Les cercueils de l’armée fantôme russe retournent à la maison

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Les cercueils de l’armée fantôme russe retournent à la maison

Vladimir Poutine déclare que ses soldats ne sont pas en Ukraine – mais leurs familles disent le contraire. Notre enquête.

6h30, 2 septembre. Un capitaine de la 106e division aérienne russe arrive dans un village retiré de la région de Samara, qui constitue un espace triangulaire au sud de la Russie, entre la Volga et le Kazakhstan. Il roule dans la campagne russe depuis des heures. Des bouleaux à perte de vue bordent la route. Un signe planté à côté d'un petit cimetière annonce enfin le village de Podsolnechnoye. La voiture rebondit sur la route défoncée et bordée de maisonnettes vidées. Elle s'arrête devant une modeste habitation de briques blanches.

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Le capitaine a fait plus de 1 500 kilomètres depuis la ville de Rostov à la frontière ukrainienne pour faire une livraison particulière. Avec lui, un cercueil en zinc contenant le corps d'un parachutiste de 20 ans, Sergei Andrianov.

Ses proches attendent dehors pour l'accueillir. Le grand frère de Sergei et son oncle s'avancent près du cercueil pour l'ouvrir avec une disqueuse, pendant que la mère de Sergei reste à l'intérieur de la maison. « J'espérais que cela soit une erreur, » explique-t-elle les yeux embués à VICE News. « Ils ont mis tellement de temps pour nous le ramener, je pensais qu'il était peut-être blessé et qu'ils le soignaient. » Dehors les hommes ont réussi à ouvrir le cercueil métallique. Natasha entend sa fille crier.

Natasha Andrianov explique qu'elle se sent trahie par le gouvernement et l'armée, à qui elle avait confié son fils.

Sur les photos, Sergei sourit souvent, son visage enfantin illuminé par un regard calme. La carrure d'un boxeur poids plume, les cheveux blonds coupés court, les yeux bleus, les paupières tombantes, et une mâchoire angulaire. C'était Sergei. Mort, Natasha est presque incapable de reconnaître son fils — dont l'expression du visage a été figée dans une grimace, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Le côté gauche de son visage a viré au bleu, son nez est tourné dans un angle bizarre, comme si quelqu'un l'avait poussé sur le côté. Son corps est couvert de poussière qui s'était accumulée sous ses ongles. Une blessure fatale, au niveau du coeur, était couverte par un uniforme militaire, deux fois trop grand pour lui. Une paire de tongs fines et fragiles est suspendue à ses pieds.

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La famille a attendu cinq jours avant que le corps n'arrive. Cinq jours pendant lesquels le frère de Sergei a retourné ciel et terre dans la division — multipliant les coups de fil pour comprendre comment son frère était mort. À un moment, un officier exaspéré lui a dit d'abandonner. « Arrêtez d'appeler, » lui a dit l'officier. « Ils vont vous filer 100 000 roubles (un peu moins de 1 700 euros). C'est plus que suffisant pour vous payer à boire et vous souvenir de lui. Qu'est ce que vous voulez de plus ? » Mais Natasha voulait des réponses. « Comment il est mort ? Où a-t-il été tué ? » Elle s'arrête un instant, les larmes coulent sur ses joues. « Mon fils est parti pour toujours, et personne ne peut m'expliquer ni pourquoi ni comment. »

Natasha a montré à VICE News les documents, qui accompagnaient le corps de son fils, qu'elle a reçus. « Traumatisme dû à une explosion, » est écrit à la main sur le certificat de décès de l'armée. « Une plaie au niveau de la poitrine, avec des dégâts au niveau du coeur. » Aucune information sur la cause de l'explosion ou le lieu de décès de Sergei. Selon un rapport médico-légal militaire, à neuf heures du soir le 28 août, Sergei, qui était engagé dans le 137e régiment de l'armée de l'air, menait une « mission spéciale » dans un endroit « de dislocation temporaire. » Il y a eu une « explosion, qui a eu pour résultante une blessure profonde non compatible avec la vie pour le Caporal Andrianov. De fait il est mort sur place. » Bien que les papiers aient été signés à Rostov, sur chaque document le lieu de décès était renseigné d'un mystérieux « point de dislocation temporaire. »

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« Ils font passer ça pour un secret d'État, » glisse Natasha, les yeux rivés sur ses genoux. Après une petite pause, elle reprend la parole. Cette fois d'une voix calme mais ferme. « Mais honnêtement, je veux vous dire qu'il s'agit d'un crime d'État. »

Natasha Andrianova explique qu'elle ne pouvait presque pas reconnaître le corps de son fils Sergei à son retour.

