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Crime

Dans le « Far West chinois », une minorité musulmane reste sur la touche

Les investisseurs et chefs d’entreprise ont pour mission d’accélérer le développement urbain et la croissance à Kashgar, dans le contexte du projet « Une ceinture, une route, » avancé par le président chinois Xi Jinping. Un plan qui ne profite pas à...
Photo par Alice Su/VICE News

Zhou [certains noms ont été changés dans cet article], ne s'attendait pas à ce que Kashgar le fasse tousser. Avant d'arriver dans cette ville historique de la province chinoise du Xinjiang, il s'était pourtant préparé pour le pire. Affrontements interethniques, violence, choc culturel — il avait une petite idée de ce qui l'attendait dans la région que l'on surnomme le Far-West chinois. Ce qui l'a surpris à Kashgar, à la croisée de l'orient et de l'occident, c'est ce même épais brouillard jaune qui pollue les zones économiques spéciales du sud de la Chine.

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« On se croirait à Shenzhen dans les années 1990 »,nous dit Zhou, sur la grande route Shenzhen-Kashgar — une nouvelle autoroute à huit voies dans la banlieue de Kashgar, aujourd'hui en plein essor. La route et ses environs portent le nom de la zone économique spéciale où la Chine a lancé ses réformes de libéralisation des marchés il y a plus de 20 ans. Nous arrivons dans un épais nuage de poussière soulevé par les chantiers qui fleurissent aux quatre coins de la zone, où abondent les bureaux, centres sportifs, écoles et galeries marchandes à moitié construits. La plupart de ces nouveaux édifices portent le nom des provinces de la Chine intérieure.

Ce sont les investisseurs et les entreprises de ces provinces qui sont chargés du développement économique du Xinjiang, nous explique Zhou — de la même manière queles industriels continentaux se sont réimplantés à Shenzhen dans les années 1990. Ces investisseurs et chefs d'entreprise ont pour mission d'accélérer le développement urbain et la croissance du PIB à Kashgar, dans le contexte du projet « Une ceinture, une route, » avancé par le président chinois Xi Jinping. Le gouvernement prévoit en effet de dépenser des milliards de dollars pour construire une ceinture économique le long de l'ancienne Route de la Soie, afin de multiplier les partenariats économiques entre la Chine et l'Asie Centrale et le Moyen-Orient.

« L'État nous encourage à venir ici, »dit Zhou. « Il y a des logements bon marché, des incitations fiscales, et l'adaptation n'est pas si difficile." Zhou est un travailleur indépendant qui installe aujourd'hui des appareils ménagers et fait de la décoration pour les travailleurs migrants hans qui sont de plus en plus nombreux à quitter les provinces du Hebei ou de Sichuan pour s'installer dans la région. "Je ne mange pas d'agneau et je ne parle pas la langue ouïghoure, mais ce n'est pas grave," nous dit Zhou, en référence au dialecte local et au plat principal de la région. Zhou ne parle que rarement aux autochtones. "De jour en jour, cet endroit ressemble de plus en plus à la Chine."

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En octobre, le parti communiste chinois a célébré l'anniversaire des 60 ans de la Région Autonome Ouïghoure du Xinjiang, une province chinoise qui a la même superficie que l'Alaska. Peuplée par une minorité ethnique musulmane d'origine, turque en froid depuis longtemps avec les autorités chinoises, la région abrite également les plus grandes réserves de pétrole, de charbon et de gaz naturels du pays. Rassemblés à Urumqi pour célébrer les 60 ans du Xinjiang, les représentants du parti ont publié un livre blanc consacré à « L'Égalité ethnique, l'unité et le développement au Xinjiang » pour vanter les progrès de la région en matière de croissance économique, et du niveau de vie.

(Photo par Alice Su/VICE News)

Pourtant, une semaine avant les célébrations, une cinquantaine de personnes — pour la plupart des migrants Hans, l'ethnie majoritaire en Chine — ont perdu la vie dans un attentat contre une mine de charbon près d'Aksu. Fin Novembre, la Chine a annoncé que les forces du gouvernement avaient tué les 28 « terroristes »responsables de l'attaque meurtrière, qui aurait été commanditée par des « extrémistes étrangers ».Le gouvernement s'est attiré les foudres des associations de défense des droits de l'homme, qui ont avancé qu'il n'y avait aucune preuve d'un réseau terroriste dans la région.

