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FRANCE

Épisode #1 : Le laboratoire souterrain

VICE News vous propose une plongée en cinq épisodes dans le projet d’enfouissement de Bure, à 500 mètres sous le sol dans un laboratoire de test, et à la surface avec les opposants, les partisans et la population locale.
VICE News / Solenn Sugier

Certains y voient une poubelle nucléaire qui va nous empoisonner, d'autres le seul moyen de traiter les déchets radioactifs. VICE News vous propose une plongée en cinq épisodes dans le projet d'enfouissement de Bure, à 500 mètres sous le sol dans un laboratoire de test, et à la surface avec les opposants, les partisans et la population locale.


Tous les épisodes de notre reportage sont à retrouver ici : Dans le ventre nucléaire de Bure

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La lourde porte rouge se referme. L'ascenseur se met en branle. La descente dure sept à dix minutes, à raison de deux mètres par seconde.

On se rend à environ 500 mètres sous le sol, dans le laboratoire de l'Andra, l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.

À gauche l'ascenseur qui mène au laboratoire. (Photo par Solenn Sugier) À droite un plan du projet final de Cigéo. (Image via Andra)

La porte s'ouvre sur de larges galeries bétonnées qui ressemblent aux allées d'un immense parking souterrain. Une odeur de poussière flotte dans l'air. Au loin, on entend des bruits de soufflerie et d'objets en métal qui s'entrechoquent. La semi-pénombre laisse parfois place à une lumière blanche et froide.

La construction du laboratoire a commencé en 2000, près du petit village de Bure, dans la Meuse. Son objectif premier était de mener des expériences sur la roche souterraine, pour déterminer l'éventuelle construction d'un centre de stockage de déchets hautement radioactifs. Ce futur centre, nommé Cigéo (Centre industriel de stockage géologique), devrait abriter trois pour cent du volume des déchets radioactifs existants en France, qui concentrent 99 pour cent de la radioactivité.

Pour le moment, aucun colis radioactif ne se trouve sous terre. Le projet vient de franchir une nouvelle étape avec l'adoption ce lundi par l'Assemblée nationale d'une proposition de loi établissant les modalités de création du stockage. Mais l'Andra doit encore obtenir le feu vert de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). La demande d'autorisation de création ne devrait être soumise qu'en 2018 et les premiers déchets radioactifs descendus dix ans plus tard.

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Casque de chantier sur la tête et gilet jaune fluo sur le dos, Jacques Delay, ingénieur de l'Andra, nous présente le plan des 1 600 mètres de galeries souterraines du laboratoire, construites entre 445 et 490 mètres de profondeur. Dans cet espace confiné, la sécurité est primordiale. Un accident a eu lieu en janvier dernier. Un technicien est mort lorsque le front de taille d'un fond de galerie a glissé. Le bloc a enseveli la victime. Un autre a été blessé.

Pour Jacques Delay, aucun doute, l'argile qui constitue la masse rocheuse de ce site en fait le meilleur endroit pour enfouir les déchets radioactifs des centrales nucléaires françaises. « L'argile arrête les rayonnements par son épaisseur. Mais surtout ses propriétés sont telles qu'elle retient les éléments radioactifs après la dissolution des colis », explique Jacques Delay en parlant des paquets de déchets.

Jacques Delay, devant un plan du laboratoire de l'Andra. (Solenn Sugier / VICE News)

Avec le temps et au contact de l'eau présente dans la roche, les colis de déchets vont en effet se détériorer. L'argile, une roche très peu perméable, doit alors ralentir la progression des radionucléides contenus dans les déchets. Selon les scientifiques de l'Andra, ceux qui atteindront la surface au bout de plusieurs centaines de milliers d'années auront une concentration en radioactivité qui ne sera pas nocive pour l'homme.

Des ouvriers au travail dans une galerie du laboratoire (Solenn Sugier / VICE News)

Des déchets complexes

Entré en phase industrielle, le laboratoire n'a plus seulement vocation à tester la masse rocheuse. Les scientifiques travaillent désormais sur les modalités concrètes d'un éventuel stockage. Épaisseur des conteneurs accueillant les colis radioactifs, distance séparant les colis, température à respecter… les problèmes soulevés sont très nombreux.

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Les déchets qui seraient entreposés sous nos pieds sont les combustibles usés des centrales nucléaires. Ces tiges métalliques, qui contiennent entre autres de l'uranium, sont découpées et leur contenant est séparé de leur contenu. Les contenants compressés forment les déchets de « moyenne activité à vie longue » (MA-VL), dont 80 000 m3 devraient être stockés à Cigéo. Le contenu est en partie réutilisé dans les centrales. Le reste constitue les déchets « à haute activité » (HA), dont la quantité à stocker est estimée à 10 000 m3 pour Cigéo. Aujourd'hui, ce type de déchet est stocké en surface.

Au détour d'un virage, des ouvriers s'affairent sur une large structure en métal, aux allures de portail dimensionnel. L'ouverture creusée par un tunnelier préfigure la dimension d'une alvéole de petit modèle, destinée à accueillir les déchets MA-VL. Ceux-ci reposeront dans des tunnels de quelques centaines de mètres de longueur et d'une dizaine de mètres de diamètre. Les déchets HA, qui doivent être stockés individuellement et espacés les uns des autres, seront stockés dans des alvéoles de 100 mètres de long et de 70 centimètres de diamètre.

Ces chiffres laissent entrevoir l'aspect titanesque du projet Cigéo. Dans tous les domaines, les prévisions donnent le tournis. Le stockage s'étendra sur 15 kilomètres carrés. Le centre serait géré pendant 100 ans. Puis, une fois les installations scellées, les déchets devraient reposer sous terre durant 100 000 ans.

