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À bord du train de la deuxième chance

J'ai passé une nuit dans le train Milan-Paris qui transporte des milliers de migrants chaque année.

Pendant des mois, la mezzanine de la gare centrale de Milan a servi de salle d'attente pour les réfugiés ayant survécu à la noyade pendant leur passage depuis la Libye – à travers des eaux traîtres responsables de 75 % des morts de migrants dans le monde. Pour beaucoup, la gare était devenue une sorte d'entre-deux, des limbes entre leurs vies passées et celles rêvées.

Récemment, après un excès d'arrivants et un durcissement aux niveaux des frontières italiennes, la mezzanine a été vidée et de nouveaux espaces ont été ouverts pour aider les migrants. Ce papier a été écrit juste avant et raconte le voyage de ces migrants de la gare de Milan jusqu'aux rues de Paris.

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Le train de nuit Thello de Venise à Paris (via Milan) a été mis en route en janvier 2012, avec pour objectif de « permettre aux passagers de redécouvrir les plaisirs du voyage de nuit ». Pour un prix de base de 35 €, on peut manger, boire, et partager une cabine de couchage avec cinq autres passagers à travers le continent.

Depuis son premier voyage, le train a transporté près de 900 000 personnes entre l'Italie et la France, et parce qu'il relie deux pays aux importantes populations étrangères, il a gagné une certaine réputation ; il est devenu le rayon d'espoir des réfugiés qui tentent de refaire leur vie en Europe. Pas étonnant que certains l'appellent « le train de la seconde chance ».

J'ai décidé de prendre ce train et de vivre ce voyage moi-même.

Muhammad

Dès mon arrivée à la gare centrale de Milan, j'ai rencontré un homme du nom de Muhammad. Il venait d'arriver en Italie, quatre jours auparavant. Il avait passé l'hiver sur la côte libyenne, en attendant que les vagues méditerranéennes se calment. Il avait ensuite payé un passeur 800 € pour embarquer sur un bateau loin de là-bas. Il m'a expliqué qu'il avait été si terrifié qu'il avait fumé cinq paquets de cigarettes les dix premières heures de son trajet.

Il avait passé ses deux premières nuits sur le continent dans un camp de réfugiés en Sicile, et sa troisième sur le sol de la gare de Milan. La mezzanine qui surplombe les sorties de l'édifice était devenue un point de rassemblement pour les réfugiés qui attendaient d'embarquer pour la dernière partie de leur exode, à bord d'un train vers le nord. Muhammad sortait et revenait dans la gare, traînant sa valise à roulettes derrière lui. Il était trop nerveux pour dormir, mais trop fatigué pour se divertir. Il n'arrêtait pas revenir et de poser des questions sur l'heure du départ, le prix des tickets, ou pour voir si des nouveaux réfugiés étaient arrivés.

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Le week-end précédent mon départ, 7 000 migrants avaient été sauvés en mer Méditerranée alors qu'ils faisaient route sur des bateaux de fortunes de la Libye à l'Italie. Je me demandais si certains d'entre eux étaient présents dans la gare au même moment que moi.

En général, les réfugiés restent à la gare entre quelques heures et quelques jours – tout dépend de leur porte-monnaie, ou de leur capacité à le remplir rapidement. Chaque matin, des bénévoles de SOS ERM – une association d'aide aux migrants – viennent avec du thé et des biscuits. Ils donnent également des conseils sur où aller et comment.

Un des bénévoles, Susy Iovieno, m'a expliqué que le système d'aide sociale italien était « quasi inexistant pour les réfugiés », et que bien que des camps existaient partout dans le pays, le manque de travail, d'opportunités et de véritable intégration avaient fait de l'Italie une simple étape dans le parcours de ces désespérés. S'ils restaient, ils se retrouvaient souvent happés par le crime organisé.

