FYI.

This story is over 5 years old.

Colombie

Le dilemme des cultivateurs colombiens de coca : la prison ou la misère

La Colombie est de loin le plus grand producteur de coca au monde, mais le gouvernement prévoit d'éliminer la moitié des plantations cette année.
Photo de Harriet Dedman/VICE News

TUMACO, Colombie — Sous la canopée qui maintient son laboratorio à l'abri des avions militaires en patrouille, Ricardo broie les feuilles de coca jusqu'à ce qu'elles tapissent le sol comme des confettis verts. C'est la première étape d'un processus qui va transformer les feuilles en pâte légère (la « pastabase ») pouvant être vendue aux narcotrafiquants. Ce sont eux qui viennent voir Ricardo et définissent les prix. Après avoir acheté la « pastabase », les trafiquants se serviront de bateaux, mules, et même de sous-marins pour la transporter discrètement dans des bidons de 200 litres jusqu'aux raffineries de la périphérie de la ville portuaire de Tumaco.

Publicité

C'est là que la pâte deviendra cocaïne.

Après plus d'une décennie passée à cultiver la coca, Ricardo (qui a demandé que son vrai nom ne soit pas cité) a perfectionné sa technique. Mais aujourd'hui, comme des milliers d'autres cocaleros colombiens (cultivateurs de coca), il se retrouve face à un dilemme. Son pays est de loin le plus grand producteur de coca au monde, mais son gouvernement prévoit d'éliminer la moitié des plantations cette année. Les fermiers ont le choix entre « la garrot ou la carotte » : échanger leurs plans illégaux de coca contre bananes, plantains et café, ou bien être poursuivi en justice.

Ricardo, un cultivateur de coca, broie les feuilles de coca, qu'il transforme ensuite en base de cocaïne. (Photo de Harriet Dedman/VICE News)

Le président colombien, Juan Manuel Santos, a donné un an aux cultivateurs pour obéir. Pendant ce temps, l'armée continue les éradications forcées des cultures à grande échelle.

Les cultivateurs de coca doutent que le gouvernement puisse respecter sa part du deal, et malgré une pression montante des autorités, des cultivateurs comme Ricardo hésitent toujours à coopérer. Bien qu'il ne gagne que 112 dollars par mois en cultivant la coca (un salaire qui le place sous la limite de pauvreté en Colombie), il dit que son salaire serait divisé en deux s'il changeait de culture. Alors qu'il regarde sa petite fille jouer dans les feuilles de coca, il dit devoir choisir entre « la pauvreté et la prison ».

« Pour nous, la culture de la coca c'est notre mode de vie ; elle nous met de la nourriture dans l'assiette et subvient à nos besoins, » dit Orlando Ibarra, le chef de la coopérative locale des cultivateurs de coca de la province voisine de Nariño. « Cultiver la cocaïne n'est pas une bonne chose, c'est juste un moyen de survivre. »

Publicité

Beaucoup ont résisté aux tentatives d'éradication désordonnées du gouvernement. Dans la province du sud de Guaviare, un officiel de l'ONU a été kidnappé en mai alors qu'il tentait d'aider les cultivateurs locaux à changer de cultures. Après que l'armée ait commencé à détruire la coca à Tumaco, un officier a été tué en mars, à la suite d'une semaine entière de manifestations, durant lesquelles des milliers de cultivateurs ont bloqué les routes et brûlé des voitures. À la mi-avril, 11 officiers de police chargés d'éradiquer une plantation massive au bord de la frontière avec l'Équateur ont été capturés par 1 000 cultivateurs et gardés jusqu'au lendemain. Personne n'a été blessé, mais la situation a tellement empiré que le gouverneur de Narino, Camilo Romera, a demandé au président colombien d'entamer des discussions avec les cultivateurs.

