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Drogue

En Tunisie, on continue d'aller en prison pour un joint

Un an de prison ferme, c’est la sentence pour des milliers de jeunes en Tunisie chaque année, coupables d’avoir fumé un joint de cannabis.
Isam Absy, 31 ans, rappeur au sein du collectif Gam7, dans le quartier de Montfleury, Tunis, le 31 janvier 2017. (Photo de Amine/VICE News)

« Je dis à ma mère que je vais acheter des cigarettes, je pars, et je reviens un an après », résume Seif Matmati, guitariste de 26 ans. Originaire de Khaznadar, un quartier populaire de Tunis, il a vu sa vie basculer en l'espace de cinq minutes une nuit de décembre 2014. À sa sortie du domicile familial, il se fait attraper par la police : « C'est la loi de la jungle, […] des mecs en civil te sautent dessus. » Les policiers retrouvent sur lui la feuille à rouler qu'il vient d'acheter tout à fait légalement. Mais ce seul élément suffit à l'emmener au poste, avec au passage, une fouille tout en muscles et sans mandat de la maison de ses parents. Au poste, ils retrouvent également un joint caché dans son portefeuille. Condamné à un an ferme pour usage de drogue, il est transféré à la prison de Mornaguia, où il purgera finalement sept mois et 25 jours avant d'être libéré par grâce présidentielle.

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L'histoire de Matmati est celle de milliers de jeunes Tunisiens. Selon le ministère de la Justice, les détenus au titre de la « Loi 52 » — relative aux stupéfiants — représentaient 28 pour cent de la population carcérale en 2016, soit 6 700 personnes. Cette loi a été adoptée en 1992 sous l'impulsion du dictateur Zine El Abidine Ben Ali suite à l'affaire de la « Couscous Connection » — une histoire de trafic de drogue entre Tunis, Belleville et les Pays-Bas dans laquelle était impliqué le frère du président. Après cet épisode fâcheux, la loi 52 était censée prouver l'exemplarité du pays dans la lutte contre les trafiquants. Mais en réalité, elle vise surtout les consommateurs de "zatla" [shit], qu'elle condamne à un an de prison ferme et 1 000 dinars d'amende minimum. Très vite après son adoption, la loi devient l'outil absolu du pouvoir pour réprimer la jeunesse. « Nous, les jeunes en Tunisie, on dit qu'on est en liberté conditionnelle […]. Tout le monde a un an de prison et 1000 dinars (soit 400 euros) qui lui planent au-dessus de la tête », glisse Matmati, perplexe devant son café.

Seif Matmati, guitariste de 26 ans, dans sa maison familiale du quartier de Khaznadar, Tunis, le 31 janvier 2017. (Photo de Amine/VICE News)

« C'est également un outil législatif qui a été utilisé contre toutes les voix libres du pays, c'est-à-dire qu'on menaçait de placer un bout de shit sur certains hommes politiques, à l'époque de la dictature », rappelle Ghazi Mrabet, avocat et militant au sein du collectif Al Sajin 52 [Le prisonnier 52], qui a défendu de nombreux accusés pour consommation et écume les médias pour dénoncer cette loi rétrograde. L'application de la loi 52 ne nécessite ni flagrant délit, ni détention de drogue. Le soupçon de consommation suffit pour embarquer quelqu'un.

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« Cette loi est celle qui offre le plus de latitude aux policiers pour arrêter des personnes, » explique Amna Guellali, directrice de l'ONG Human Rights Watch en Tunisie. « Parce qu'en fait pour arrêter un voleur et lui faire un procès, il faut des preuves, retrouver l'objet volé, etc. Donc c'est du travail. Or, pour la loi 52, on a besoin de rien, en fait. C'est ça l'aberration de la loi 52 : c'est que c'est la loi par défaut. »

Si la parole s'est libérée après la révolution de 2011, suite à des manifestations et à la mobilisation de plusieurs associations contre la loi 52, la révision de la législation sur les stupéfiants traîne et cristallise les attentes. Promis pendant sa campagne électorale par Béji Caïd Essebsi, aujourd'hui président de la République tunisien, un nouveau projet de loi a été soumis par le gouvernement à l'assemblée en décembre 2015. Après des mois dans les tiroirs, ce projet est actuellement discuté en commission à l'assemblée et devrait passer au vote d'ici quelques semaines.

Vue de Mellasine, quartier populaire de Tunis, le 1er février 2017. (Photo de Amine/VICE News)

Mais le débat est vif entre les élus favorables à un assouplissement des peines et ceux qui arguent que « la Tunisie n'est pas les Pays-Bas » et invoquent le « conservatisme » de la société pour demander le maintien de la répression. Le texte comporte certes des avancées, comme l'abolition de la peine de prison pour les première et deuxième condamnations pour consommation, et des mesures de prévention et de prise en charge de la toxicomanie. Mais il contient aussi des dispositions inquiétantes, notamment un nouveau délit qui punirait « l'incitation » à la consommation, et des sanctions pour ceux qui refuseraient de se plier aux tests urinaires — ce que plusieurs ONG dénoncent pourtant comme une atteinte à l'intégrité physique.