« Je leur dis d'aller à Munich », a continué Iovieno. « Beaucoup veulent tenter la Suisse, mais ils risquent de finir dans village reculé et froid dans les montagnes. Ils veulent aussi aller en France et en Suède. Vous savez, c'est beaucoup moins cher d'aller à Munich. Le trajet est court et si on vous renvoie, le ticket coûte tellement rien qu'on peut presque retenter ».

Sur la télévision de la gare, on a appris aux infos que 700 personnes étaient mortes noyées en traversant la Méditerranée ce matin. Un homme m'a montré sur son téléphone une vidéo filmée pendant son voyage en bateau depuis la Libye vers Lampedusa. Le ponton en bois du navire était rempli d'hommes, qui ne portaient pas tous des gilets de sauvetage. Leur regard semblait dire qu'ils avaient abandonné le contrôle de leur vie sans trop savoir s'ils survivraient. J'ai reconnu ce même regard sur les visages de beaucoup de personnes dans la gare, et sur ceux qui montaient nerveusement dans le train.

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Au crépuscule, le train s'apprêtait à partir. Il était difficile de déterminer qui montait à bord du Thello, et encore plus de dire pourquoi. Alors que nous partions de la gare, je me suis rendu compte que le train était le meilleur moyen de voyager en conservant son anonymat – les rames sont pleines de recoins sombres pour se cacher, qui n'existent pas dans un avion.

Une demi-heure plus tard, les stewards ont commencé à faire le tour des couchettes. Ils marchaient par paire – un qui attendait le couloir pour vérifier les sorties et l'autre qui contrôlait les passeports. Environ une heure après, à Domodossola, les douaniers et la police des frontières sont montés à bord. Ils ont pris des couchettes « au hasard » et posé des questions aux gens, sur leur provenance, leur destination, leur langue. Ils ont commencé à ouvrir les sacs des passagers dans le hall.

J'avais entendu quelques histoires, comme l'été dernier, où une Syrienne enceinte qui voyageait avec son mari et un groupe de réfugiés avait du être escortée hors du train. Ils l'avaient mise dans un train pour Milan, dans lequel elle avait commencé à saigner. Le temps d'arriver à la gare, elle avait fait une fausse couche.

J'ai aperçu un homme que j'avais déjà vu sur la mezzanine s'accrocher aux stewards, pour tenter d'expliquer la police avait pris sa femme et son enfant et qu'il ne les retrouvait plus dans le train. Ils lui ont demandé de s'asseoir et lui ont expliqué qu'il n'était pas autorisé à se lever pour les chercher. Il est resté assis, l'air inquiet.

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J'ai remarqué que peu de personnes se parlaient à bord. C'est comme si la promiscuité avec des inconnus rendait timide. Comme si le fait de donner le moins de détails possible sur nos vies privées rendaient nos différences moins visibles.

Un homme marocain était assis non loin de moi, et fixait ses mains depuis une heure. Nos regards sont croisés et il a commencé à me demander de l'argent pour payer un ticket : « J'essaie de m'enfuir », m'a-t-il dit. « Je ne veux plus vendre de cocaïne ». Je me suis excusé et expliquant que je n'avais pas d'argent à lui donner. Il n'a pas fallu longtemps avant que la sécurité ne l'escorte dehors à la frontière suisse.

Vers 2h du matin, je fatiguais un peu. Le train était quelque part après la frontière italo-suisse, vers le plat pays français près de Dijon, avant de tourner vers Paris. Je me suis dit qu'il était temps de me retirer dans ma couchette et de dormir. La couchette « pour six personnes » a trois lits superposés à chaque mur. Les bagages sont rangés en dessous des lits ou sous le plafond. L'aile centrale est si exigüe qu'on est littéralement à quelques centimètres de son voisin. J'ai grimpé en silence, pour ne pas réveiller les autres, et je me suis retrouvé nez-à-nez avec quelqu'un dans mon lit.

