui s'est montrée particulièrement inventive ces dernières années dans le domaine. Du coup, les royalistes de l'Action Française s'y sont mis aussi, avec cette banderole « Nique la république ». Serait-elle devenue l'élément visuel le plus marquant au sein des cortèges ? « Je ne pense pas », répond le chercheur Maxime Boidy. « Mais la banderole participe d'une construction visuelle. Elle se rapproche du tag, en mobile. Elle reste toujours moins forte qu'une esthétique fédératrice comme l'uniforme, comme l'habit des Black Bloc [dont les manifestants autonomes défilent tout en noir, ndlr] ou des Tute Bianche [qui, eux, défilent tout en blanc]. »

(Photo via Nantes Révoltée)

Alexandre Dezé regrette que l'étude de la banderole ne soit pas plus développée. L'objet pourrait servir de marqueur temporel en retraçant l'histoire des mobilisations protestataires. « Les banderoles nous diraient non seulement la nature des causes défendues, mais aussi leur registre d'expression », rêve le politologue. « Elles devraient constituer une source documentaire à part entière dans le champ d'étude des mobilisations collectives. Mais ce type de matériau a du mal à être pris au sérieux… » Malgré son caractère indispensable. « Des cortèges qui défilent sans banderoles sont rarement des cortèges manifestants. »


Suivez Bartolomé Simon sur Twitter : @iLometto