Ricardo fait de la pastabase. (Photo de Harriet Dedman/VICE News)

Le gouvernement colombien considère que l'élimination des activités illicites liées à la drogue est une étape nécessaire de l'accord historique de paix qui a mis fin à 52 ans de guerre civile avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Signé l'an dernier, l'accord doit permettre de désarmer les FARC (le groupe a débuté les premières étapes du désarmement cette semaine) et étendre les infrastructures de base et les subventions à la plupart des ruraux du pays (pour beaucoup des cultivateurs de coca), en établissant une présence militaire sur de vastes parties de territoire, qui avant étaient contrôlées par les guérilleros.

Publicité

Eduardo Díaz Uribe, le directeur de l'Agence colombienne pour la substitution des cultures illicites, doit convaincre 70 000 familles de cocaleros (environ 150 000 personnes) de laisser tomber leurs plantes de coca pour cultiver autre chose. « Le problème ne se limite pas seulement aux gens qui vivent de la culture de la coca. Toute l'économie de ces régions, et même la bonne santé des entreprises légales, dépendent de la coca, » dit Díaz. « Les hôtels, les restaurants, les transports, les commerces, les vêtements… la coca en est le moteur. Le vrai challenge est de transformer toute l'économie qui tourne autour de la coca. »

Juan Manuel Santos s'est engagé à détruire 100 000 hectares de coca cette année via l'éradication forcée des plantations industrielles et la substitution volontaire pour les cultures familiales moins importantes. Díaz espère que le gouvernement facilitera la transition avec des mesures lucratives pour inciter les cultivateurs à passer à une culture. En échange de leur coopération, le gouvernement a promis 10 000 dollars à chaque famille sur une période de deux ans, une assistance technique, une ligne de crédits, une protection contre les narcotrafiquants, et le développement d'infrastructures rurales nécessaire à l'acheminement des produits sur les marchés. De plus, les cultivateurs qui prouvent qu'ils ont retiré toute la coca de leurs cultures deviendront propriétaires des terres qu'ils cultivent.

Publicité

La fille de Ricardo, Ricardo, et un "collègue" près de son laboratorio. (Photo de Harriet Dedman/VICE News)

Mais le combat est le plus difficile dans la ville de Tumaco. Plus de la moitié des cocaleros vivent dans la province environnante, où 20 pour cent de la coca colombienne est cultivée. Pendant des décennies, les rivières navigables de la région, sa proximité avec l'Équateur, et les routes de transports du Pacifique ont fait de la zone le spot idéal pour le marché de la coca. La production a augmenté de 52 pour cent entre 2015 et 2016.

Rallier les cultivateurs de coca de la ville tentaculaire de Tumaco serait une victoire énorme pour Díaz et le gouvernement colombien. Mais le cabinet du maire estime que 85 pour cent de la population vit dans la pauvreté.

Même dans les zones où la coca est moins établie, les chemins qui pourraient mener à la richesse sont bloqués par des institutions aussi vieilles que le pays. Selon Díaz la plupart des cultivateurs sont des locataires qui travaillent la terre d'un propriétaire absent. Environ 80 pour cent des terres de Colombie appartiennent à seulement 14 pour cent de la population, une des distributions les plus inégales du monde. Dans la ville que nous avons visitée, Julio Muelas, un cultivateur de la région, explique que les routes, les ponts, et même l'électricité avaient été mis en place par des cultivateurs en se servant de l'argent gagné grâce à la coca.

Des bidons de pastabase prêts à être emmené par les narcotrafiquants. (Photo de Harriet Dedman/VICE News)

« Turnaco n'est pas une ville simple — c'est une vraie plaie, » dit Díaz, qui a pu constater lui-même la réticence de la ville lorsque les hôtels locaux ont refusé de lui louer une chambre alors qu'il venait superviser la signature d'accords avec les cultivateurs en début d'année. « Même le prêtre trouve la substitution risquée, car il reçoit une dîme des gens qui vivent et travaillent, même de manière légale, grâce à l'économie de la coca. »

Publicité

Selon les termes du cessez-le-feu conclu avec les FARC, l'armée colombienne devrait occuper les terres de la guérilla, où la majorité des cultivateurs de coca vivent. Mais les cartels, gangs, et paramilitaires rivalisent pour le contrôle de l'industrie lucrative que contrôlaient les FARC. Ils tentent au passage d'obtenir le soutien des cultivateurs assiégés. Depuis le début des discussions visant à un accord de paix en 2012, la production de coca, surtout dans les zones tenues par les guérilleros, a plus que triplé.

