Bienvenue au Yémen, où la guerre a transformé les villes en enfer

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VICE News

Bienvenue au Yémen, où la guerre a transformé les villes en enfer

Depuis le début des bombardements, Hamdi va se coucher avec son voile. Si sa maison s’effondre et qu’elle est déterrée par les voisins, elle veut être habillée.

La fatigue du conflit est sur tous les visages dans les rues de Sanaa, mais aussi sur le bitume. Les habitants de la capitale yéménite ont arrêté de nettoyer les éclats de verre qui jonchent les trottoirs. Les frappes aériennes de la coalition menée par l'Arabie Saoudite touchent les zones résidentielles de Sanaa avec une telle régularité, que remplacer les fenêtres ou balayer la rue ne sert plus à grand chose. En quelques heures — ou quelques jours lors des accalmies — les rues sont à nouveau parsemées de débris en tout genre.

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Le ramadan a débuté depuis le 18 juin, lançant un mois de jeûne pendant les heures où le soleil frappe le bitume. C'est aussi l'occasion d'organiser des repas en famille et avec les amis, quand la nuit vient à tomber sur Sanaa. Pourtant, l'excitation peine à se faire sentir. La nourriture se fait rare, l'argent aussi. Les cadeaux que l'on s'offre à l'occasion de l'Aïd seront aussi en effectifs réduits.

Khaled Al-Arishi conduit un taxi pour subvenir aux besoins de sa grande famille. Chez les Al-Arishi, ils sont 11. Khaled fait partie d'un des quatre frères de la famille en âge de travailler, mais c'est le seul à avoir un emploi depuis le début de la guerre. Deux de ses frères ont perdu leur travail pendant les premiers jours des bombardements. Les pénuries de carburant ont obligé le restaurant, dans lequel ils étaient employés, à baisser le rideau de fer — ce qui fait de Khaled le seul à gagner sa croûte. Les frappes aériennes, qui sont censées toucher les installations militaires selon les Saoudiens, ont forcé la famille à déménager deux fois depuis avril. Si bien que Khaled a dû emprunter de l'argent pour couvrir les frais du double déménagement. Sa mère a aussi vendu de l'or qu'elle avait reçu il y a des années pour sa dot. C'est son seul filet de sécurité financière.

Endetté et frappé par le coût croissant de la vie, Khaled a désespérément besoin que les deux camps qui s'opposent au Yémen — qui se sont réunis sans trouver d'accord à Genève, en Suisse — parviennent à signer une paix. « On veut juste que cette guerre s'arrête, je m'en fiche de savoir quelle est la solution, » explique Khaled. « Israël peut même venir nous gouverner si ça leur chante. »

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Une famille yéménite, déplacée après que leur maison a été détruite par une frappe aérienne saoudienne, pose pour un portrait de famille dans une salle de classe, où ils ont élu refuge à Sanaa. Photo par Alex Kay Potter.

L'espoir placé dans ces discussions était déjà famélique avant même que les deux camps se retrouvent à Genève. La délégation composée de rebelles Houthi et de partisans de l'ancien président du pays, Ali Abdullah Saleh (qui contrôlent ensemble la moitié occidentale du Yémen) avait refusé de monter à bord d'un avion affrété par l'ONU. L'appareil devait les amener de Sanaa à Genève, le 13 juin dernier. Finalement, ils ont été convaincus de l'intérêt de venir jusqu'en Suisse. En revanche, ils sont arrivés avec un jour de retard, manquant donc une réunion avec le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, qui avait fait le voyage jusqu'à Genève.

Ban Ki-moon, qui a dû gérer certaines des plus graves et inextricables crises de l'histoire de l'ONU (notamment en Irak, en Syrie, en Libye ou encore la dernière épidémie d'Ebola), est connu pour être imperturbable et cordial. Mais, même lui, s'est plaint, la semaine dernière, du comportement des deux factions belligérantes du Yémen.

« L'existence même du Yémen est dans la balance, » a déclaré Ban Ki-moon. « Alors que les factions se chamaillent, le pays brûle… Nous n'avons pas un moment à perdre. »

Une petite fille yéménite aide sa famille à récupérer de l'eau à proximité d'une source publique, à Sanaa, le 4 juin 2015. L'eau courante n'est plus disponible dans la plupart des maisons. Les familles peuvent soit commander un camion rempli d'eau, soit se masser devant des sources payées par les riches habitants de Sanaa. (Photo par Alex Kay Potter)

La déclaration de Ban Ki-moon s'est avérée être tristement prophétique. Le 18 juin, des partisans du président yéménite en exil, Abd Rabbuh Mansur Hadi, et des membres de délégation composée des Houthis et partisans de Saleh, en sont venus aux mains lors d'une conférence de presse.

