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Crime

Enquête au coeur du marché noir de la crise ukrainienne

VICE News a enquêté au coeur des réseaux de trafic pour voir comment ils s'étaient développés grâce à la guerre dans l'est de l'Ukraine.
Un combattant pro-russe monte la garde à un check-point dans l'est de l'Ukraine, le 12 juin 2014. Photo par Evgeniy Maloletka/AP

L'affaire est conclue en quelques minutes, les fûts de carburant sont vidés. Les trafiquants, eux, se préparent déjà à l'opération suivante.

Une semaine de travail à Lougansk, une ville contrôlée par les rebelles, a suffi à vider son réservoir d'essence. Il ne reste pas une goutte de carburant dans les stations-service de la ville. Après avoir passé plusieurs coups de fil, le chauffeur de taxi finit par décrocher la dernière place sur la liste d'attente d'un réseau de trafiquants du coin. "On doit se dépêcher," nous explique le chauffeur, qui a souhaité garder l'anonymat. "On ne peut pas louper ça — la ville va être asséchée pendant des jours et des jours."

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Par une journée glaciale, il descend à toute allure un boulevard en béton avant de s'embusquer sur les petites routes qui sillonnent cette ville ravagée de l'ère soviétique; la capitale de la République Populaire (auto-proclamée) de Lougansk (RPL). Il se gare enfin dans un entrepôt, dans une zone industrielle délabrée de la banlieue.

Deux hommes vêtus de salopettes tâchées d'huile vérifient qu'il s'agit bien de l'homme et du véhicule qu'on leur a décrit au téléphone, avant de mettre en route un petit moteur pour pomper l'essence. Les hommes parlent peu, même si le plus jeune accepte de nous dire d'où provient l'essence. "De Russie," marmonne-t-il, sans lever les yeux.

Le chauffeur lui tend une poignée de roubles et de hryvnias ukrainiens — un vrai casse-tête dans ce coin de l'Ukraine, où les billets de banque russes sont la principale devise. "Tu te fous de ma gueule? Je n'ai pas le temps de me prendre la tête avec ça," dit le plus vieux. Il ajoute une surtaxe à la facture, en plus du taux de change officiel.

Le prix de l'essence varie selon la disponibilité. Il peut atteindre les 60 roubles le litre.

Avant de s'assurer d'un approvisionnement en essence, le chauffeur était sur le point de prendre la route du sud-est qui mène à la ville de Krasnodon — qui a la triste réputation d'être une plaque tournante du trafic depuis que l'Ukraine a acquis son indépendance en 1991. Mais avant de prendre la route, il a entendu dire que des camionneurs venaient d'acheter les 200 derniers litres d'essence disponibles sur le marché noir.

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Maintenant que son réservoir est plein, il peut retourner travailler et reprendre une vie plus ou moins normale. Plus besoin de faire des affaires avec des types douteux — du moins, pas dans l'immédiat.

* * *

Le conflit dans l'est de l'Ukraine n'a pas vraiment eu d'effets négatifs sur les richesses du milieu criminel. Alors que le blocus économique des territoires rebelles alimente le marché noir des denrées alimentaires, du carburant et des médicaments, les trafiquants continuent de profiter de la guerre. En augmentant les impératifs bureaucratiques et en interdisant certaines denrées, Kiev a rendu l'approvisionnement de la zone de plus en plus compliqué. Cette stratégie punitive vise à limiter les routes d'approvisionnement des milices rebelles et à forcer la Russie à intervenir pour aider cette région qu'elle a poussée à la guerre. En réalité, ces mesures ne font qu'exacerber les tensions qui existent déjà au sein de la région.

Aux check-points qui sont à la frontière de la République Populaire de Donetsk (RPD), des centaines de voitures se retrouvent coincées dans des kilomètres de bouchons. Les habitants de la région ont le droit à 50 kg de vivres, mais le carburant, les armes et tout autre produit qui pourrait être utilisé à des fins militaires, sont interdits.

Mais le blocus économique et les prix majorés font vivre le marché noir. Le Service de Sécurité d'Ukraine (SBU) dirige aujourd'hui la lutte contre le trafic de contrebande, grâce a des brigades mobiles composées de garde-frontières, de volontaires issus de la population civile, de douaniers et de militaires.