Ce qui est irréfutable, c'est que des centaines de personnes ont perdu la vie lors d'affrontements interethniques entre les Hans et les Ouïghours — il y a eu des attaques au couteau et à la voiture piégée dans les gares, marchés et mosquées. En réponse aux attaques, le Parti a introduit des mesures de sécurité sévères et a renforcé les contrôles de sécurité. Aujourd'hui il y a des caméras et des policiers à chaque croisement de rue.

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Dans les rues, la propagande est partout, sous forme d'énormes panneaux publicitaires rouges qui vantent le rêve chinois de renaissance nationale à grand coup de « hua » [changement], « xian dai hua » [modernisation], « cheng shi hua » [développement urbain] et « renmin tong yi hua » [l'unification du peuple]. Mais il y a une catégorie de « hua » dont on ne parle pratiquement pas, nous explique Zhou: la « Han hua » — ou Han-ification.

« Le Han hua est un phénomène lié au développement, qui ne saurait être freiné, »nous dit Zhou. « Si vous essayez de résister, de vous accrocher à votre ferme ou à quoi que ce soit, ils vous feront disparaître. C'est comme ça que ça se passe en Chine. »Zhou nous raconte que son ancien patron a été témoin du massacre de la place Tiananmen et que sa grand-mère a survécu à la Révolution Culturelle.

« Le parti a ses priorités, » prévient-il. « Mieux vaut ne pas s'interposer. »

À l'entrée des mosquées et des parcs, des panneaux publicitaires rappellent aux jeunes qu'il est interdit de se faire pousser la barbe et de porter des tenues religieuses — y compris les foulards et les t-shirts ornés d'un croissant de lune. « L'implantation et la propagation de la pensée religieuse extrémiste sont les plus grandes menaces pour l'harmonie sociale, »peut-on lire sur une affiche à Ürümqi. « Toutes les ethnies de la Chine doivent essayer de vivre ensemble comme les pépins d'une grenade. »

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Pour les autorités chinoises, trois « maux » sont à l'origine des troubles: le terrorisme, le séparatisme et l'extrémisme religieux. Mais pour les populations Han et Ouïghour de la région, les tensions résultent d'une modernisation trop rapide et du manque d'intégration culturelle en marge du développement urbain — et non d'une cellule étrangère ou d'une idéologie religieuse.

Chaque soir à 20h, les femmes de la communauté Han se rassemblent dans le complexe Rich Hopes, Peaceful City (« Espoirs Riches, Ville en Paix) dans le district de Shule, à 15 minutes de route du centre de Kashgar. Elles s'exercent au son d'une musique dance démodée, répétant des mouvements à mi-chemin entre gym aérobique et danse traditionnelle chinoise. L'une des femmes nous explique qu'elle vit à Xinjiang depuis15 ans, mais qu'elle ne parle toujours pas un mot d'Ouïghour. « Je n'ai jamais parlé à un Ouïghour, »avoue-t-elle. « À quoi bon? » À quelques mètres de là, une femme ouïghoure s'arrête avec son fils de trois ans pour regarder le spectacle. Elle rit à l'idée de les rejoindre. « Oh non, nous, on ne danse pas comme ça, »nous dit-elle en mandarin, et non en ouïghour.

(Photo by Alice Su/VICE News)

« C'est à cause du Han hua que les Ouïghours sont malheureux, »explique une mère Han à l'intérieur du complexe. Arrivée au Xinjiang il y a un an, elle a inscrit sa fille dans une classe de maternelle qui compte 32 enfants issus de la communauté ouïghoure et 19 enfants Han. « Ils ne jouent pas ensemble. C'est une école bilingue, mais ça veut tout simplement dire que les enfants ouïghours apprennent le Mandarin — pas l'inverse »,dit-elle.

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« Quand je prends le bus, les contrôles de police visent toujours les Ouïghours, pas les Hans »,nous dit-elle. « Un jour,un groupe de policiers ouïghours a fait descendre tous les Hans du bus. Ils ont mis des heures à vérifier les papiers d'identité et à faire des copies. J'imagine qu'ils voulaient qu'on se mette à leur place. »

Les mesures sécuritaires discriminatoires et le manque d'efforts en matière d'intégration ne font que creuser le fossé qui existe déjà entre les communautés han et ouïghoure. Loin d'être des symboles d'inclusion, la plupart des haut-fonctionnaires ouïghours sont vus comme des traîtres, nous explique la femme. « Les Ouïghours étaient contre Jume Tahir parce qu' il était une machine à propagande »,dit-elle, au sujet de l'imam de la mosquée de Id Kah, au cœur de Kashgar, qui est mort poignardé en juillet 2014. « Il récitait sans cesse les slogans nationalistes. C'est pour cela que les extrémistes l'ont qualifié de traître. »

À la mosquée d'Ürümqi, l'imam hui Xian Wenjun nous a affirmé qu'il n'existait pas de conflit inhérent entre l'État chinois et l'Islam, mais que l'idéologie extrémiste avait mis les musulmans ouïghours et Hui dans une situation difficile.