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« C'est inadmissible de niquer un gars qui fume avec un an de prison. C'est inadmissible. On enlève la condamnation, et après on parlera », s'emporte Isam Absy, attablé dans un café sans nom du quartier de Montfleury, où il salue chaque riverain comme un grand frère. À 31 ans, le bonhomme de 2 mètres et 130 kilos a eu plusieurs vies. Études en génie civil, ancien joueur de l'équipe nationale de rugby, aujourd'hui videur dans les boîtes branchées de Gammarth, il est surtout connu comme rappeur au sein du collectif Gam7.

Absy a fait un séjour d'un an en prison en 2010. Arrêté après une bagarre avec la police, l'épée de Damoclès "Loi 52" lui tombe dessus. Il n'a rien sur lui, mais passe le test urinaire. Il obtient les félicitations du juge quant au taux de THC, et file à la prison de Mornaguia. « Tous les gars qui étaient arrêtés pour consommation de cannabis avaient une famille, du travail, des études, un certain niveau intellectuel aussi. J'avais des pilotes, des profs, des sociologues, qui donnaient même des conférences. Les gars étaient là à se dire "Mais c'est quoi cette merde ? On est là pour quoi ?" »

Isam Absy, 31 ans, rappeur au sein du collectif Gam7, dans le quartier de Montfleury, Tunis, le 31 janvier 2017. (Photo de Amine/VICE News)

Sadok (dont le véritable nom a été changé pour des raisons d'anonymat) traîne lui à Bab Jedid, un quartier populaire de la médina de Tunis. Condamné à plusieurs reprises entre 2006 et 2014, il raconte les prisons surpeuplées, le choc de la nourriture — un seau de pâtée pour chien lancé aux prisonniers et un bout de baguette précuite pour couper la faim — et les humiliations. « Quand il y avait une fouille, tu devais dire ta condamnation. Si c'était vol, meurtre ou viol, tu avais le droit à une fouille tranquille. Si c'était "fumeur", c'était tabassage automatique. »

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Ces souvenirs, Absy en parle dans ses musiques. Il « ne cherche pas à faire danser les gamines en boîte de nuit » mais est « contestataire, et reflète ce que la société pense réellement ». Mais à cause du délit d' « incitation », inscrit dans la nouvelle mouture de la loi, il pourrait ne plus parler de cannabis et de joints dans ses chansons. Selon les associations, cette disposition pourrait permettre à la police de s'en prendre à ceux qui militent pour la dépénalisation du cannabis ou aux artistes qui l'évoquent dans leurs oeuvres. Mais Absy ne s'en fait pas vraiment. « Si demain ils ouvrent leurs gueules en disant "Maintenant on chante plus sur le cannabis", toutes les chansons seront sur le cannabis, tu verras ça ! Nique leurs mères. Ils peuvent plus dire "Tu peux plus chanter sur un sujet". On est libres. Sinon après on revient à l'État de Ben Ali ? »

Laith Bejaoui, 29 ans, près du café culturel où il travaille au centre-ville de Tunis, le 1er février 2017. (Photo de Amine/VICE News)

Laith Bejaoui, lui, s'est fait attraper par la police en 2014. Il n'avait rien sur lui, mais pendant les interrogatoires, les policiers n'y sont pas allés de main morte — ses dents et ses testicules en portent encore les marques. Bejaoui a purgé six mois à Mornaguia. Furieux, il insiste sur ce qu'il considère comme le plus grand danger qui guette en prison : « T'arrives dans une cellule de 125 hommes prévue pour 75. Une douche, trois chiottes, pour 125 ! D'un côté, t'as les fumeurs, les tueurs, les braqueurs, avec des rats et la saleté. De l'autre, des salafistes, vêtements blancs bien propres, ils lisent le Coran et t'aident si ta famille a un problème… Ils ont tout. Les gens choisissent vite ! » Enragé contre ce système, son récit fait froid dans le dos. «Tu sors changé de la prison. Nu, sans travail, la société veut plus de toi. Donc soit tu deviens un criminel, et tu reviendras en prison, soit tu deviens un djihadiste, et t'iras chercher ton "paradis". » Bejaoui a été libéré après une grâce présidentielle, ultime absurdité d'un système qui enferme à tour de bras pour finalement libérer par centaines à chaque fête nationale ces détenus qui engorgent les prisons. Plus de 2 500 personnes ont ainsi été graciées en 2016.

Pour Matmati, qui s'est replongé dans la musique depuis sa libération et essaie de « dépasser le truc, retrouver de meilleures pensées », la loi 52 est surtout une « hypocrisie ». Malgré la répression, le ministère de la Justice enregistre en effet un taux de récidive de plus de 50 pour cent pour les consommateurs. « Tout le monde fume ! », s'exaspère Matmati, qui suit de près l'examen du nouveau projet de loi, sans trop y croire. « Tout le monde veut que ce soit dépénalisé, mais personne veut prendre ça sur ses épaules. Le jour où quelqu'un le fera, je te jure qu'il va changer la manière de penser de toute la Tunisie. Ça va changer le comportement entre civils, entre flics et civils. Parce que tout le monde a peur de ce bouton. Tu veux faire taire quelqu'un ? Appuie sur le 52. »


Suivez Timothée Vinchon sur Twitter : @timvinchon