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Crime

La « confiscation » : comment l’État islamique gagne de l’argent

De nouveaux documents donnent un aperçu inédit des finances publiques de l’EI dans la province syrienne de Deir Ezzour, tenue par l’organisation terroriste.
Photo par Medyan Dairieh / VICE News

Si l'on sait que l'organisation terroriste État islamique (EI) a développé plusieurs institutions qui lui permettent de se grimer en véritable État — des écoles, une police, des médias, une armée permanente — personne n'a jamais su totalement expliquer comment l'EI finançait de telles institutions.

Mais une série de documents révélés il y a quelques jours donnent un aperçu inédit des « finances publiques » du groupe terroriste. Récupérés dans la province syrienne de Deir Ezzor (tenue par l'EI), ces documents indiquent que l'EI ne taxe pas tant les gens qui vivent sous son joug, mais les rackette pour payer les salaires des djihadistes et couvrir d'autres coûts opérationnels.

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Ces documents, qui détaillent les dépenses et ressources de l'EI dans la province syrienne entre le 23 décembre 2014 et le 22 janvier 2015, ont été rendus publics par Aymenn al-Tamimi, un chercheur du UK Middle East Forum basé à la frontière syrienne. C'est la première fois que les finances de l'EI sont rendues publiques.

D'après le registre, entre décembre 2014 et janvier 2015, l'EI a accumulé plus de 8 millions de dollars dans la province de Deir Ezzor — une province riche en pétrole de l'est syrien, contrôlé depuis le début 2014 par l'EI. Mais près de 45 pour cent des 8 millions viennent de ce que l'EI appelle la « confiscation ». À côté, les revenus liés au commerce, aux impôts ou aux ventes de pétrole sont bien moindres.

L'armée de l'EI lui coûte cher

« Si vous manquez la prière trois fois de suite, votre magasin va vous être confisqué, » explique Tamimi. « Si vous transportez des marchandises proscrites, comme des cigarettes, ils vont prendre l'argent que vous avez sur vous. » La grande majorité de ces confiscations ont eu lieu aux frontières de la province, où les combattants de l'EI dépouillent les voyageurs de leurs objets de valeurs en échange du franchissement de la frontière.

« Ces nouveaux documents sapent la propagande de l'EI, » explique Tamimi. « Avoir la preuve qu'ils se financent principalement en volant les gens — cela n'est pas très reluisant pour le groupe. »

L'EI a tendance à se décrire comme un État miraculeux — la propagande du groupe ne célèbre pas seulement les victoires militaires mais aussi la force de la bureaucratie de l'EI. Au cours de l'année précédente, l'EI a réussi à mettre en place des services de base comme un système sanitaire tout en mettant sur pied une armée permanente. Chercheur en science politique à BYU (la Brigham Young University dans l'Utah), Quinn Mecham n'avait pas hésité à qualifier l'EI de « start-up » islamique.

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« La notion selon laquelle ils sont en train de "Bâtir quelque chose" — c'est un point crucial pour les partisans de l'EI, » explique Mecham.

Mais les documents de Deir Ezzor montrent en réalité que ce projet de construction étatique bat de l'aile. Environ 63 pour cent des dépenses de l'EI dans cette province — environ 5 millions de dollars — vont à l'armée, sous la forme de salaires et de "dépenses de la base". 10 pour cent vont à la police, ce qui laisse 2 millions de dollars pour financer la bureaucratie de l'EI, son système de santé et les services sociaux.

Cette répartition laisse à penser que l'EI est quasiment dans la situation d'un « État en échec », explique Mecham, qui invite toutefois à interpréter toutes ces données avec beaucoup de prudence. Depuis quelques mois, Mecham tente de quantifier la « capacité de l'État » de l'EI — un terme utilisé en science politique pour décrire le fonctionnement effectif des institutions gouvernementales. Mecham estime que l'EI est le 16ème État le plus en échec du monde.