La communauté musulmane Hui est la deuxième minorité ethnique du Xinjiang et la plus grande minorité musulmane de Chine. Les Huis parlent couramment le mandarin, n'ont à aucun moment de leur histoire fait partie d'un mouvement séparatiste, et apprécient encore moins la surveillance policière que les Ouïghours. Excepté dans les zones sensibles comme Xinjiang.

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« Si le gouvernement ne se sent plus menacé par la religion, il s'ouvrira davantage »,nous dit Xian. C'est pour cette raison que les musulmans Hui du Yunnan et du Qinghai peuvent pratiquer ouvertement leur religion, explique-t-il. « Dans la religion musulmane, notre pire ennemi vient de l'intérieur. Ce sont les musulmans extrémistes qui, avec leurs préjugés, ternissent notre religion. Cela nuit surtout aux musulmans pacifistes. »

Ma Rong, un professeur de sociologie à l'université de Pékin spécialiste des minorités ethniques en Chine, nous explique que la politique chinoise met en valeur l'appartenance ethnique plutôt que la nationalité. L'appartenance ethnique figure sur les papiers d'identité et les minorités ethniques bénéficient de mesures préférentielles — par exemple, des avantages lors de l'examen d'entrée à l'université et un assouplissement de la politique de limitation des naissances.

« Le fossé entre les minorités ne cesse de s'élargir, et cette politique aggrave encore plus le problème »,explique Ma. Le professeur pense que la Chine pourrait davantage se calquer sur l'Amérique, qu'il décrit comme un « melting-pot »,où l'appartenance ethnique est secondaire par rapport à la citoyenneté commune.

Li Jin, 30 ans, est né à Ürümqi et travaille dans l'entreprise familiale de vente de laine. Jin compare les Ouïghours aux Afro-américains. « Il y a de la discrimination sociale, mais ça reste des citoyens qui font partie du même système, »dit-il. « Je ne comprends pas pourquoi les Occidentaux sont obsédés par la question des droits de l'homme pour les Ouïghours — vous pensez vraiment que les droits de l'homme sont une priorité en Chine? »

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En 2009, des affrontements violents ont éclaté après le meurtre de deux travailleurs ouïghours dans une usine chinoise à Guangdong. À l'époque, Li était étudiant à l'université de Xinjiang. Pendant plusieurs jours, les étudiants Hui, Ouïghour et Han se sont enfermés dans l'université pour échapper à la violence dans les rues. Plus de 200 personnes ont perdu la vie lors de ces affrontements. « Il y a des chauffeurs de taxi qui se sont fait tirer de leur voiture et jeter des ponts »,se souvient-il. « Vous n'avez pas idée du chaos. Personne ne veut revivre ça. »

La route du Karakorum qui relie Kashgar et le Pakistan incarne le rêve chinois d'une relance de la Route de la Soie. Traversant les massifs du Hindukush, de l'Himalaya et du Karakorum, la route est bordée de projets industriels chinois aussi impressionnants que le paysage dans lequel ils se trouvent: des barrages scintillants, des centrales hydroélectriques, des autoroutes qui s'envolent vers le ciel au mépris des coulées de boue mortelles en aval. Le tout dominé par le Col de Khunjerab, à 4,693 mètres d'altitude, à la frontière entre la Chine et le Pakistan. Au poste de frontière, une porte ornée de lettres dorées annonce l'entrée en "RÉPUBLIQUE POPULAIRE DE CHINE. "

(Photo par Alice Su/VICE News)

Le paysage illustre la vision grandiose du projet de relance de la Route de la Soie — son budget mais aussi ses ambitions en matière d'ingénierie. Les projections économiques du PCC défient la nature. Rien ne pourra faire obstacle au parti — ni les glaciers, ni les montagnes, ni les rivières ou les déserts. Rien — sauf peut-être les Ouïghours.

