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Les Âmes mortes du « village du djihad »

Un patelin de l'Ariège est soupçonné d'avoir été le point de chute d'une filière djihadiste – j'ai discuté avec ses habitants.

Capture via Google Maps La sorcière du lac de Remoray, la dame blanche de l'abbaye de Mortemer, la grotte des Korrigans du Pouliguen… à chaque village sa légende. Des légendes qui nourrissent les histoires d'horreur que les adolescents se racontent le soir d'une voix lugubre, cachés sous la couette, une lampe de poche sous le menton pour impressionner les plus petits. Au bout du chemin, en haut de la colline, à l'orée de la forêt, derrière le cimetière : dans toute la France, de vieilles bicoques poussiéreuses, des grottes obscures et des chapelles isolées fascinent et effrayent.

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À Artigat, dans l'Ariège, les histoires qui font peur se passent dans le hameau des Lanes. À la sortie du village, une route étroite bifurque sur la départementale et monte vers l'inconnu. Celui qui s'aventure sur ce chemin avance à l'ombre de grands arbres aux troncs grêles. En haut, une dizaine de maisons font face à l'horizon vallonné du Languedoc. Plusieurs d'entre elles sont en béton brut, sans crépit, comme si leur construction avait brusquement été interrompue. Dans les jardins, de vieux tracteurs, quelques chevaux et des ruines de bâtiments. Depuis une trentaine d'années, d'étranges personnages s'installent dans le hameau des Lanes. Les femmes seraient recouvertes de voiles sombres, les hommes porteraient de grosses barbes et les enfants n'iraient pas à l'école. Tous vivraient en quasi autarcie, formant une communauté mystérieuse et impénétrable.

Le conditionnel est de mise, car peu sont ceux à avoir vu ces énigmatiques voisins de près. Ce que les Artigatois savent, ils l'ont souvent appris dans les journaux. Ils savent que dans le hameau des Lanes vit

Olivier Corel, 69 ans. Ils savent que son nom de naissance est Abdel Ilat al-Dandachi, et que l'homme est né en Syrie en 1946. Ils savent que sa barbe n'est pas l'attribut d'un soixante-huitard néo-rural, en quête d'exotisme loin de la Lozère. Enfin, ils savent que « l'Émir blanc », comme on le surnomme, est considéré comme le maître à penser de la « filière d'Artigat », un groupe d'islamistes radicaux auquel ont appartenu plusieurs djihadistes français. Fabien Clain, la voix par laquelle Daech a revendiqué les attentats du 13 novembre, Mohammed Merah, l'auteur des tueries de mars 2012 à Toulouse et Montauban, Sabri Essid, le frère par alliance de Merah, qui apparaît dans une vidéo de propagande de l'EI, prêt à donner la mort à un prétendu espion du Mossad, Amedy Coulibaly, le terroriste de l'Hyper Casher : au cours des dix dernières années, tous sont passés par la maison d'Olivier Corel à Artigat.

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Olivier Corel emménage avec sa femme dans le hameau à la fin des années 1980. Des familles d'islamistes radicaux, dont beaucoup de convertis, viennent s'installer à ses côtés. Les habitants d'Artigat se souviennent d'un semblant d'intégration, dans les premiers temps : les enfants sont scolarisés à l'école primaire du village et Olivier Corel fait partie d'une association locale. Longtemps, certains proches voisins ont même été en contact avec les époux Corel, décrits par ceux qui les connaissent comme « très gentils ». Mais progressivement, la communauté du hameau des Lanes se referme sur elle-même. Les familles se cloîtrent chez elles, les enfants cessent d'aller à l'école.

Jean-Pierre*, qui a passé toute sa vie à Artigat, explique : « Les habitants du hameau, on ne les voit jamais : il n'y a pas de commerces dans le village donc ils n'ont pas de raison de descendre ». Derrière la fenêtre d'une voiture, il aperçoit parfois des silhouettes voilées et de longues barbes. Émilie*, qui habite à 10 km mais travaille à Artigat, a découvert le visage d'Olivier Corel dans La Dépêche : « La majorité des Artigatois n'a jamais vu les Corel, ni aucun membre de la communauté du hameau. On ne sait pas vraiment qui y habite encore. Apparemment, ils seraient plusieurs. » Avant le mardi 24 novembre, date à laquelle la résidence d'Olivier Corel a fait l'objet d'une perquisition, Émilie n'était même pas sûre qu'il vive encore dans le hameau.