Natasha a encore du mal à comprendre ce qui est arrivé à son fils. À la mi-août, son unité a été envoyée à Rostov pour des exercices d'entraînement militaire. Son téléphone a cessé de fonctionner et il a arrêté de répondre aux emails. Le 21 août, Sergei a appelé Natasha d'un numéro inconnu pour lui dire qu'il était en sécurité. « Il chuchotait, comme s'il était pressé, » se rappelle sa mère. « Je me suis dit que c'était bizarre mais il m'a dit de ne pas m'en faire. » Sept jours plus tard, la famille a appris son décès.

Officiellement, la Russie n'est pas en guerre en Ukraine, mais ses soldats meurent. Sergei est un, parmi des dizaines — peut-être même des centaines — de soldats russes qui auraient été tués en Ukraine. Le Kremlin nie envoyer des troupes, en expliquant qu'ils n'ont aucune implication dans le conflit qui fait rage à la frontière. Mais l'histoire de Sergei est un témoignage parmi les nombreux autres recueillis par VICE News, auprès de familles de soldats et de défenseurs des droits de l'homme. Certains membres des autorités doutent aussi de la version officielle. Leurs témoignages révèlent le coût humain de cette guerre qui n'existe officiellement pas, et les sacrifices inconnus de cette armée fantôme russe.

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« Personne ne dit rien. Ils savent où tout cela s'est passé mais ils ne peuvent pas en parler. »

À la fin du mois de février, des hommes lourdement armés et équipés d'uniformes verts, sans badge ni identification, sont entrés en Crimée pour une opération qui a finalement mené à l'annexion de la péninsule par Moscou. Certains ont osé demander à Vladimir Poutine si les « petits homme verts » étaient réellement des soldats russes. Pour le président, il s'agit de « forces de défense locales » qui ont probablement acheté leurs uniformes, qui ressemblent à ceux de l'armée russe, dans des magasins de Crimée.

Mais pendant une interview diffusée à la télévision russe en avril, le président a calmement annoncé qu'en réalité des troupes russes avaient été déployées pour occuper et annexer la Crimée. Au moment même de l'annonce télévisée, des hommes armés russes prenaient le contrôle de bâtiments administratifs dans l'est de l'Ukraine — une région que Poutine appelle désormais la « Nouvelle Russie, » ou « Novorossiya » comme à l'époque du Tsar. Y'avait-il des troupes russes dans l'est de l'Ukraine aussi ? « C'est n'importe quoi, » souffle Poutine. « Il n'y a ni forces ni unités spéciales, et encore moins d'instructeurs là-bas [dans l'est ukrainien]. »

D'un seul coup, la Russie a redessiné les frontières internationales qui formaient une Ukraine indépendante depuis 23 ans. L'initiative prise par la Russie a été copieusement dénoncée à l'étranger — accompagnée de menaces de sanctions et d'isolement diplomatique. Mais en Russie, cela a été vu comme un événement déterminant pour Poutine, qui a relancé une immense vague de ferveur patriotique. Son taux de popularité est passé de 65 pour cent en janvier dernier à un total de 80 pour cent après le référendum en Crimée, et cela continue de monter malgré les piètres résultats de l'économie russe.

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L'image de Poutine créée grâce à l'épisode ukrainien est celle d'un leader solide, qui n'a pas peur de faire face à l'Occident et de replacer la Russie parmi les grands pays. Mais certains critiques accusent le président de manipuler les événements pour consolider son pouvoir. « Sans hésitation, Poutine se sert de l'Ukraine pour mener à bien ses objectifs de politique intérieure, » explique Victor Shenderovich, un auteur et satiriste basé à Moscou. « Il y a quelques années, c'était un peu le vilain petit canard, un homme sans légitimité. Maintenant, avec le soudain retour de la Crimée, nous observons une hausse énorme des soutiens pour Poutine. »

Le conflit dans l'est de l'Ukraine, pendant ce temps, s'aggravait. En août, les militaires ukrainiens reprenaient un peu l'ascendant sur les rebelles pros russes, les repoussant vers leurs bases arrière de Donetsk et de Luhansk. Craignant d'être encerclés les séparatistes ont à nouveau sollicité l'aide de la Russie pour l'envoi de troupes.