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Abdullatif, le chauffeur ouïghour avec qui nous faisions la route, nous a indiqué les préfectures autonomes de Kirghiz et de Tadjik — des subdivisions administratives du Xinjiang peuplées de minorités non-ouïghoures.

« Certains de ces groupes ethniques se moquent des Ouïghours, disant que ne nous n'avons pas notre propre pays, »dit-il. « Vous avez dû entendre parler du 'Turkistan oriental' [aussi appelé Ouïghourstan]. Mais je vais vous dire une chose; ces pays qui finissent en '-stan' sont tous très pauvres. C'est la Chine qui a construit toutes les routes de la région. Et ce sont les chinois qui ont exploité les mines. »

Les Ouïghours auraient énormément de mal à développer le Xinjiang , nous explique Abdullatif. "Dans tous les cas, le Xinjiang recèle des trésors," dit-il. "La Chine ne se séparera jamais de cette région."

Sur la route du retour, un touriste han demande à Abdullatif pourquoi les Ouïghours et les Hans s'affrontent. "La plupart des Ouïghours qui vivent ici sont de simples fermiers qui n'ont rien contre les Hans," explique Abdullatif. "Si tu leur dis 'As-Salamu Alaykum' [la paix soit avec toi], ils seront émus aux larmes! en revanche, si tu arrives en moto pour leur vendre de la marchandise contrefaite, c'est une autre histoire. »

(Photo par Alice Su/VICE News)

Abdullatif se souvient d'une conversation téléphonique qu'il a entendue la dernière fois qu'il a pris un train: « Le Xinjiang en six mots: la fortune, des idiots, ramène-toi! » La situation sécuritaire ne fait qu'accentuer la méfiance et l'exploitation, explique Abdullatif. Dans les villages, par exemple, les forces de l'ordre recrutent souvent des jeunes chômeurs ouïghours pour harceler les paysans du coin.

« La police ouïghoure est encore pire que la police Han. Donne à ces gamins un uniforme et ils se croient tout permis. Si tu as un truc islamique sur ton téléphone, ils le confisquent et te dénoncent », nous dit Abdullatif. Il ajoute que la police locale piège parfois les paysans, prétextant avoir trouvé des applications sur le Coran sur leur téléphone pour confisquer leur matériel électronique. Abdullatif précise qu'il est plus difficile de piéger les Ouïghours du nord du Xinjiang, car ils parlent le Mandarin.

À Ürümqi, nous avons rencontré deux femmes ouïghoures devant le Grand Théàtre Erdaoqiao. Devant nous, les invités d'un marriage ouïghour montent à bord de limousines Hummer.

"C'est sûr que tous les Ouïghours ne sont pas pauvres," nous dit Almira, une étudiante de 21 ans qui parle couramment l'anglais et le mandarin. Lorsqu'elle a commencé ses études, Almira était la seule femme au sein du département d'ingénierie des ressources naturelles et rêvait un jour de travailler dans l'industrie des hydrocabures. Mais elle s'est réorientée lorsqu'elle s'est aperçue que tous les emplois de haut niveau étaient réservés aux hommes issus de la communauté Han. « Ce sont les boulots qui payent bien, mais ils ne laisseraient jamais une femme s'approcher de ces mines et de ces usines, encore moins une ouighoure », dit Almira.

L'autre femme, Aygul, 32 ans, est une mère célibataire qui élève seule deux enfants. Ses petits parlent déjà mieux le mandarin que le ouïghour, nous explique-t-elle, ajoutant qu'elle a du mal à leur enseigner sa langue maternelle. « Jamais je ne les laisserai perdre notre langue », affirme-t-elle. En attendant, ils continueront de fréquenter une école où l'enseignement se fait en mandarin, parce que l'enseignement y est meilleur. Lorsqu'ils seront plus grands, elle emmènera ses fils au Japon, où vit sa sœur. "On peut continuer à apprendre sans oublier qui l'on est. »

Il y a de la discrimination, nous dit Almira, qui ajoute que certaines de ses connaissances n'apprécient pas que les entrepreneurs Han récoltent les bénéfices économiques des ressources naturelles du Xinjiang au détriment des Ouïghours.

« On se souvient tous de 2009 », dit Almira, en référence aux émeutes d'Ürümqi. « Aujourd'hui la région est enfin stable et les gens peuvent vivre leur vie. Qui voudrait perdre cela? »

Suivez Alice Su sur Twitter: @aliceysu