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Crime

Reportage : L'unique convoi ukrainien qui a brisé le siège de Debaltseve

Des milliers de soldats ukrainiens sont coincés dans la ville de Debaltseve dans l’est du pays, que certains combattants comparent à la bataille de Stalingrad de la Seconde Guerre mondiale.
Photo par Petr David Josek/AP

Quelques heures après le début du cessez-le-feu commencé ce dimanche, sept camions remplis de soldats ukrainiens ont quitté la ville assiégée de Debaltseve, située dans l'est du pays. Seulement cinq camions ont réussi à rallier le territoire ukrainien.

Alors qu'ils fonçaient à travers le corridor qui sépare Debaltseve de la prochaine position ukrainienne, ils sont pris pour cible par des tirs de l'armée rebelle. Un commandant d'escadron surnommé Jackson était dans le premier camion à se lancer dans ce périlleux trajet.

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« Un obus a atterri à trois mètres de notre véhicule, » explique Jackson à VICE News. « C'est un miracle qu'on soit encore en vie. Le troisième camion du convoi a été touché. »

Les 15 kilomètres d'autoroute qui séparent Debaltseve et Lougansk sont le seul moyen de fournir des munitions et des ravitaillements aux forces pro ukrainiennes qui défendent la ville. La route est minée et encadrée par des snipers rebelles.

Des soldats ukrainiens basés à l'extrême sud de Lougansk ont confié à VICE News que c'était suicidaire d'aller plus loin sur la route. Pendant qu'ils parlaient, des échanges nourris de mortiers un peu plus à l'est couvraient leurs voix.

Le bombardement constant des forces rebelles coinçait les hommes de Jackson dans la ville. Alors que les rebelles se trouvaient à court de munitions, la petite équipe de Jackson a décidé de tenter sa chance. « Si on était resté là, on signait pour l'éternité, » dit-il l'air sombre.

Quinze soldats de l'unité de Jackson en sont sortis vivants, quatre sont blessés. Après être arrivés à l'hôpital de la ville d'Artemivsk, à 50 kilomètres au nord-ouest de Debaltseve, les soldats ont déchargé les blessés depuis le coffre du camion et les ont installés sur des brancards.

L'équipe de Jackson s'est déployée pour la première fois à Debaltseve en août. Un noeud ferroviaire stratégique se trouve dans la ville, d'où l'intérêt des rebelles pour la bourgade. En janvier, les rebelles avaient réussi à encercler la ville par trois côtés et la bombardaient sans relâche. Le 8 février ils ont resserré l'étau. Le personnel hospitalier d'Artemivsk nous a dit que le convoi de samedi était le premier à sortir de la ville au cours de la semaine passée.

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Debaltseve est la principale raison pour laquelle les combats se sont poursuivis dans l'est ukrainien malgré l'annonce du cessez-le-feu, qui a pris effet une minute après minuit ce dimanche soir. Au cours d'une allocution télévisée annonçant la trêve, le président Petro Poroshenko a déclaré que la route qui mène à Debaltseve restait ouverte et que les troupes avaient été ravitaillées en munitions. Mais l'histoire du convoi raté de l'équipe de Jackson prouve que ces deux déclarations sont fondamentalement fausses. Les rebelles ont « beaucoup d'équipement, » nous confiait Jackson. « On est restés jusqu'à la toute fin, mais ce n'est plus viable de rester sans armes. »

Des milliers de troupes ukrainiennes sont encore coincées à Debaltseve, que certains soldats ont comparé à la sanglante bataille de Stalingrad pendant la Seconde guerre mondiale. La ville a été détruite à soixante pour cent, plusieurs immeubles brûlent et s'écroulent chaque jour à cause des bombardements, nous explique Jackson. « Vous vous habituez à un flot continu d'explosions et de tirs, » dit-il. « On sait ce qui nous tombe dessus rien qu'au son. » Deux des hommes transportés à l'hôpital avaient des plaies par balle, indiquant qu'on se dirige vers des zones de combat rapproché.