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Les voyageus attendent dans des bouchons près d'Artiemovsk, en Ukraine, en route pour la République Populaire de Donetsk. Photo de Jack Crosbie

Selon les statistiques officielles des six derniers mois, ces brigades ont arrêté plus de 400 véhicules transportant des produits de contrebande — ce qui correspond à environ deux véhicules par jour. Les autorités prétendent avoir saisi 53 tonnes de viande et de poisson, 140 tonnes de métal, 20 tonnes de fruit, 1,3 tonnes de médicaments, et plus de 26 000 bouteilles de vodka de contrefaçon.

"Chaque jour ces brigades arrêtent des camions qui tentent de pénétrer dans les territoires provisoirement occupés depuis les régions contrôlées par le gouvernement ukrainien," explique Olena Gitlianska, porte-parole de la SBU. "Ils contournent les check-points ou bien passent [la frontière] à l'aide de faux documents."

La plupart des denrées alimentaires qui sont exportées vers les régions ukrainiennes tenues par les rebelles proviennent de Russie. Dans ces régions rebelles, les prix sont parfois deux à trois fois plus élevés que dans le reste du pays. D'après la SBU, les administrations rebelles imposent une "taxe de vente" sur ces produits pour aider à financer les républiques contrôlées par les séparatistes.

La ville de Lougansk a particulièrement souffert de cette pénurie en été 2014, lors des bombardements par les forces gouvernementales et séparatistes, appuyées par l'armée russe. Un habitant de la ville âgé d'environ 20 ans, et qui a souhaité conserver l'anonymat pour des raisons de sécurité, nous a expliqué que les armes sont alors devenues une sorte de monnaie d'échange.

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"J'ai conduit un copain à la frontière russe — il n'avait pas d'argent alors il m'a payé avec une grenade," nous a-t-il dit. "J'ai touvé des rebelles et je l'ai échangée contre deux boîtes de munitions AK47. Plus tard ce jour-là, j'ai échangé deux des balles contre une coupe de cheveux."

Des militaires ukrainiens devant un check-point près de Marinka, dans la région de Donetsk, à l'est de l'Ukraine, le 4 juin 2015. Photo d'Evgeniy Maloletka/AP

L'approvisionnement en carburant de la région est très variable, et les habitants dépendent lourdement de la Russie et des produits de contrebande. Soit les stations-service sont fermées et vides, soit les voitures s'entassent devant. Malgré l'embargo, l'essence continue de traverser la frontière, soit depuis la Russie, soit depuis les régions de l'Ukraine tenues par le gouvernement — si les garde-frontières se font suffisamment graisser la patte.

Les produits du Moyen-Orient et de l'Azerbaïdjan passent également par la Mer Noire. Les brigades anti-trafic ont même découvert des pipelines souterrains de plusieurs kilomètres, construits pour faire passer l'essence de l'autre côté de la zone tampon. L'industrie automobile — y compris les garagistes et les détaillants de pneus — sert souvent d'intermédiaire dans le trafic de l'essence.

Donetsk a également été affectée par cette pénurie. "Je ne pas travailler sans essence," nous dit un autre chauffeur de taxi, qui dit s'appeler Alexander. "S'il n'y a pas d'essence, la voiture reste garée — comment puis-je travailler ?" La situation est telle que l'année dernière, les autorités ont été forcées de réagir. Alexandre Zakharchenko, le chef de la République populaire de Donetsk, a promis de gérer la crise en 2016. "Nous allons mettre en place des mesures," a-t-il expliqué, à l'époque. "Avant le début de l'année [2016], il y aura beaucoup d'essence." Les rebelles de Louhansk ont également lancé une nouvelle entreprise publique nommée le "Produit Pétrolier de Lougansk" (Luhansknefteprodukt), dirigée par un ancien procureur militaire, pour gérer les stations-service chancelantes de la région.

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D'après les experts, le crime organisé aide certainement à approvisionner en essence les régions tenues par les rebelles, même si ce trafic n'est pas aussi profitable ni aussi répandu que le trafic drogue. Alors que Moscou privilégie les milices séparatistes plutôt que la population civile pour ce qui est de la distribution du carburant, le marché noir, lui, est surtout entre les mains d'opportunistes de petit niveau.

"Généralement, le trafic est mené par des petits entrepreneurs, en plus des opportunistes classiques et des voyous qui profitaient déjà du marche noir avant la guerre," explique Mark Galeotti, professeur au Centre pour les Affaires Mondiales à New York University. C'est un expert des réseaux criminels en Europe de l'Est. "Il s'agit de tirer profit de ce que vous avez pour mettre la main sur ce dont vous avez besoin."