La Russie s'est lancée dans une militarisation massive sur la frontière, doublant selon certaines estimations le nombre de troupes prêtes au combat pour atteindre le chiffre de 20 000 hommes. L'OTAN et les officiels américains avaient prédit une invasion pure et simple, des soldats comme Sergei se sont déployés le long de la frontière pour des « exercices d'entraînement » selon le lexique du pouvoir russe. Comme Sergei, beaucoup sont rentrés chez eux dans un sac.

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Le cas de Sergei ressemble à des dizaines d'autres cas traités par le Comité des Mères de Soldats — un réseau d'ONG qui défend les droits des soldats depuis la fin de l'Union soviétique. Valentina Melnikova, qui dirige l'organisation, explique qu'au moins 500 membres des forces armées ont été tués en Ukraine, citant des informations révélées par des proches de soldats ou des militaires directement. Ce chiffre correspond plus ou moins aux estimations américaines. Mais sans listes officielles, il est difficile de connaître l'étendue de la participation de la Russie. « Il est clair que des forces armées russes participent, » explique Sergei Krivenko, un membre du Conseil présidentiel des droits de l'homme russes — une organisation quasi-indépendante qui conseille Poutine. « D'une façon ou d'une autre ils participent au conflit mais tout est couvert. »

Les premières informations sont venues de parents inquiets qui étaient incapables de joindre leurs fils déployés à Rostov. Des cellules locales du Comité des Mères de Soldats ont observé des hôpitaux débordés, remplis de soldats blessés. Puis sont arrivés les cercueils, des corps de soldats présentant des blessures revenaient dans les villages à travers la Russie. Des documents accompagnaient les corps, spécifiant un lieu de décès connu comme « un point de dislocation temporaire. »

Pour Melnikova, tout cela a un goût de déjà-vu. La Russie a une tradition de minimisation du nombre de victimes depuis la guerre d'Afghanistan, pendant laquelle les cercueils de soldats étaient rendus aux familles en plein milieu de la nuit. Cela a continué dans les années 1990 avec les guerres de Tchétchénie.

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Des dispositions ont été prises. L'armée a subi de profondes réformes ces dernières années. La mort ou la blessure d'un soldat russe, spécialement en temps de paix, est censée déclencher une enquête officielle. « Bien sûr, il y a de rares cas où c'est à cause d'un accident, mais là nous voyons des blessures de guerre — et ce ne sont pas incidents isolés. Pourtant il n'y a eu aucune enquête criminelle pour le moment, » explique Krivenko à VICE News.

Rien de tout ça n'a été couvert par les médias publics — desquels les Russes tiennent leurs informations. Les reportages télés faisaient passer le pouvoir de Kiev pour une « junte fasciste » souhaitant tuer tous ceux qui parlaient russe en Ukraine. Les programmes étaient plein de théories conspirationnistes selon lesquelles une « cinquième colonne » menacerait la Russie de l'intérieur. Une série de documentaires a dépeint des écrivains et politiques de premier ordre comme des traîtres parce qu'ils avaient osé s'exprimer contre la guerre.

Tout cela a contribué à créer un climat de peur qui a empêché certaines familles de révéler ce qu'il se passait. Natasha se sent isolée par le secret qui entoure la mort de son fils — pas seulement de la part du gouvernement mais aussi parmi ses voisins dans son village. « Personne ne parle. Ils comprennent où cela s'est passé, mais ils ne peuvent pas en parler. »

Située près de la frontière avec l'Estonie, et à environ 5 heures de route de Saint Petersbourg, Pskov est une des villes les plus anciennes et les plus belles de Russie. Les coupoles de ses églises datent du XIIe siècle pour certaines. C'est aussi ici que le Tsar Nicolas II a abdiqué en 1917, mettant fin à l'empire russe pour laisser le champ libre à l'Union Soviétique. Ces temps-ci, la ville est surtout connue comme une ville militaire qui accueille la 76e division d'assaut de l'armée de l'air.