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Vidéo de présentation du projet de stockage (via Andra)

Depuis la loi de 1991, qui a lancé la recherche sur l'enfouissement des déchets radioactifs en France, 1,5 milliards d'euros ont été investis dans le projet par les producteurs d'énergie (78 pour cent par EDF, 17 pour cent par le Commissariat à l'Énergie Atomique et 5 pour cent par Areva). Le budget total a été estimé par l'Andra à plus de 30 milliards d'euros. Les producteurs d'énergie ont estimé que l'ensemble coûterait 20 milliards d'euros.

La ministre de l'écologie et de l'énergie Ségolène Royal a finalement tranché en janvier 2016 en fixant son évaluation à 25 milliards d'euros « sur une période de 140 ans, à partir de 2016 ». Mais cette estimation est forcément appelée à être modifiée sur une période de temps si longue. Jean-Paul Baillet, le directeur général adjoint de l'Andra, le reconnaît lui-même : « À l'évidence, le coût évoluera. »

D'autres projets similaires dans le monde

Le stockage des déchets radioactifs en couche géologique profonde, comme il est envisagé à Bure, fait l'objet d'un consensus scientifique dans le monde. En Europe, comme aux États-Unis, d'autres projets sont étudiés, sous d'autres modalités et dans d'autres roches. La Finlande est ainsi le premier pays à avoir autorisé en novembre 2015 la création de ce type de site d'enfouissement, dans du granite.

« C'est un projet par défaut », lance Jean-Paul Baillet à propos de Cigéo. « Si on pouvait faire disparaître ces cochonneries d'un claquement de doigt, on le ferait. Mais ni en France, ni ailleurs, on ne sait faire autre chose que ça. »

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Pour les scientifiques de l'Andra, le stockage en couche géologique profonde représente la meilleure solution pour gérer les déchets radioactifs à ce jour. La seule solution surtout qui permet de ne pas « léguer » un fardeau que nous avons engendré aux futures générations. Mais cet argument martelé par le personnel de l'Andra ne suffit pas à convaincre certains scientifiques.

Un exemple de colis dans un bloc de béton présenté à la surface du laboratoire. (Solenn Sugier)

Monique Sené, physicienne et présidente du Groupement des scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN), ne se déclare pas opposée au projet. Elle affirme cependant que toutes les recherches ne devraient pas se focaliser sur une seule option. « Il est urgent de se lancer à fond dans le sujet. Il faut continuer à regarder les autres pistes », argumente-t-elle. « Le laboratoire n'a pas encore livré toutes ses données. Il est trop prématuré de penser que ce site pourra évoluer sans problème et sans fuite. »

Elle préconise alors de remplacer les vieux entreposages en surface « qui posent un problème pour les travailleurs et l'environnement » par des « entreposages qu'on surveille vraiment », en attendant d'effectuer plus de recherches sur les autres pistes. « Nous ne sommes pas si pressés que ça, alors autant se donner le temps de faire les choses correctement. » Elle rappelle aussi qu'à l'origine, selon la loi de 1991, plusieurs laboratoires devaient être créés, pour tester différents types de roches, qui n'ont finalement pas vu le jour.

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Solenn Sugier / VICE News

Bertrand Thuillier est ingénieur agronome et docteur ès sciences de l'Université de Reims. Il s'est quant à lui intéressé au projet car il résidait dans la région. Il a épluché les 4 000 pages de deux rapports techniques publiés par l'Andra, en 2005 et en 2009. Il assure avoir alors détecté des différences entre le contenu de ces documents et la communication du laboratoire. La principale faille qu'il a soulevée concerne la production d'hydrogène dans l'installation.

« La roche est saturée en eau. Les rayonnements radioactifs importants induisent un processus qui produit de l'hydrogène et des éléments oxydants qui vont attaquer les métaux. Or, l'installation est constituée de béton et de structures métalliques importantes. La corrosion des métaux va aussi créer de l'hydrogène. Dans un environnement souterrain, il faut évacuer cet hydrogène qui peut provoquer des incendies ou des explosions », explique Bertrand Thuillier.

Deux puits d'évacuation ont ainsi été prévus par l'Andra. « L'évacuation va être très importante, quotidiennement », continue Bertrand Thuillier. « En plus de l'hydrogène, il y aura forcément des gaz radioactifs et des poussières rejetés par les puits. » Pour lui, le projet n'est pas viable. « Ce sont des éléments de structure du projet. À moins de changer la matrice, je ne vois pas comment faire. »

L'Andra reconnaît le problème du dégagement d'hydrogène, qui a été un paramètre pris en compte selon elle. Toutes les galeries seront ainsi ventilées, pour éviter d'atteindre le seuil critique des 4 pour cent de concentration d'hydrogène. Dans le pire des scénarios, si une déflagration avait lieu dans une alvéole, les scientifiques de l'agence assurent que quelques colis seraient déplacés, sans mettre en péril le stockage. Concernant les rejets de gaz radioactifs, ils ne seront pas dangereux selon l'Andra car ils respecteront la limite des normes autorisées.

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Vue sur le laboratoire de l'Andra (Solenn Sugier / VICE News)

À la sortie du laboratoire, le soleil est éblouissant. Tout autour des locaux de l'Andra, des champs à perte de vue. Rien ne laisse entrevoir le réseau de galeries qui s'étend sous le sol. À quelques kilomètres de là, des opposants au projet ont installé leur QG, la « Maison de la résistance à la poubelle nucléaire de Bure ».


Retrouvez la suite de ce reportage demain : Épisode #2 : En surface, la résistance s'organise

Tous les épisodes sont à retrouver ici : DANS LE VENTRE NUCLÉAIRE DE BURE


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