« Quand les mafias voulaient acheter de la "pastabase", ils devaient payer les guérilleros, » dit Díaz.

Une plantation de coca communale. (Photo de Harriet Dedman/VICE News)

Selon le directeur de la police antidrogue de Tumaco, les cartels sont en train de convaincre les cultivateurs en les payant environ 35 dollars pour un jour de manifestation. « Je ne connais pas les narco-trafiquants, » dit Ricardo à propos des hommes qui achètent sa "pastabase". « Et je ne veux pas le savoir. »

Malgré tout, Díaz ne perd pas espoir. 70 pour cent de la coca cultivée sur les territoires hors limites des FARC sont maintenant accessibles au gouvernement (dans certains cas, pour la première fois en six décennies), explique-t-il. Mais la lenteur avec laquelle les militaires occupent ces territoires l'inquiète.

« Les FARC restent là en tant que parti politique, mais si nous ne leur reprenons pas la coca, et si ces territoires sont occupés par des groupes paramilitaires, quiconque voudra revenir sera tué. »

Publicité

Orlando Ibarra avait 27 ans lorsqu'il a commencé à cultiver la coca. Il était arrivé à Nariño en tant que réfugié, fuyant la violence, comme des millions de déplacés internes colombiens.

Il dit avoir d'abord tenté de faire pousser des bananes. Cependant, il a vite compris qu'acheminer les bananes vers les marchés par bateau (la seule méthode possible) coûterait deux fois ce qu'il gagnerait en les vendant. Le café n'était pas rentable non plus.

La coca, elle, était rentable. Les FARC régulaient le marché noir et maintenaient un prix bas mais constant. Maintenant que les FARC sont partis, les cultivateurs disent que les narco-trafiquants ont baissé les prix.

Le drapeau des FARC plane toujours au-dessus de la ville dans la région des cultures de coca colombiennes. (Photo de Harriet Dedman/VICE News)

Selon la plupart des estimations, les cultivateurs de coca gagnent environ un pour cent de la valeur marchande de la cocaïne. Ibarra, aujourd'hui le directeur d'une association de cultivateurs locale, estime gagner environ 500 000 pesos par mois (à peu près 176 dollars) en se basant sur un prix oscillant entre 350 et 560 dollars par kilo de « patstabase ». Ce kilo, une fois transformé en cocaïne, va se vendre entre 24 000 et 27 000 dollars aux États-Unis.

La majorité de l'argent que Ibarra et les autres cultivateurs gagnent, dit-il, sert à développer les infrastructures locales. La ville où Ibarra a accepté de nous rencontrer n'avait qu'une seule route pavée et pas de réseau d'assainissement. L'éléctricité venait de générateurs, et le drapeau des FARC flottait toujours dans le ciel. « Nous avons joué le rôle que l'État était censé jouer, » dit-il.

Comme Ibarra, Julio Muelas, un cultivateur de coca à Tumaco, ne croit pas en les promesses du gouvernement et pense que les cultivateurs vont éventuellement devoir continuer à se débrouiller seul.

« Qu'est-ce qui a vraiment été donné aux cultivateurs ? » demande-t-il. « Les FARC font peut-être confiance au gouvernement colombien, mais ce n'est pas le cas des cultivateurs. »


Suivez VICE News sur Twitter : @vicenewsFR

Likez la page de VICE News sur Facebook : VICE News FR