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Les parachutistes de Pskov se sont déployés à Rostov début août. Les familles se sont rapidement tendues quand les soldats ont arrêté d'écrire et de donner des nouvelles. Le 21 août, les officiels ukrainiens ont annoncé la capture de deux véhicules blindés russes suite à un affrontement près de Luhansk. Ils ont aussi annoncé avoir retrouvé certains documents dont un journal d'appel listant les noms de 60 parachutistes détachés à Rostov. Des photos de ces documents ont été postées en ligne. Cela n'a pas eu l'effet d'une bombe — Internet est truffé de fausses informations — mais cette publication a déclenché la panique parmi les familles, ce qui a attiré l'attention des médias locaux.

Les officiels russes ont fait comme si de rien n'était. « Une pure provocation, » a expliqué le commandant des troupes aéroportées russes, qui s'est rendu à Pskov le lendemain. « Dans notre brigade d'assaut aérienne tout le monde est vivant et se porte bien. » Mais des rumeurs de pertes à l'intérieur même de la division se propageaient rapidement dans la ville et en ligne. « Leonid est mort, » a écrit la femme du Sergent Leonid Kichatkin, en postant une invitation électronique pour les funérailles de son mari sur Vkotntakte, le Facebook russe. Le post a été rapidement effacé, mais avait eu le temps de devenir viral.

Irana Tumakova, une journaliste indépendante de Saint Petersbourg, avait prévu de couvrir les funérailles, mais quand elle a appelé la femme de Kitchatkin, la personne qu'elle a eu au téléphone a soutenu que son mari était vivant et se portait bien. « J'étais sûre qu'on allait écrire une histoire sur comment tout ça n'était qu'une histoire de rumeurs, que personne n'était mort et que le document était juste un autre fake, » a expliqué Tumakova à VICE News.

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Le cimetière dans la banlieue de Pskov est le point de chute de nombreux soldats morts au combat en Ukraine.

Lundi matin, une église voisine d'un petit cimetière a commencé à se remplir dans les environs de Pskov. Des officiels en tenue marchaient sans but devant l'église. Selon Lev Schlossberg, un homme politique local et éditeur d'un journal indépendant, « Ce n'était pas l'enterrement de Kichatkin, mais probablement une cérémonie d'adieu pour des soldats qui ont été enterrés ici et ailleurs un peu plus tard. »

S'étant perdue pour rejoindre l'église, Irina Tumakova est arrivée au cimetière quelques heures trop tard — tout le monde était parti, sauf quelques soldats qui aplatissaient la terre de deux nouvelles tombes fraichement creusées. La première appartenait au Sergent Kitchatkin, tué le 19 août, et la deuxième au Sergent Alexander Osipov, mort le 20 août. Prenant la journaliste pour une proche du défunt, un homme lui tend une rasade de vodka. « Mon fils est ici, » dit l'homme en pointant la tombe d'Osipov. « Il voulait être un héros. » La journaliste pointe du menton la tombe de Kichatkin, et demande s'il a été tué en Ukraine. « Où ailleurs ? » répond l'homme.

Le 26 août, un article publié par Schlossberg, révèle l'histoire et le scandale explose. L'armée a serré les rangs. Les familles de soldats refusent de parler à la presse. Des types commencent à surveiller les tombes, bloquant l'accès à tous ceux qui n'auraient rien à faire là. Entre le 26 et le 27 août, au moins sept journalistes qui enquêtaient sur ces mystérieuses morts ont été attaqués ou menacés selon le Committee to Protect Journalists. L'incident le plus violent a concerné Schlossberg lui-même. Il a dû être hospitalisé pendant plusieurs semaines après avoir été roué de coups par des inconnus. « C'était une décision politique, » il explique à VICE News. « Ils m'ont attaqué de façon professionnelle. Ce n'était pas des hooligans, ils savaient parfaitement comment et où me frapper. »

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Au moment où VICE est arrivé sur place, en octobre, les hommes qui gardaient les tombes étaient partis, mais le climat de peur était toujours bien présent. Aucune des familles de Pskov ne voulait s'exprimer sur le sujet et la division n'a pas répondu à nos demandes. Cela n'a pas surpris Schlossberg. « Ceux qui savent ce qu'il s'est passé sont trop terrifiés pour parler, » dit-il. « Ils leur disent, — si l'un de vous raconte que c'était en Ukraine… Eh bien on finit votre contrat, on arrête l'aide financière, et vous finissez dans la rue — et dans la plupart des cas les soldats étaient les seuls gagne-pain de ces familles.