Ceci dit, les fonctionnaires de haut-niveau sont également impliqués dans ce trafic. Le ministre de l'énergie de la RPL, Dmitry Lyamin, a été arrêté en octobre pour avoir autorisé des réseaux criminels à contrôler les réserves énergétiques stratégiques des rebelles et pour avoir vendu des tonnes de charbon à l'Ukraine — on parle de 90 pour cent de la production de charbon de la république auto-proclamée. Son arrestation a autant à voir avec les accusations de corruptions qu'avec les luttes internes au sein de la RPL.

Si certains trafiquants qui opèrent dans les zones contrôlées par les rebelles sont motivés par des idéaux séparatistes, la plupart sont motivés par l'appât du gain. Une source nous décrit l'un des opportunistes qui profitent du marché noir florissant de la région : un géologue qui vit en Ukraine mais voyage fréquemment au Moyen-Orient pour son travail. Notre source le décrit comme un personnage à la "Breaking Bad". Grâce au contexte exceptionnel créé par le conflit, ce personnage à l'allure respectable, sans casier judiciaire, se retrouve aujourd'hui à trafiquer du carburant.

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Il y a deux facteurs qui encouragent l'essor du marché noir : la corruption et la tradition. L'Ukraine est plus corrompue encore que la Russie ou que le Nigeria et le SBU concentre aujourd'hui ses opérations anti-trafic sur les fonctionnaires corrompus qui laissent passer les trafiquants entre les mailles du filet.

Il existe également une longue tradition de la contrebande au sein de la région. Pendant des dizaines et des dizaines d'année, l'Ukraine a été un relais clé pour les trafics en tous genres vers l'ouest — que ce soit pour l'héroïne d'Afghanistan, les armes, les cigarettes de contrebande ou les êtres humains.

Depuis la chute du communisme, l'Ukraine post-soviétique a produit tout un contingent de trafiquants aujourd'hui chevronnés. Les deux principaux ports soviétiques de la Mer Noire — Odessa et Sébastopol, plaques tournantes de la criminalité — étaient situés en Ukraine. La chute du communisme a été particulièrement difficile pour la marine marchande, et beaucoup de marins se sont retrouvés au chômage du jour au lendemain.

Au cours des décennies qui ont suivi, des équipages ukrainiens ont été arrêtés à plusieurs reprises lors de saisies de cocaïne. Durant l'une de ces opérations, la police a saisi 13 tonnes de cocaïne.

L'Ukraine est également devenue une plaque tournante du trafic international d'armes, qui est soutenu par des réseaux criminels multinationaux enracinés et encouragé par les crises politiques qui s'enchaînent. La plupart des armes de contrebande transitent par Odessa, également un point de passage clé pour les armes acheminées depuis la Russie vers la Transnistrie — un état non reconnu en Moldavie de l'est.

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À la frontière de la zone de Schengen, l'Ukraine est l'une des capitales mondiales de la cigarette bon marché, ce qui en fait une destination-phare pour les trafiquants de cigarette. Les cigarettes bon marché, non taxées et non réglementées qui passent par l'Ukraine inondent l'Europe. Contre rémunération, les douaniers à l'ouest du pays laissent passer la frontière aux véhicules chargés de cartouches de Marlboro, Camels et Parliament made-in-Ukraine, à destination de Hongrie, Pologne, Slovaquie et au-delà.

Un douanier polonais empile des cigarettes de contrebande découvertes à la frontière entre la Pologne et l'Ukraine en août 2013. Photo de Wojciech Pacewicz/EPA

La guerre a également ouvert la porte aux crimes économiques. Lors d'un coup de filet l'année dernière, la SBU a découvert un réseau d'escrocs qui avaient soutiré des millions d'euros dans le cadre d'une affaire portant sur des faux contrats avec l'aéroport de Donetsk, détruit quelques mois plus tôt lors de combats violents.

"Les milieux criminels en Russie et en Ukraine sont complètement interconnectés, et la guerre n'a pas arrangé les choses," explique Galeotti. "Depuis l'ère soviétique, le trafic jouit d'une longue tradition et même une certaine légitimité — un peu comme une entreprise familiale."

"Il y a une fierté pour ce qu'ils considèrent comme un savoir-faire professionnel. Autrement dit : vous n'êtes pas un simple criminel mais vous êtes un type intelligent qui fait des choses intelligentes."


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Cet article est d'abord paru sur la version anglophone de VICE News

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