Un SMS groupé a été envoyé à tous les téléphones mobiles situés dans la zone, exhortant les forces ukrainiennes à se rendre : « Parapha (Poroshenko) nous a trahi. Il ment, putain. Il n'y a pas d'encerclement. Si vous vous rendez vous serez emprisonnés mais ne mourrez pas. »

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Ukrainian soldier on road to Debaltseve shows mass text message telling troops they won't be killed if they surrender — Alec Luhn (@ASLuhn)February 15, 2015

Kiev pariait probablement sur le cessez-le-feu pour permettre à ses troupes d'être évacuées ou renforcées à Debaltseve — profitant de l'arrêt des bombardements. Mais Alexandre Zakhartchenko, le président de la République populaire de Donetsk (un État sécessionniste de l'Ukraine), a déclaré que ses troupes respecteront partout le cessez-le-feu sauf aux alentours de Debaltseve et qu'elles « mettraient fin à toute tentative de briser l'encerclement. »

« Debaltseve n'est même pas cité dans l'accord de Minsk, » se défend Zakhartchenko. « Cela veut dire que l'Ukraine a simplement et purement trahi les 5 000 personnes encerclées. »

Le plus triste dans cette histoire, c'est qu'il pourrait bien avoir raison. Poroshenko aurait refusé de négocier avec le président russe Vladimir Poutine pour un « corridor vert » afin de permettre aux Ukrainiens de quitter la ville. Sur les 16 heures de négociations entre les Français, Allemands, Ukrainiens et Russes, huit ont été dédiées à un débat sur Debaltseve d'après Andrei Kolesnikov, un journaliste du pool du Kremlin qui a eu un accès privilégié à Poutine. Il indique que le débat s'est porté autour de la question suivante : la ville est-elle dans un « keetle, » le mot russe pour encerclement, ou non ?

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« Vladimir Poutine a insisté pour dire que Debaltseve était bel et bien dans un « keetle » et que si un accord de cessez-le-feu était trouvé, cela serait bizarre s'il n'était pas violé. Ceux coincés dans le « keetle » vont sûrement essayer de s'en échapper, et ceux qui le tiennent vont essayer de faire monter la pression à l'intérieur, » a écrit Andrei Kolesnikov dans le journal Kommersant.

Malgré les nombreuses déclarations du camp ukrainien disant qu'ils n'abandonneront pas Debaltseve, Jackson dit que beaucoup de soldats sur place veulent arrêter. « On essaye tous de partir, » dit-il. « La seule autre option possible, c'est la mort. »

Mais Kiev n'a aucun moyen d'extraire et de sauver les milliers de troupes barricadées dans les tranchées et abris de fortune qui parsèment la ville. Sans parler du millier de civils qui serait encore présent sur place. L'autoroute et les champs au nord de Dbaltseve sont minés et sous la pression constante de tirs des rebelles, selon un ambulancier d' Artemivsk surnommé « Kapulan » qui porte fièrement la barbe et une queue-de-cheval tressée.

Ceux qui essayent de passer à travers les mailles du filet peuvent, soit suivre le chemin tracé par les carcasses calcinées de véhicules qui ont ont déjà touché une mine, soit prendre l'autoroute pied au plancher en espérant repérer les mines à l'oeil. Voilà les conseils de Kapulan. Son équipe d'ambulanciers a seulement quatre véhicules en état de marche après que deux ambulances ont sauté sur des mines et quatre autres ont été détruites par des tirs d'obus.

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La situation à Debaltseve est intenable parce que personne ne peut ravitailler les combattants, selon Alla Neschadym, une infirmière dont le fils, Oleg, se bat toujours à l'intérieur de la ville. Elle blâme Kiev d'avoir échoué dans son entreprise de constituer une campagne massive d'armement des forces ukrainiennes. Elle regrette aussi que le pouvoir n'a pas su au moins négocier une rédition ou un corridor pour permettre une retraite.

« Vous devez soit combattre, ou les sortir de là, mais les laisser là comme de la chair à canons ce n'est pas correct, » a déclaré Neschadym.

Elle a joint l'OSCE et la Croix Rouge pour organiser un convoi humanitaire afin d'évacuer les soldats dans l'espoir que cela retiendrait les rebelles de bombarder le convoi. Aucun de ces groupes n'est pourtant susceptible de prendre ce genre de risque — qu'il soit humanitaire ou politique. Mais il faut faire quelque chose, résume Neschadym.

« Il nous faut une solution extraordinaire parce qu'il y a trop de gens coincés là-bas, » conclut l'infirmière.

Suivez Alec Luhn sur Twitter @ASLuhn