Malgré le climat de violence, le journal de Schlossberg a continué à publier des articles sur ces curieuses morts, notamment des informations provenant de transcripts qui ont fuité. 80 parachutistes de Pskov seraient morts dans un affrontement avec l'armée ukrainienne le 20 août. Schlossberg pense que les pertes sont bien plus importantes. « L''ampleur de cette dissimulation est colossale, » dit-il. « Nous ne savons pas combien de soldats ont été tués en Ukraine, mais il pourrait y en avoir des centaines — peut-être même plus.

Le 26 août, le même jour où Schlossberg a publié son papier sur Pskov, l'Ukraine a annoncéavoir capturé dix parachutistes russes sur son territoire. Cet après-midi-là, Poutine s'est rendu à Minsk par avion pour rencontrer son homologue ukrainien, Petro Poroshenko. Les discussions devaient mener à une résolution de la situation dans l'est ukrainien. Au moment où les deux chefs d'État se lançaient dans une drôle poignée de main, Kiev diffusait des vidéos d'interrogatoires des parachutistes capturés.

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Les parachutistes capturés étaient originaires du 331e régiment aérien, basé à Kostroma. Dans ce qui semble être des confessions forcées, les soldats expliquent qu'ils ont été mal guidés par leurs commandants. Ils leur auraient dit qu'ils participaient à un exercice, mais ils les ont en réalité envoyés au-delà de la frontière.

Le Kremlin a admis l'incursion, mais a déclaré qu'il s'agissait d'une erreur. « Ce que j'ai entendu dire c'est qu'ils patrouillaient le long de la frontière et qu'ils auraient pu se retrouver en territoire ukrainien, » avait expliqué Poutine aux journalistes présents à Minsk.

Mais à Kostroma, les vidéos ont créé la panique dans les familles. « Quand ont-ils prévu de nous dire ce qu'il s'est passé ? » demande une mère en furie dans une interview avec RFE/RL. « Après une semaine ? Deux semaines ? Sans Internet, on n'aurait jamais rien su. » Les proches des soldats ont commencé à se rassembler à la garnison, pour demander des réponses. Un groupe de mères en pleurs a tenu une conférence de presse, demandant à Poutine de ramener leurs fils à la maison. Sous la pression, le Kremlin a échangé 63 soldats ukrainiens contre les dix parachutistes.

Ces événements ont attiré l'attention de Dmitry Gudkov, un législateur de l'opposition et membre de la chambre basse du Parlement russe. Il a demandé une enquête officielle pour les morts d'une trentaine de soldats qui auraient été tués en Ukraine — notamment ceux enterrés à Pskov. Citant les lois protégeant la vie privée, le ministre de la Défense a refusé de commenter, repoussant d'un revers de main l'hypothèse de soldats russes morts en Ukraine. Indiquant qu'il s'agissait d'une « rumeur » propagée par l'Occident et le pouvoir ukrainien. « La Fédération de Russie ne prend pas parti dans le conflit qui oppose les forces du gouvernement ukrainien et les résidents des régions de Donetsk et de Luhansk qui s'opposent aux politiques mises en place par le pouvoir ukrainien, » pouvait-on lire dans la déclaration du ministre.

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Pendant ce temps-là, la branche du Comité des Mères des Soldats de Saint Pétersbourg a lancé une pétition pour forcer les enquêteurs russes à se pencher sur les rumeurs qui circulent. Quelques jours plus tard, la branche locale de l'association était déclarée comme étant un « agent de l'extérieur, » un statut souvent utilisé pour discréditer les critiques contre le gouvernement.

Malgré les efforts de Moscou, la controverse monte, et devient de plus en plus difficile à ignorer. Alors que la version du Kremlin risquait de s'écrouler, tout a soudainement changé.