« L'EI est devant une dizaine d'États qui sont membres de l'ONU, » explique le chercheur. « Mais tout de même, ils [l'EI] ne sont pas vraiment en forme financièrement parlant. »

L'or noir

Les documents de Deir Ezzor permettent de préciser les limites auxquelles est confronté l'EI — notamment concernant l'option de capitaliser sur les ressources pétrolières. Quand l'EI a pénétré en Irak depuis le nord de la Syrie l'été dernier, les analystes avaient du mal à estimer ce que l'EI allait pouvoir tirer des nouveaux champs pétrolifères contrôlés et des saisies de dépôts bancaires. Si les saisies de dépôts bancaires (que certains ont estimées à plusieurs milliards) étaient une perfusion ponctuelle et unique d'argent, les champs de pétrole avaient le potentiel d'être une source de revenus pérenne pour l'EI, lui permettant de rester à flot pendant des années. Au cours de l'année dernière, des estimations laissent penser que l'EI produit 44 000 barils de brut par jour en Syrie, ce qui représente 4 millions de dollars par jour en profits. En revanche, aucun document n'est venu valider ces estimations.

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La province de Deir Ezzor abrite les champs de pétrole les plus fructueux de l'EI en Syrie. Mais le registre rendu public montre que l'EI possède une capacité d'extraction d'or noir bien plus faible que ce que l'on avait imaginé.

« Si l'EI avait le capital, la main d'oeuvre, et le savoir-faire, ces champs de pétrole seraient vraiment rentables, » explique David Butter, un expert de renom sur les énergies et l'économie au Moyen-Orient pour le compte de la Chatham House (un centre de recherche britannique). « Mais c'est un grand si. »

Butter explique que les champs de pétrole de Deir Ezzor étaient à leur sommet dans les années 1990. Les exploiter à plein aujourd'hui nécessiterait des investissements majeurs et un savoir-faire poussé — donc hors de portée pour l'EI. Il estime que l'EI fait tourner les champs à 50 pour cent de leur véritable capacité, ce qui indique que le « secteur énergétique » de l'EI est bien plus faible que ce qu'on avait pu penser. Les documents montrent que l'EI récupère seulement 66 433 dollars par jour en gaz et pétrole dans la province de Deir Ezzor.

« Il faut donc arrêter de surestimer le rôle joué par le pétrole et le gaz dans le financement de l'EI, » explique Tamimi. « Une estimation raisonnée serait de dire que le pétrole et le gaz rapportent en réalité seulement 5 ou 10 pour cent des 4 millions de dollar (par jour) jusqu'ici avancé par les experts. »

Vraisemblablement, l'EI ne mène pas une opération pétrolière sophistiquée, mais siphonne une petite quantité de pétrole chaque jour, permettant à certains locaux de se faire un peu d'argent.

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« Je ne serais pas surpris d'entendre qu'ils vendent le pétrole à la pompe pour 5 ou 10 dollars le baril, » explique Butter.

En revanche, si les chiffres de Deir Ezzor sont vrais, l'EI n'a pas un problème d'argent immédiat.

« L'EI a beaucoup d'argent, » a expliqué Daniel Glaser, qui étudie le financement du terrorisme pour le Département du Trésor américain, lors d'une table-ronde organisée par l'Aspen Institute. Le Trésor est chargé de mettre en place des sanctions américaines contre l'EI et de couper ses ressources. Sollicités par VICE News, les officiels américains n'ont pas souhaité répondre à nos questions.

Si le Département du Trésor est plutôt prudent quant aux montants des revenus de l'EI, Glaser a estimé que l'organisation terroriste pourrait empocher 500 millions de dollar par an en revenus liés au pétrole — une estimation que discute Tamimi.

Cette question des revenus liés au pétrole sur le long terme est cruciale. Cela pourrait permettre de déterminer si le modèle économique de l'EI est durable. L'aperçu donné par les documents de Deir Ezzor ne penche pas en la faveur de l'EI. En plus des revenus liés au pétrole et aux « expropriations » l'EI opère un système de taxation, qui rapporte seulement 23 pour cent de ses revenus — donc encore moins que l'industrie pétrolière mal en point de l'EI.

« Cela va être compliqué de maintenir ce budget et le soutien des populations qu'ils essayent de contrôler, » explique Mecham. « Cela ne va pas forcément dans le bon sens pour eux — à un moment ils n'auront plus rien à racketter. »

Suivez Avi Asher-Shapiro sur Twitter : @AASchapiro