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L'émeute a commencé quand une femme portant un hijab rose a jeté une chaussure à Hamza al-Houthi, un des principaux représentants des Houthis à Genève. Le lancer de soulier est vu comme une insulte suprême dans le monde arabe. Comme traiter quelqu'un de « chien, » ce que la femme aurait apparemment fait, tout en accusant les Houthis de « tuer les enfants du Sud-Yémen. » Son énervement pouvait néanmoins aisément s'expliquer. Les batailles les plus féroces ont lieu dans le sud du pays, principalement dans la ville portuaire d'Aden. Les milices Houthi et les militaires loyaux à Saleh font le siège de la ville, face à la résistance tenace des combattants locaux.

Des hommes yéménites creusent dans les ruines d'une maison détruite pour libérer les corps coincés sous les décombres, dans la Vieille Ville de Sanaa, le 12 juin. Une frappe aérienne saoudienne aurait détruit 4 maisons, dont une occupée par une famille de 5 personnes. (Photo par Alex Kay Potter)

La campagne de frappes aériennes menée par l'Arabie Saoudite a commencé il y a 3 mois, pour déloger les Houthis — des émissaires de l'Iran (le grand ennemi du Royaume de la péninsule arabique), selon les Saoudiens — des villes et villages qu'ils contrôlent. Les Saoudiens souhaiteraient ensuite réinstaller Hadi (le président en exil), un ami de Riyad. La campagne saoudienne a débuté quand Hadi a fui le pays, en mars dernier, alors que la coalition Houthi-Saleh se rapprochait d'Aden — le dernier refuge d'Hadi. Il avait déjà quitté Sanaa au mois de février après avoir passé un mois assigné à résidence. Les Houthis contrôlent la capitale depuis septembre 2014 — une prise qui s'est faite avec une déconcertante facilité.

Les Saoudiens — soutenus par leur inconditionnel allié régional, l'Égypte — maintiennent un blocage maritime du pays (dans le cadre de leur campagne aérienne). La nourriture et le carburant arrivent au compte-gouttes dans un pays totalement dépendant des importations. L'eau au Yémen est uniquement produite grâce à des pompes qui fonctionnent avec du diesel — qui vient à manquer lui aussi. En conséquence, les prix de tous les produits de base ont subi une croissance exponentielle dans le pays — s'ils ne répondent pas tout simplement pas aux abonnés absents dans les rayons.

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Une femme yéménite prie au-dessus du corps de Basim Sharqawy, tué par un éclat d'obus provenant d'une frappe saoudienne, alors qu'il marchait dans la rue à Sanaa. Il venait de se marier, il y a seulement 4 mois, et sa femme est enceinte de deux mois. (Photo par Alex Kay Potter)

Quand le carburant est devenu vraiment introuvable, juste avant une brève période de cessez-le-feu de 5 jours en mai, les Yéménites ont dû recourir à une potion peu commune. Ils ont rempli les générateurs avec de l'alcool dénaturé et un détergent pour salle de bains, dont l'ingrédient principal est l'acide chlorhydrique. Cette mixture de la dernière chance allait ruiner les moteurs des générateurs sur le long terme, mais il n'y avait pas vraiment d'autres solutions — les 20 litres d'essence atteignaient le prix démentiel de 150 dollars sur le marché noir. Les queues devant les stations-service courraient sur des kilomètres. Certains ont patienté des jours entiers pour avoir de l'essence.

Sanaa est plongé dans le noir en quasi-permanence depuis le début des frappes aériennes. Quelques quartiers chanceux de la ville ont le droit à une ou deux heures de courant par jour. D'autres zones peuvent passer une semaine ou plus sans électricité. L'obscurité qui règne sur Sanaa a magnifié le ciel étoilé qui plane au-dessus de la pittoresque Vieille Ville de la capitale. Ses maisons couleur pain d'épice sont dominées par un épais manteau d'étoiles. Les missiles qui tombent des avions de combat et les ripostes antiaériennes des Houthis viennent déchirer ce tableau.