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Au bistrot, « le Cheik blanc » ou « le gourou » comme l'appellent les médias, revient régulièrement dans les conversations. Les on-dit vont bon train, chacun recoupant ses informations avec celles des autres. Jean-Pierre se souvient par exemple d'un couple venu de Marseille pour s'installer dans le hameau : « Un de leurs petits-fils est venu leur rendre visite et il a disparu. On ne sait pas où il est. On se doute qu'il a été enrôlé et qu'il est en Syrie ou un truc comme ça. Ça doit être un drame pour la famille ». Au récit de cette disparition mystérieuse s'ajoute une métamorphose subite et étonnante : « Un jeune couple s'est installé en face de chez nous il y a une dizaine d'années. Ils avaient des noms de famille typiques du sud-ouest de la France. La fille avait la jupe au ras de la foufoune. Ce couple s'est converti et radicalisé du jour au lendemain. Un soir, elle était en mini-jupe, le lendemain elle était voilée. »

Entre perquisitions, voitures de gendarmes banalisées et journalistes, le hameau des Lanes et Olivier Corel ont souvent été au cœur de l'actualité, relançant les discussions de comptoir des Artigatois. En 2006, l'arrestation de deux djihadistes français en route vers l'Irak, Sabri Essid – le demi-frère par alliance de Merah – et Thomas Barnouin, mène la police à Artigat. Le hameau est fouillé, Olivier Corel mis en garde à vue. Les allers et venues des gendarmes, les articles dans la presse locale et les rumeurs continuent d'alimenter la légende du hameau. Mais de plus en plus, le mythe se teinte d'un réalisme d'autant plus angoissant qu'il est tout proche : le hameau des Lanes abriterait, ou aurait abrité, un centre de recrutement djihadiste. Olivier Corel participerait d'une manière ou d'une autre à l'envoi de jeunes islamistes radicaux vers l'Irak. Corel, qu'on soupçonne d'être l'éminence grise de ce qu'on appelle désormais la « filière d'Artigat », bénéficie d'un non-lieu. Plus discret que jamais, il ne quitte pas sa maison du hameau des Lanes, où il continuerait à donner des cours de religion à des jeunes de la région. En 2014, Olivier Corel est placé en garde à vue dans le cadre de l'affaire Mohammed Merah. Une nouvelle fois, il ressort libre. Au village, le manège discret et continu des voitures de gendarmes banalisées ne passe pas inaperçu. Chacun s'habitue à vivre avec la conscience de cette proximité. Jean-Pierre, qui habite a cinq minutes du hameau, se souvient du vendredi 13 novembre : « J'étais sur Facebook quand j'ai découvert l'horreur, à la maison. J'ai tout de suite dit : "Vous allez voir, dans trois jours on va nous dire que ça a un lien avec Artigat" ». Pareil pour Emilie. Au comptoir du pub où elle se trouvait, une pensée est alors dans tous les esprits : les monstres sanguinaires qui ont sévi à Paris n'auraient-ils pas grandi dans l'obscurantisme du hameau des Lanes, nourris par les prêches haineux d'un inquiétant et solitaire émir ?

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Le Hameau des Lanes

Mardi 24 novembre, 9 jours après les attentats qui ont frappé Paris et sa banlieue, la maison de l'idéologue d'Artigat est perquisitionnée. Soixante gendarmes participent à la fouille, dans le cadre de l'État d'urgence. Les rues sont bloquées par plusieurs dizaines de véhicules tandis que dans le ciel, deux hélicoptères grondent. Les journalistes ont envahi le village, son bistrot, son pub, son épicerie. Personne ne sait ce qui se passe, mais tous les regards se tournent vers le hameau des Lanes. Aux termes d'une garde à vue, Corel est condamné à six mois de prison avec sursis pour « détention sans enregistrement administratif d'une arme de catégorie D, en l'espèce un fusil de chasse » – destiné à la chasse, selon l'intéressé. Depuis, Olivier Corel est revenu habiter au hameau.

