À la fin de l'année 1943, l'Europe est à bout de souffle. La Seconde Guerre mondiale dévaste presque tout le continent, et pour les Européens, l'époque des loisirs et du bon temps n'est qu'un lointain souvenir. Tout tourne autour du conflit qui a paralysé les grands événements sportifs mondiaux comme le Mondial de foot, les Jeux olympiques ou encore l'événement que tous les fans de cyclisme attendaient patiemment tous les étés depuis le début du XXème siècle : le Tour de France. Ces grands rassemblements étaient suspendus jusqu'à la fin des hostilités. Les routes qui, quelques années plus tôt, avaient été le théâtre d'exploits héroïques en deux-roues, avaient troqué les vélos pour des véhicules d'artillerie.
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À l'inverse de beaucoup de sportifs de haut niveau qui finirent par prendre les armes, l'Italien Gino Bartali, le grand cycliste de l'époque, pédalait, visiblement tranquillement, sur les routes qui reliaient sa Toscane natale à l'Ombrie voisine. L'athlète évitait les grandes artères et prenait une route bien précise, celle qui séparait Florence du Monastère d'Assise. Une route qu'il pratiquait étrangement souvent.
Il était impensable que Bartali soit appelé au front : c'était l'un des derniers gagnants du Tour de France, un vrai héros national et surtout un objet de propagande pour le Duce qui, aveuglé par son délire suprémaciste, exhibait sa vedette du cyclisme comme un trophée dont le peuple italien devait se sentir fier. Bartali a généralement été considéré comme un sportif emblématique du fascisme, et pourtant, lorsqu'il a gagné son premier Tour de France en 1938, l'athlète a refusé de dédier cette victoire si courageuse à Mussolini, quelque chose que peu osaient faire à l'époque. C'est dire à quel point Bartali était grand et important dans le monde du sport.Aux yeux de tout le monde, de la police et de l'armée, Bartali s'entraînait simplement pour garder la forme pendant que la guerre avait lieu, mais la réalité était toute autre : le cycliste faisait partie d'un réseau secret qui sauvera des centaines de vies.Le cerveau de l'opération est l'évêque Ellia Dalla Costa, qui a mis au point un plan pour aider le plus grand nombre de juifs possible. Persécutés en territoire allemand peu après l'ascension d'Hitler au pouvoir, la judéophobie se concrétise en novembre 1943, lorsque Mussolini exige l'arrestation de tous les juifs qui résident en Italie, quelle que soit leur nationalité.Un an plus tard, le gouvernement allemand se chargera de les répartir dans ses tristement célèbres camps de concentration. Afin de mener son plan à exécution, Dalla Costa collabore avec un imprimeur de confiance qui lui réalise de faux papiers d'identité pour les personnes menacées. Mais il a également besoin de quelqu'un pour les transporter, et c'est là que Gino Bartali entre en jeu.
À vélo, direction Assise
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Après une réunion au cours de laquelle l'évêque explique la situation au cycliste, Bartali accepte la proposition. Pendant presqu'un an, le cycliste effectue chaque semaine les 175 kilomètres qui séparent son foyer du monastère d'Assise où le sportif dépose les faux documents pour qu'ils soient distribués. Gino les cache dans le cadre métallique creux de son vélo. Il rencontre plusieurs fois des contrôles de police, italiens comme allemands, mais qui soupçonnerait un héros national ? Les agents qui tombent sur Bartali le reconnaissent et le saluent avec le plus grand respect. Il est alors l'un des hommes les plus célèbres d'Italie.
Le journaliste Franc Lluis, auteur de Gino Bartali : L'homme de fer, raconte à VICE Sports que le cycliste risquait sa vie à chaque voyage et que « s'il avait été découvert, il aurait été arrêté, incarcéré et probablement tué, lui et sa famille ». La grande question est : pourquoi un sportif avec une vie toute tracée comme la sienne a-t-il pris de si gros risques ? L'hypothèse de Lluis est que Bartali « pensait que c'était ce qu'il avait à faire, et était avant tout un homme bon. » Il se rappelle que le fait que ce soit l'évêque de Florence, Elia Dalla Costa, un de « ses amis les plus proches », qui le lui demande, a été décisif.Le cycliste effectuera son itinéraire hebdomadaire presque jusqu'à la fin de l'ère Mussolini, qui s'est achevée en 1945. On estime que ses allers-retours en Toscane ont aidé à sauver la vie de quelques 800 juifs italiens.
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Un cycliste de légende
En 1935, et à seulement 22 ans, Bartali commence à courir dans des épreuves de haut niveau. C'est au Pays Basque qu'il s'introduit parmi les grands en gagnant au classement général, en plus de trois étapes de la boucle locale remportées quelques mois avant que la Guerre Civile espagnole n'éclate. Cette même année, il finira en tête du Championnat national d'Italie de cyclisme et créera la surprise en remportant une étape du Giro.
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Le jeune prodige avait explosé et, entre 1936 et 1942, il gagne un Tour de France, deux Giro et plusieurs 'monuments' comme la course Milan-San Remo ou trois éditions du Giro de Lombardie. La Seconde Guerre mondiale coupe court à sa carrière à 28 ans, alors qu'il est au sommet de sa forme.À la fin du conflit, Bartali reprendra la compétition. Et vous savez quoi ? Il sera de nouveau le roi de la route, gagnant son second Tour de France après que ce dernier ait été réinstauré en 1947, et un autre Giro. Dix ans se sont écoulés entre sa première et sa dernière victoire du tour français, un exploit que personne n'a su réitérer jusqu'à aujourd'hui et qui le place parmi les plus grandes légendes de ce sport.Le Basque Joseba Beloki, trois fois sur le podium du Tour de France et un des meilleurs cyclistes espagnols de ces vingts dernières années, confie à VICE Sports que Bartali est l'un de ces élus qui attire des adeptes à la cause. « Il n'y a pas de meilleure histoire que la sienne pour se passionner pour le cyclisme ». Interrogé sur les différences entre les compétitions des années quarante et celles d'aujourd'hui, Beloki pense qu'on est passé de « la survie, l'aventure et l'inconscience au marketing. Tout a radicalement changé ».