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Canada

Dans la prison des ours polaires du Grand Nord canadien

Dans la province de Manitoba, il existe un centre de détention pour les ours polaires qui s'approchent trop près des habitations.
(Photo fournie par la Province de Manitoba)

Jeff Chuchmuch n'est pas habitué à manier des fléchettes tranquillisantes. Mais la nouvelle recrue du programme d'alerte pour les ours polaires de Churchill (Manitoba, Canada) se retrouve retenue par un simple harnais, à l'extérieur d'un hélicoptère, avec un fusil rempli des fléchettes dans les mains. L'appareil survole une large étendue à la recherche de l'ours « 19173 », qui pèse plus de 350 kilos et a pris l'habitude de s'introduire dans les propriétés et dans l'hôpital local, à la recherche de poubelles. La nuit dernière, l'animal a été à nouveau repéré en train de rôder près de l'hôpital.

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« Sa mère lui a appris que les poubelles font office de sources viables de nourriture quand la banquise a fondu, » explique Chuchmuch. Après une demi-heure de recherches menées à l'aube, ils repèrent l'animal camouflé dans les pierres. Chuchmuch doit faire mouche du premier coup. Il doit atteindre la nuque de l'ours, une cible qui fait la taille d'un écran d'ordinateur, pour que le sédatif fasse effet.

« C'est excitant, il y a beaucoup de bruit dans l'hélicoptère et vous êtes juste au-dessus de l'ours, » explique-t-il à VICE News. « Habituellement, on vole avec les hélicoptères de l'Hudson Bay, stationnés à Churchill. Leurs pilotes sont extraordinaires, ils peuvent vous placer au-dessus de l'ours pour être le mieux placé possible. Entre 3 et 6 minutes après avoir atteint l'ours, on place l'animal dans un filet et on l'hélitreuille jusqu'au centre. »

Une fois touché, l'ours 19173 est transporté de la même manière à l'Établissement de détention des ours polaires – que l'on surnomme souvent la « prison des ours polaires » – où il est devenu le premier détenu de la saison 2016.

Située dans le nord du Manitoba, posée sur la rive de l'Hudson Bay, Churchill fait office de capitale mondiale des ours polaires.

Sa prison pour ours est un ancien hangar de l'armée de l'air, transformé en prison de 28 cellules, qui a été créée en 1981. Les ours y sont détenus pour au moins 30 jours, où on leur donne uniquement de l'eau et de la neige pour qu'ils arrêtent de retourner en ville à la recherche de nourriture. Quand ils sont libérés, un hélicoptère les dépose sur la banquise. Ils appellent ça la « libération glacée ».

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Si l'emprisonnement des animaux peut sembler cruel, il s'agit en réalité d'un programme de défense des animaux, qui pourrait donner des idées à d'autres villes de l'Arctique, qui connaissent de plus en plus d'intrusions d'ours polaires. Si leur nombre décline – une étude montre qu'il y avait 1 185 ours polaires dans l'Hudson Bay en 1987 contre 806 en 2011 – les habitants en voient de plus en plus.

À cause du changement climatique, la banquise, sur laquelle les ours comptent pour chasser des phoques, se forme chaque année un peu plus tard et se brise un peu plus tôt au printemps. De fait, les ours polaires passent plus de temps sur la terre ferme, ce qui explique les contacts plus fréquents avec les humains. Le développement du tourisme dans l'Arctique et la volonté des ours à trouver des détritus pour se nourrir, aggravent la situation. Les ours se retrouvent donc entre la fonte de la banquise et des humains armés.

Mais le programme de Churchill compte faire les choses autrement. La ville du Manitoba se trouve à proximité d'une route de migration d'ours polaires. Des centaines d'ours passent non loin des habitations pour se rendre dans l'Hudson Bay pour chasser. Puis ils font le chemin inverse quand vient le printemps. Dans les années 1960, quand un ours arrivait en ville, les responsables le tuaient. Désormais, les officiers chargés de la protection des animaux essayent de les effrayer pour qu'ils ne s'approchent pas de la ville. S'ils ne s'échappent pas, ils sont alors enfermés.

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Un ours polaire emprisonné dans un piège contenant de la viande de phoque. (Photo fournie par la Province de Manitoba)

« 24 heures par jour, 7 jours par semaine, 365 jours par an : Si ce téléphone sonne et qu'il y a un ours polaire près d'une habitation, on s'en occupe, » explique Chuchmuch, faisant référence au 675-OURS, le numéro de téléphone à contacter en cas de rencontre avec un ours. Tous ceux qui composent ce numéro sont immédiatement mis en relation avec Chuchmuch ou un autre officier, qui sont tout le temps disponibles. Pendant la pleine saison, le téléphone sonne cinq ou six fois par nuit.

« Lors de ma première saison complète, en 2015, quand le téléphone sonnait, j'étais vraiment excité, » se rappelle Chuchmuch. « Je sautais du lit pour aller m'occuper de cet ours – c'est vraiment un travail marrant. »

« Mais quand vous arrivez fin novembre, et que vous avez reçu 350 coups de fils, vous grimacez à chaque fois que le téléphone sonne. »

En 2015, le programme a reçu 350 appels – un record – et a capturé 77 ours – une première depuis le milieu des années 2000, quand la ville a mis des couvercles sur les poubelles.