Sur la Place de l'église, l'école d'Artigat accueille une cinquantaine d'enfants, de la maternelle au CM2. Tous ont entendu parler des attentats du 13 novembre. Une minute de silence a été respectée à l'école le lundi suivant, dans un climat plus calme qu'après les attentats de janvier, raconte un animateur. Les enfants ne font pas vraiment le lien avec la filière d'Artigat, explique-t-il. « Il n'y a pas eu de mouvement de panique. C'était plutôt les parents qui flippaient le 24 novembre ! » Jean-Pierre, lui, a senti que son filleul de 14 ans était préoccupé. « Ils en avaient parlé au collège. J'ai voulu en discuter avec lui parce que je le voyais marqué. J'ai vu que ça le troublait de revenir sur le sujet, donc je n'ai pas insisté. Les jeunes ont été très touchés, même hors de Paris. Ils se sentent proche des victimes du 13 novembre. »

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À l'image des Parisiens, les Artigatois tentent de ne pas céder à la peur, avec plus ou moins de facilité. Émilie, jeune commerçante, raconte que la vie continue d'autant plus que les Artigatois se sentent physiquement protégés par l'isolement géographique : « Ici, on est loin de la ville. Il n'y a pas la même pression, je n'ai pas la peur au ventre. Les gens vont au pub, ils n'ont pas peur de sortir de chez eux. » Elle préfère malgré tout rester anonyme, tout comme Jean-Pierre, qui se trouvait dans le village quand Olivier Corel et sa femme sont arrivés en 1987 : « Jusqu'à présent, c'était plutôt un sujet tabou : les gens n'en parlaient pas. Depuis l'année dernière, les langues se délient. Les gens avouent que ça les dérange, éventuellement qu'ils ont peur. » Il note ainsi des comportements nouveaux: « Le lundi de la Toussaint, à l'église, j'ai entendu quelqu'un dire: "on est venu à la messe quand même, mais un fou pourrait arriver et tirer dans le tas". Ce sont des choses qu'on n'entendait pas avant. » Depuis le 13 novembre et les perquisitions du 24, il a remarqué que les Artigatois sont plus prudents: « À la campagne, on ne ferme pas les portes à clefs. Maintenant on s'enferme. Il y a des petits signes comme ça, que je vois chez tout le monde. Les gens sont vigilants. On se rend compte qu'on ne sait pas ce qui leur passe par la tête à ces gens-là. » Pour les Artigatois, la menace quasi légendaire du hameau devient de plus en plus tangible. Le monstre, autrefois mythique, prend forme. Les fantômes et les dames blanches s'arment de kalachnikovs, et se montrent bien plus sanguinaires que dans les cauchemars des enfants.

Les Artigatois en sont conscients : l'autre risque, qui n'est certainement pas une légende, c'est la montée du Front National. Au deuxième tour des élections régionales, le FN mené par Louis Aliot est arrivé deuxième à Artigat , après avoir raflé 31, 83 % des voix lors du premier tour (80 votants sur 277). Ces résultats ont déstabilisé certains Artigatois, dont Émilie. « À Artigat, il n'y a pas d'amalgames. Il y a des musulmans et ils sont bien perçus, analyse-t-elle. Mais dans d'autres villages à côté, le FN a gagné les dernières départementales. C'est à cause de ces histoires de terroristes. Les gens mélangent tout. Ils votent FN parce qu'ils ont peur. » Jean-Pierre l'avait également prédit : « Le FN va exploser aux régionales. Mais je ne comprends pas : dans nos villages du fin fond de l'Ariège, même avec ce qui se passe en ce moment, on n'a pas d'insécurité. Ca me dépasse un peu, c'est pas mes idées politiques, même si je comprends que les gens ne sachent plus à quel saint se vouer ».

Au lieu de jeter la pierre à ses voisins et compatriotes, il préfère souligner ce qui va, et conclut : « Même si on n'avait pas la communauté dans le village, on ne pourrait pas rester insensible aux drames du vendredi 13 novembre. Ce qui m'a impressionné, c'est la réaction du peuple français. Tout le monde a été solidaire, j'ai trouvé ça très beau. »

*Les noms ont été changés