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Tunisie

Des lycéens tunisiens font des banderoles à l’effigie d’Hitler, pas parce qu’ils sont nazis, mais parce qu’ils sont désespérés.

Il y a une semaine lors d’une fête lycéenne, trois établissements ont fait des dessins polémiques. L’expression d’un « désespoir » et d’une « absence de perspectives » pour un directeur de lycée.
Capture d'écran Twitter

Il y a une semaine, pour célébrer la fin de l'épreuve de sport au baccalauréat, les lycéens de toute la Tunisie ont fait la « Dakhla », une énorme fête collective pendant laquelle les lycées confectionnent d'énormes banderoles, semblables aux « tifos » des stades de football. Cette année, lors de cette fête traditionnelle aux allures de concours, trois lycées ont été liés à une polémique, après que des élèves ont dessiné sur leurs banderoles un portrait d'Hitler, des appels au djihad et des exécutions semblables à celles de l'organisation État islamique (EI), quelques semaines après l'attaque du musée du Bardo de Tunis, qui a fait 21 morts le 18 mars dernier.

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Des lycéens du Lycée de jeunes filles de Kairouan, à 100 kilomètres au Sud de Tunis, ont d'abord créé une banderole représentant ce qui ressemble à un bourreau de l'EI, rapporte FranceTV Info. À côté de ce bourreau qui tient un sabre, se trouvent des dessins de personnes égorgés et d'une autre brûlée vive, références probables aux exécutions d'otage et à l'immolation par le feu d'un pilote jordanien par l'EI.

Deux autres lycées ont fait dans les banderoles polémiques, tous deux situés dans la région de Jendouba, à l'Ouest de la Tunisie. Dans le premier, des banderole, faisant figurer le drapeau noir de l'EI et des messages traduits par FranceTV Info : « Nous n'acceptons que le pouvoir de Dieu » et « Al Qods [Jérusalem] nous arrivons ». Des banderoles avec les portraits de Steve Jobs et Bill Gates sont aussi brandies, sans que les phrases écrites à côté aient pu être traduites.

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Dans le dernier lycéen, toujours dans la région de Jendouba, c'est Hitler qui est dessiné sur la banderole, faisant le salut nazi à côté d'un drapeau allemand.

Hitler et Daesh 'invités d'honneur' de la fête dans un lycée tunisien… — Erwann Gaucher (@egaucher)April 24, 2015

Ces banderoles ont provoqué un tollé dans des médias tunisiens. « La tradition des festivités à l'occasion des épreuves sportives du bac a été l'occasion de mesurer ce qui nous sépare d'une réelle conscience collective, » estime dans un article le magazine Business News, traduit par Courrier International. L'article pointe « l'ignorance qui pousse ces enfants dans les bras des extrémismes » et met en cause les politiques éducatives de l'État, « qui devrait les encadrer » mais « a démissionné depuis longtemps ».

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Ce constat d'une faillite des politiques éducatives publiques est partagé par le responsable d'un autre lycée de la ville de Jendouba. Sathi Hannachi est directeur du lycée du 9-Avril depuis quatre mois. Contacté par VICE News, il précise qu'il n'a pas vu de banderoles polémiques dans son établissement, mais estime que la situation de l'éducation en Tunisie est grave. « Ça fait des années que la qualité de l'éducation baisse en Tunisie, » témoigne Sathi Hannachi. « Chaque année, les évaluations des élèves sont moins bonnes. »

Pour ce directeur, c'est d'abord le « désespoir » et « l'absence de perspectives » qui poussent les jeunes tunisiens à des « défoulements » comme le fait de représenter Hitler ou l'EI sur des banderoles. Sathi Hannachi pointe plusieurs causes à ce désespoir : « le chômage, le fait que les lois ne soient pas respectées et la faiblesse du bagage intellectuel de ces jeunes ».

La situation « date de l'époque de Ben Ali », estime Sathi Hannachi, mais selon lui, « la révolution tunisienne [débutée en décembre 2010] n'a rien changé. » Le directeur réclame « une vraie réforme de l'éducation, pour laquelle tous les Tunisiens doivent être impliqués. »

Selon la Banque mondiale, le taux de chômage des jeunes atteignait en 2012 33 % en milieu rural et d'environ 20 % en milieu urbain dans le pays.

« La responsabilité de cette situation incombe d'abord à l'État et à son administration, ensuite seulement aux parents puis aux élèves eux-mêmes,» estime le directeur d'établissement.

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L'éditorial de Business News dit que « C'est l'ignorance qui pousse ces enfants dans les bras des extrémismes de toutes sortes. Quand on laisse des gamins s'abreuver de YouTube et de Facebook, il n'est pas étonnant de les voir utiliser des références étrangères à leur cadre de vie. (…) C'est pour cela que Daech ou Hitler peuvent devenir des héros à leurs yeux. »

Si le directeur du lycée du 9-Avril partage ce constat de l'ignorance de certains lycéens, il estime que ces banderoles témoignent moins d'un réel rapprochement idéologique que d'un défoulement provocateur.

Le sociologue tunisien Abdessatar Sahbani, membre du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), ne croit pas non plus à un quelconque rapprochement idéologique entre la jeunesse tunisienne et l'idéologie de l'EI ou des nazis. Contacté par VICE News ce lundi, il considère ces banderoles comme « une protestation contre l'ordre scolaire, social et politique ». Pour M. Sahbani, la jeunesse, « frange la plus active de la Révolution », s'est retrouvée « exclue de tous les processus qui ont fait suite aux mouvements sociaux ». Une « exclusion politique » qui se retrouve dans l'absence de représentation de la jeunesse dans les institutions. Une « exclusion économique » également, dont témoigne le niveau de chômage des jeunes : « Il y a plus de 300 000 diplômés tunisiens au chômage, » explique M. Sahbani. « Dont 60 pour cent de femmes. » Enfin, comme le directeur de lycée Sathi Hannachi, M. Sahbani constate que « le système éducatif est en panne. »

Des banderoles à l'effigie de Hitler et de l'EI ne témoigneraient donc pas d'un extrémisme idéologique chez les jeunes exclus. « Depuis les années 1950, les réformes éducatives sont parachutées, » poursuit le sociologue tunisien. « Le système éducatif n'est plus adapté au contexte actuel, ce qui explique ce taux de chômage. Ce n'est pas qu'un problème de moyens : il faut faire participer les jeunes pour revoir ce modèle. »

Suivez Matthieu Jublin sur Twitter : @MatthieuJublin

Image, capture d'écran via Twitter