Les ours qui traînaient dans la ville en 2015 étaient plus minces qu'ils auraient dû être. Le programme a une échelle qui va de 1 à 5 pour désigner la grosseur des ours. Après la saison de la chasse aux phoques, les ours sont généralement classés entre 4 et 5. Mais en 2015, à cause du climat, les animaux ont dû se réfugier sur la terre ferme un mois plus tôt. Les ours minces et affamés prennent plus de risques pour se nourrir, ce qui les rend plus dangereux.

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En 2016, un nouveau record a été battu avec 392 appels. Mais contrairement à 2015, les ours étaient bien plus gros – ils ressemblaient à de gros marshmallows qui traînaient en ville. Parce qu'ils s'étaient bien nourris pendant la saison de la chasse, les animaux ne tombaient pas dans les pièges anti-ours contenant de la viande de phoque.

Le comportement des ours dépend aussi de l'état de la banquise de l'Hudson Bay, explique Chuchmuch. La glace fond tous les étés, mais elle se brise plus tôt chaque année et se reforme plus tard. En 2016, le temps était tellement chaud que la glace (qui se forme normalement à l'automne) n'est pas arrivée avant décembre. Les ours patientaient donc sur le rivage en attendant que la glace prenne forme.

« On a libéré les ours seulement le 8 décembre. On n'avait jamais fait ça aussi tard, » se souvient Chuchmuch. « On chassait des ours la veille de Noël et le dernier ours que j'ai vu sur terre, c'était le 6 janvier pour vous donner une idée. »

Les ours polaires sont pesés avant d'entrer dans le centre de détention, et une autre fois avant leur départ. (Photo fournie par la Province de Manitoba)

« C'est un problème de protection des humains, » explique le chercheur Andrew Derocher, spécialiste des ours polaires, concernant l'augmentation des interactions entre les ours et les hommes. « Cela arrive de partout dans l'Arctique. »

Et cela arrive de plus en plus. Cette année, les Premières Nations de l'Ontario ont indiqué avoir vu bien plus d'ours ; des locaux ont dit avoir vu une mère et son petit manger de la viande de phoque à Ivujivik dans le nord du Québec ; et des habitants de Longyearbyen en Norvège ont dit avoir repéré des empreintes d'ours dans la neige. Certains repérages d'ours – notamment à Tuktoyaktuk dans les Territoires du Nord-Ouest et dans la nation Kashechewan (Ontario) – se sont soldés par l'élimination des ours.

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Le problème est que, contrairement à Churchill, la plupart des communautés du nord n'ont pas les ressources nécessaires pour gérer correctement l'augmentation d'ours polaires sur la terre, explique Derocher. C'est notamment un problème pour les villes du nord du Canada, parce que les deux tiers des ours polaires du monde vivent au Canada.

« Les gens qui vivent dans le pays des ours polaires ont des armes à portée de main, donc c'est souvent l'ours qui perd, » indique le scientifique, qui étudie les ours polaires depuis plus de 30 ans.

Un autre problème est la croissance du tourisme dans l'Arctique ces dernières années. Pour Derocher, c'est la « recette parfaite pour beaucoup d'ours morts, ou de nombreux blessés. »

Chuchmuch peut témoigner de ce problème. Les touristes garent leurs voitures quand ils aperçoivent un ours, et sortent pour prendre des photos.

« Ils se retournent et se rendent compte qu'ils sont plus près de l'ours que de leur véhicule, » explique Chuchmuch. « Ce sont des animaux sauvages, ils sont imprévisibles. Il faut savoir être prudents le pays des ours polaires. »

Un ours polaire emprisonné derrière les barreaux. (Photo fournie par la Province de Manitoba)

« On dit aux gens de ne pas se promener dehors la nuit pendant la saison des ours polaires, » dit le spécialiste. « Prenez une voiture. Il y a une fille qui a fait l'erreur de rentrer de soirée à pied. Elle est tombée nez à nez avec un ours et elle s'est fait attaquer. Un autre type s'est fait attaquer après avoir été alerté par les cris de la jeune fille. Il a mis un coup de pelle à l'ours. L'animal a donc lâché la fille et s'est jeté sur l'homme. »

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Ils ont tous les deux survécus, mais l'ours a été tué.

« Ma priorité, c'est la sécurité de la population, » indique Chuchmuch. « En tant qu'officiers de défense des animaux, on n'aime pas le faire, mais si c'est essentiel, on peut éliminer un ours pour protéger la sécurité publique. »

Derocher pense que le programme d'alerte des ours polaires et le centre de détention représentent un bon exemple à suivre pour les villes confrontées à ce problème. Mais il se demande s'il y aura encore des ours à enfermer dans un futur proche.

« Est-ce qu'on veut construire plus de prisons pour les ours ? Ou est-ce qu'il y aura encore des ours dans la région ? » se demande Derocher.

Pendant le printemps, Derocher va passer du temps dans l'Hudson Bay pour étudier le comportement des ours. Mais il craint que la banquise soit déjà trop abîmée lors de son arrivée, ce qui va compliquer les recherches de son équipe.

« J'ai toujours pensé que le changement climatique allait occuper la prochaine génération de scientifiques. Mais c'est arrivé plus vite que prévu. »

Chuchmuch et d'autres officiers vont survoler la côte en hélicoptère au cours de l'été afin de surveiller les ours qui migrent.

Il est trop tôt pour dire comment la prochaine saison des ours polaires va se dérouler. Le temps en mai et en juin va déterminer l'état de la banquise, et en juillet, les officiers vont observer la grosseur des ours quand ils quitteront la glace.

L'ours 19173 sera lui « probablement de retour l'année prochaine » estime Chuchmuch.

À l'intérieur de la prison des ours polaires. (Photo fournie par la Province de Manitoba)


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