La montagne Noqom pointe derrière la Vieille Ville de Sanaa, le 23 mai 2015. Une cache d'armes située sur la montagne a été touchée par une frappe aérienne. Des missiles et autres engins explosifs sont tombés sur les quartiers avoisinant. (Photo par Alex Kay Potter)

Pour Umm Hamdi, mère de 5 enfants de moins de 13 ans, l'obscurité n'est pas la pire chose que la guerre lui a apportée. Pour avoir de l'eau, elle doit aller la chercher avec ses enfants à une mosquée, qui en donne gratuitement à ceux qui n'ont pas les moyens. Hamdi dit que la vie est dure depuis 2011 — quand un mouvement populaire s'est transformé en conflit entre des factions rivales du régime de Saleh. Les choses ne se sont pas vraiment améliorées au cours de la présidence intérimaire avortée de Hadi.

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La famille d'Hamdi vit près du palais présidentiel, une cible perpétuelle pour les frappes aériennes saoudiennes. Depuis le début des bombardements, elle va se coucher avec son voile. Si sa maison s'effondre et qu'elle est déterrée par les voisins, elle veut être habillée. Elle veut garder sa dignité, même face aux privations que lui impose la guerre.

"Les quatre dernières années ont été dures, et les enfants sont habitués à manquer de certaines choses," dit cette mère. "Mais je ne les laisse pas sortir sans vêtements propres. Plutôt manger du riz tous les jours que vivre dans la saleté."

Un Yéménite est immobile, choqué à la vue des 4 maisons détruites après une probable attaque aérienne dans la Vieille Ville de Sanaa, le 12 juin 2015. (Photo par Alex Kay Potter)

Si la vie est dure à Sanaa, elle est bien pire à Aden, le port du sud du pays. La ville portuaire est touchée par la combinaison de frappes aériennes saoudiennes et de batailles rangées — quartier par quartier — entre les Houthis et les combattants de la résistance sudiste. La ville est en ruines. Les snipers n'ont même pas laissé une chance aux premiers secours qui souhaitaient évacuer les corps des rues, qui pourrissent dans la chaleur étouffante. Deux membres du Croissant Rouge yéménite ont été tués dans la ville — 2 autres de leurs collègues ont aussi été tués dans le pays depuis le début de la guerre. « On vit en enfer, » dit un habitant d'Aden qui a été contraint de fuir vers la banlieue de la ville, après avoir vu sa maison réduite en ruines. « Chaque jour on se dit que cela ne peut pas être pire. Pourtant ça l'est. »

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À l'hôpital public, Al Thawra, de Sanaa — qui est le plus grand de la ville — les docteurs disent qu'ils sont sur la corde raide. Ils manquent de tout, et notamment de produit anesthésiant. Les hôpitaux rationnent ce qui reste pour les cas les plus critiques, alors qu'il n'y a plus aucun lit de libre.

Une peluche au milieu des ruines. Une frappe aérienne saoudienne a tué une famille de 6 personnes dans cette maison, le 13 juin 2015. (Photo par Alex Kay Potter)

« On distribue les médicaments qu'on a, mais ce qui nous manque c'est à la famille du patient de le trouver dans les pharmacies de la ville, ou au marché noir, » explique Abdullatif Abu Taleb, le gestionnaire adjoint de l'hôpital.

La situation actuelle pousse le Yémen au bord du précipice, selon les agences d'aide humanitaire. La crise yéménite n'a comme équivalent que celle qui déchire la Syrie depuis plus de 5 ans. Avant la guerre, le Yémen était déjà le pays le plus pauvre de la région. Maintenant, 80 pour cent de la population — quelque 26 millions de personnes — ont besoin d'assistance humanitaire. Au moins 2 500 personnes ont été tuées, 11 000 blessées et près d'un million ont dû fuir leur foyer, selon l'ONU.

« Ce qui est effrayant c'est qu'il a fallu 2 ou 3 ans à la Syrie pour arriver à un tel résultat, » dit un travailleur humanitaire expérimenté. « Pourtant, la guerre qui sévit au Yémen court depuis seulement 3 mois. La situation était tellement précaire pour les pauvres avant le conflit, que maintenant c'est le coup de grâce. »

Suivez Ahlam Mohsen, Peter Salisbury, et Alex Kay Potter sur Twitter : @mohsenah87, @altoflacoblanco, and @alexkpotter