Je suis resté là à regarder la personne qui dormait dans mon lit, en me demandant si je devais la réveiller pour lui dire de partir, quand soudain, quelqu'un a crié un peu plus loin dans le train. La femme dans mon lit s'est réveillée en sursaut. Elle tenait fermement un sac abîmé près de son ventre. Elle m'a regardé longuement, les yeux écarquillés – elle était clairement terrifiée. Je n'ai même pas eu l'occasion de lui dire de se recoucher ; d'un mouvement, elle s'est relevée et précipitée derrière moi. Elle m'a poussé si brusquement que j'ai reculé jusqu'au couloir. Je l'ai regardée tâtonner dans le couloir pour atteindre l'autre couchette, passer la tête dedans un instant puis disparaître plus loin dans le train.

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Confus, j'ai pris sa place sous les draps. En m'allongeant, j'ai eu l'impression tenace d'être observé, et j'ai préféré sortir pour me balader un peu. Agité, je me suis promené jusqu'à la queue du train. Tout était calme, il n'y avait que des chariots vides. Mon téléphone a sonné : c'était Muhammad. On s'était donné nos numéros à Milan, et je lui avais dit qu'il pouvait m'appeler en cas de besoin. Il avait juste eu envie de m'envoyer une photo de nous deux. Je lui ai répondu de me dire quand il arriverait à Munich. Je me suis assis et me suis demandé ce qui était arrivé à la femme qui avait pris possession de mon lit. J'ai conclu que c'était sans doute une simple erreur.

Après être retourné à ma couchette, j'ai réussi à m'assoupir quelques heures avant de finalement m'endormir pour quelques minutes. Quand je me suis réveillé, pas sûr d'être reposé, c'était déjà le matin, et le train commençait à s'activer doucement.

On s'est arrêté en gare de Dijon. Ceux qui étaient réveillés ont eu la chance de sortir et de profiter du soleil pour calmer la claustrophobie et les articulations douloureuses. Mes vêtements avaient l'air moisis, mon haleine sentait mauvais, et tout ce à quoi je pensais était le bon bain que je me ferais couler en rentrant chez moi. Tout le monde avait l'air de s'ennuyer et d'être tendu – comme si l'excitation d'un voyage de 11h en train était passée. Les gens ont commencé à refaire surface pour le petit déjeuner : un jeune couple a pris les seuls sièges disponibles dans le wagon restaurant, et s'assirent à côté du type qui avait demandé des nouvelles de sa femme et de son enfant. Après quelques instants de retenue polie, ils ont sorti une carte de Paris et ont commencé à planifier leur séjour.

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Dès l'arrivée à Gare de Lyon, j'ai remarqué 15 policiers qui attendaient debout sur le quai. L'homme que j'avais déjà vu sur la mezzanine est sorti le premier, toujours sans femme et enfant. Il a été emmené dans un bureau où il allait attendre en silence qu'un train le ramène à son point de départ.

On ne saurait dire combien de personnes se font refouler à cette gare. Il n'y a pas de chiffres officiels, mais beaucoup d'histoires. En mars dernier, Le Parisien racontait notamment que 85 réfugiés syriens, dont 41 enfants, avaient été arrêtés à la sortie du train, avec un délai d'un mois pour quitter le pays. Ils ont dormi sur le sol pendant quelques jours avant d'essayer de rejoindre l'Allemagne pour se voir une nouvelle fois refoulés à la frontière et ramenés en France.

Un groupe de réfugiés éthiopiens – quatre femmes et deux hommes – m'ont interpellé. Je les ai reconnus de la gare de Milan. Ils étaient en train de s'embrasser et de rire devant la gare de Lyon. Je voulais leur dire à quel point j'étais heureux pour eux, mais je me suis ravisé à la dernière minute. Juste derrière eux, un kiosque criait la mort des 700 migrants en mer Méditerranée.

Mon portable a vibré – c'était Muhammad qui m'envoyait une photo de lui, le pouce levé. Il était bien arrivé à Munich.