Dans la soirée du 5 septembre, les trois chaînes de télévision contrôlées par l'État ont chacune diffusé un reportage sur un soldat russe tué en Ukraine. C'était la première fois que la mort d'un militaire en service était couverte par les médias de l'État russe. On y voyait par exemple les funérailles d'un parachutiste de 28 ans, qui a été enterré avec les honneurs militaires, conclus par une salve de coups de fusils. Le soldat était décrit comme un patriote « qui ne pouvait pas laisser faire ce qui se passait en Ukraine. » Les trois chaînes ont déclaré que le parachutiste était un « volontaire » qui n'avait pas mis au courant sa femme ni son commandant de son départ en Ukraine pour se battre aux côtés des rebelles pro russes.

Melnikova s'étouffe en entendant cela : « Quels volontaires ? Cela n'existe pas dans la loi militaire russe. » Pour prendre un congé, un soldat russe doit remplir un rapport qu'il doit fournir à son commandant, détaillant où il sera pendant son absence. Pour quitter le pays, le processus est encore plus compliqué. Il faut obtenir l'autorisation du commandant, du ministère de la Défense et du Federal Security Service. De plus, la loi russe ne fait pas de distinction entre un individu qui se rend à l'étranger pour combattre pour de l'argent, et celui qui s'y rend selon des motivations personnelles. Dans les deux cas, il est considéré comme un mercenaire, un crime sanctionné par une peine de prison.

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Malgré ces précisions, la version du Kremlin diffusée via les médias publics, continuait de prendre de l'ampleur. Des soldats s'envoleraient donc volontairement vers l'Ukraine, motivés par une irrépressible envie d'aider les russophones de l'est ukrainien, pour combattre le gouvernement fasciste de Kiev.

Nikolai Kozlov a été porté en héros après avoir été blessé dans des combats en Ukraine. L'État estime qu'il était volontaire alors que ses proches affirment le contraire.

Un autre reportage diffusé à la télévision d'État sur ces dits volontaires mettait en scène un parachutiste au visage enfantin, Nikolai Kozlov, qui a perdu sa jambe pendant une embuscade en Ukraine. Un air triste de piano est joué sur des images de Nikolai qui se repose dans une chambre d'hôpital. Sa femme, enceinte, est à ses côtés. Dans une interview, le père de Nikolai, qui avait combattu pendant la guerre d'Afghanistan, raconte qu'il est fier de son fils, « Il a rempli sa mission jusqu'au bout. »

En réalité, Nikolai n'était pas un volontaire. « Il y est allé parce qu'on lui en a intimé l'ordre, » explique son oncle. « Avance, attaque des positions ennemies, et recommence. »

L'oncle, Sergei Kozlov, raconte les combats comme son neveu les lui a décrits. Son unité a traversé la frontière le 18 août. Six jours plus tard, ils sont tombés dans un guet-apens. Nikolai a entendu un remous dans les fourrées, mais avant même d'avoir le temps de bouger, un mortier faisait exploser sa jambe droite en lambeaux. Il ne se souvient plus vraiment ce qu'il s'est passé après ça — juste d'avoir eu le temps de se poser un garrot.

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Sergei Kozlov a montré à VICE news une copie du rapport médical rendu par l'hôpital militaire de Rostov. On peut y lire, « N'ayant pas pu être évacué, le caporal a été admis à l'hôpital militaire 1602, trois jours après sa blessure. »

Sergei Kozlov dit que le conflit ukrainien a divisé sa famille.

La guerre a divisé la famille, séparant le père de Nikolai et Sergei, « [Mon frère] a presque perdu Nikolai, mais il pense que son fils s'est sacrifié pour la nation, alors que je pense que cette même nation l'a trahi et sacrifié. »

Quand on demande à Sergei, si Nikolai aurait pu refuser de traverser la frontière, l'oncle retient ses larmes. « Comment? » demande-t-il. « Un ordre est un ordre. »

Le conflit soutenu qui se joue dans l'est ukrainien a fait plus de 5 000 victimes. Les combats se multiplient, mais la ligne du Kremlin reste identique : pas d'invasion russe, pas d'incursion ni d'engagement militaire. Et les familles des soldats russes, qui y ont perdu leur vie ou un membre en Ukraine, continuent d'attendre des réponses.

