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FRANCE

Dérives de l’état d’urgence en France : Amnesty et Human Rights Watch montent au créneau

Les deux ONG publient ce jeudi deux rapports dénonçant des mesures abusives, discriminatoires et injustifiées mises en place dans le cadre de l’état d’urgence en France.
Pierre Longeray
Paris, FR
Image d'illustration VICE News / Etienne Rouillon

La veille du début des débats à l'Assemblée nationale sur le projet de révision constitutionnelle — qui prévoit notamment l'inscription de l'état d'urgence dans la Constitution — plusieurs voix s'élèvent ce jeudi matin contre les abus liés à la mise en place de cet état d'urgence en France.

Les ONG Amnesty International et Human Rights Watch (HRW) publient deux rapports sur les dérives liées à l'état d'urgence (déclenché à la suite des attaques du 13 novembre). Dans le même temps Jacques Toubon, le Défenseur des droits, s'inquiète dans le Monde de la possible constitutionnalisation de l'état d'urgence.

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La publication de ces deux rapports et la prise de parole de celui dont le rôle est selon lui, « de rappeler aux libertés dans le souci de maintenir la cohésion sociale et l'équilibre entre sécurité et liberté », font suite à l'annonce faite en Conseil de ministres de ce mercredi. Le gouvernement souhaite prolonger l'état d'urgence pour trois nouveaux mois, au-delà du 26 février. Ce projet sera lui étudié par les sénateurs mardi prochain, et par les députés le 16 février.

Se faisant l'écho de certaines personnalités politiques opposées au projet de révision constitutionnelle (comme l'ex-ministre de la Justice, Christiane Taubira), les deux rapports visent à faire pression sur les autorités françaises pour qu'elles renoncent à prolonger l'état d'urgence en mettant en lumière plusieurs « dérives » des forces de police dans le cadre de ce régime particulier.

« Citoyens de seconde zone »

Les deux ONG évoquent dans leurs rapports respectifs plus de 3 200 perquisitions, entre 350 et 400 assignés à résidence ,et la fermeture de 12 lieux de culte dans le cadre de l'état d'urgence — pour seulement 5 enquêtes ouvertes pour des faits de terrorisme.

« La France a la responsabilité de garantir la sécurité publique et d'essayer d'empêcher de nouvelles attaques, mais la police a usé de ses nouveaux pouvoirs liés à l'état d'urgence de façon abusive, discriminatoire et injustifiée », explique Izza Leghtas, chercheuse sur l'Europe de l'Ouest à HRW, dans le rapport de l'ONG, qui craint la stigmatisation d'une partie de la population française.

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HRW indique que « la grande majorité des personnes ayant fait l'objet de perquisitions et d'assignation à résidence sont musulmanes ou d'origine maghrébine, » ce qui donne l'impression aux personnes ciblées d'être des « citoyens de seconde zone », d'après Leghtas. Un sentiment confirmé par Yasser Louati, porte-parole du Collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), qui explique à HRW que « Le gouvernement a perdu la confiance de la communauté musulmane et ne fait rien pour réparer les dégâts. »

Les voisins de l' « Émir blanc » assignés à résidence

L'ONG cite les cas de plusieurs individus assignés à résidence dans le cadre de l'état d'urgence, dont celui d'Halim A., un Français de 25 ans de la banlieue parisienne qui dirigeait une entreprise de réparation de motos.

Le 15 novembre, Halim A. — soupçonné d'appartenir à une mouvance islamiste radicale non-identifiée — se retrouve alors contraint de pointer trois fois par jour au commissariat, comme tous les assignés à résidence. Le 23 janvier, un juge administratif suspend l'assignation d'Halim A. et ordonne au gouvernement de lui verser 1 500 euros à titre de réparation — puisque rien ne peut être retenu contre le jeune homme.

Si Halim A. est à nouveau libre, ces quelques mois coincés chez lui ont bouleversé sa vie, explique HRW. Il a perdu la plus grande partie de son activité professionnelle et sa vie sociale a pris fin. « Ma crédibilité, je l'ai perdue. Mon style de vie, je l'ai perdu », explique-t-il. « Depuis ce jour je n'ai plus que Dieu, ma famille et mon avocat. »

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HRW évoque aussi le cas des voisins d'Olivier Corel — un Français né en Syrie, surnommé l'Émir blanc, et installé dans l'Ariège. Ils se sont retrouvés assignés à domicile simplement parce qu'ils sont les voisins d'un homme soupçonné d'avoir des liens avec des organisations terroristes.

« [Les policiers] ont dit que nous sommes des fidèles de notre voisin Oliver Corel, mais nous n'avons même pas échangé un bonjour avec lui depuis douze ans », explique Fatima, la voisine de Corel, à HRW. « Nous étions sous le choc. Nous avions l'impression qu'il n'y avait plus aucun état de droit, plus de limites. » Son assignation à résidence et celle de son mari ont été levées le 25 janvier.

Disproportion des réponses

Amnesty s'est entretenu avec 60 personnes touchées par les mesures de mise en application de l'état d'urgence. La majorité d'entre elles ont fait savoir à l'ONG que « des mesures très sévères avaient été appliquées, avec très peu, voire aucune explication à la clé, et parfois un usage excessif de la force. »

John Dalhuisen, le directeur du programme Europe et Asie centrale d'Amnesty, pointe cette disproportion des réponses des autorités françaises. « Dans des circonstances exceptionnelles, les gouvernements peuvent prendre des mesures exceptionnelles, cependant, ils doivent le faire avec précaution, » prévient Dalhuisen. « Nous ne voyons pas comment les autorités françaises pourraient prétendre qu'il s'agit là d'une réponse proportionnée aux menaces qui pèsent sur elles. »

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Amnesty cite entre autres le cas de Nadia dont le père de 80 ans a fait l'objet d'une perquisition de son domicile le 21 novembre dernier, dans la région de Strasbourg. « Mon père souffre de problèmes cardiaques […]. Les policiers ont forcé la porte d'entrée, sans sonner, ils ont fait irruption dans l'appartement, ont commencé à crier et ont menotté mon père et ma sœur, » explique Nadia à Amnesty. « Mon père ne se sentait pas bien et au bout de quelques minutes, il a perdu connaissance. Ils ont dû appeler une ambulance. »

« L'ère des suspects »

Ce jeudi matin, Jacques Toubon — garde des Sceaux entre 1995 et 1997 et aujourd'hui Défenseur des Droits — venait compléter la liste des personnalités politiques pas franchement convaincues par la révision constitutionnelle. Si Toubon estime que le prolongement de l'état d'urgence est un choix politique qu'il n'a pas à commenter, il voit d'un mauvais oeil la constitutionnalisation de l'état d'urgence « qui tend à faire de l'exception la règle pour un ensemble large d'infractions. Les restrictions des libertés ne seront pas limitées au temps de l'urgence, mais jusqu'à ce que le "péril imminent" cesse, c'est-à-dire aux calendes grecques, » déclare-t-il au journal Le Monde. Ainsi, selon lui, on entre alors dans « l'ère des suspects ».

Le Défenseur des Droits s'exprimait dans les colonnes du Monde à l'occasion de la publication du rapport annuel de son institution, qui a été saisie de 79 592 réclamations en 2015, soit 8,3 pour cent de plus qu'en 2014.


Suivez Pierre Longeray sur Twitter : @PLongeray