Il est difficile d'imaginer qu'une guerre au centre de l'Europe puisse être couverte d'un tel voile de confidentialité en 2015. En réponse au déni de la Russie de sa présence en Ukraine, Samantha Power, l'ambassadeur américaine aux Nations Unies, a tweeté que la Russie « a peut-être réussi à se sortir de situations semblables, mais c'était avant l'invention des caméras. »

Mais malgré la condamnation internationale, les soldats morts, et l'invention des caméras, la Russie arrive à cacher cette guerre non-déclarée — du moins chez elle. Seulement un quart de la population russe pense que ses troupes se battent en Ukraine, selon un sondage publié en décembre par l'indépendant Levanda Center. 77 pour cent des personnes interrogées ont déclaré qu'ils pensaient que la Russie n'avait aucune responsabilité dans le bain de sang ukrainien.

De lourdes sanctions internationales et la chute du cours du pétrole ont fait chuter de façon dramatique le rouble, qui a perdu près de la moitié de sa valeur face au dollar. Cependant, malgré ce que pensaient les autorités occidentales, cela ne semble pas avoir affaibli la position de Poutine. Selon un sondage d'Associated Press et NORC publié en décembre, 81 pour cent des Russes continuent de soutenir leur président.

De retour à Podsolnechnoe, Natasha est toujours endeuillée par la mort de son fils. Elle est assise sur le bord du canapé, courbée par le chagrin, ses mains s'agitent sur ses genoux.

« J'aurais pu l'empêcher de faire l'armée, j'aurais pu payer les pots-de-vin — tout le monde aurait compris, » dit-elle, le visage rongé par la tristesse. Puis vient l'amertume. « Mais je pensais qu'il avait besoin de devenir un homme donc je l'ai laissé partir. » Après une pause, elle ajoute, « Non, l'armée est censée être responsable de chaque soldat. »

Natasha oscille entre l'incrédulité et le désarroi. Elle peut être à un moment pleine de colère contre le gouvernement et l'armée, « Je veux crier à tout le pays que mon fils est mort. Je veux que tout le monde sache où il est mort. » Le moment d'après, l'incertitude et la peur prennent place. « Je vous donne ces informations mais j'ai peur — des gens peuvent venir ici, et Dieu seul sait ce qu'ils pourront me faire. »

Sergei a été enterré à côté de son père, dans une parcelle qui domine un grand champ. Les tournesols vont éclore pendant les chauds mois de l'été, mais pendant l'hiver russe, c'est de la terre aride à perte de vue. Il n'y a pas de plaque commémorative pour rappeler sa condition de militaire, ni d'explication donnée sur les guerres dans lesquelles il a combattu. Natasha veut que son fils reçoive la médaille des dite des « Héros russes », « mais ils ne la donnent qu'aux militaires tués au combat, » dit-elle en soupirant. « Et il n'y a pas de guerre. »

Les funérailles se sont déroulées dans le calme. Le seul officiel présent était le capitaine qui a ramené le corps de Sergei à la maison. Natasha explique que la famille d'un autre soldat tué en Ukraine est venue pour saluer la mémoire de son fils. Lisant la détresse dans ses yeux, le père de l'autre soldat tué a attiré Natasha à l'écart. « N'écoutez personne Natasha. Nos fils sont des héros — de vrais hommes, » il lui a dit. « Vivez avec ça en tête. Et pour le moment, restez silencieuse. »

Sur Internet, où un ami de Sergei a posté un message d'adieu, on peut lire, « Reste en paix sur cette terre mon frère. Maudit soit celui qui t'a envoyé te battre à l'étranger. »

Poutine, interrogé sur les troupes russes en Ukraine pendant sa conférence de presse annuelle, a à nouveau répété que les soldats étaient des « volontaires… qui ont répondu à l'appel de leur coeur. » Mais Sergei Andrianov était un militaire de service qui suivait probablement les ordres de ses commandants quand un bout d'obus a touché son coeur et pris sa vie.

« C'est très douloureux — pas seulement à cause de mon fils mais aussi pour tous ces gars qui sont morts, » dit Natasha. « Pourquoi sont-ils morts ? Et pourquoi leurs morts ne sont-elles pas reconnues ? »

Suivez Lucy Kafanov sur Twitter @LucyKafanov