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Etats-Unis

Gardiens de Guantánamo : le traumatisme invisible

Exclusif : Des documents montrent que des soldats déployés dans la prison souffrent de dépression et de stress post-traumatique.

Quelques semaines après avoir été déployée à Guantánamo comme infirmière, Nichole York, membre de la Marine américaine, a commencé à faire des cauchemars.

« J'étais attaquée par des détenus, » dit-elle à propos des rêves qu'elle a fait pendant son déploiement qui a duré 9 mois, en 2010. « Je faisais des cauchemars où les détenus m'attrapaient par les cheveux et me frappaient le crâne contre une porte en acier. »

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York s'est sentie totalement abandonnée. La peur habitait son quotidien. Pour faire face, elle s'est tournée vers l'alcool. Son cas est loin d'être unique parmi les 28 000 soldats qui ont servi dans la prison américaine, ouverte en 2002 dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ».

Entre 2008 et 2011, la force opérationnelle qui s'occupe du fonctionnement de la prison a secrètement évacué au moins 19 soldats à cause de « problèmes de santé comportementale », d'après une étude de l'Army Institute of Public Health, obtenue en exclusivité par VICE News.

Nichole York le jour où elle a été déployée à Guantanamo.

Cette étude, croisée avec deux rapports militaires internes sur la santé mentale des soldats et des interviews avec deux anciens gardes de Guantánamo, montre que les soldats déployés dans la prison ont souffert de problèmes psychologiques habituellement contractés sur les zones de guerre.

Le président Obama a déclaré qu'il espérait fermer la prison (située dans un coin de la base navale américaine qui surplombe la baie de Guantánamo, dans le sud-est de Cuba) avant la fin de son mandat. La prison a accueilli jusqu'à 779 détenus — aujourd'hui il en reste 60.

Pendant des années, des journalistes ont essayé de savoir si le personnel de Guantánamo souffrait de stress post-traumatique pendant et après leur déploiement sur l'île. L'armée n'a jamais fourni d'informations sur ce sujet, mais en 2010 l'Army Institute of Public Health a mené une étude sur la santé comportementale de son personnel, après l'évacuation de plusieurs soldats de la base. Un an plus tard, deux rapports ont été commandés. Les résultats, qui sont restés secrets jusqu'aujourd'hui, montrent que la santé mentale de soldats s'est détériorée pendant leur déploiement à Guantánamo.

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L'étude montre que sur les 1 422 soldats interrogés, 565 ont développé des problèmes de santé comportementale et présentaient des signes de stress post-traumatique — un trouble directement lié à leur déploiement à Guantánamo. Un cinquième des soldats sondés ont été considérés comme présentant « un haut risque [en termes de santé comportementale] ». En clair, près de 300 soldats avaient des pensées suicidaires ou un problème psychologique sérieux, comme de l'anxiété ou une dépression nécéssitant « une thérapie et/ou un traitement intensif ».

L'étude indique que l'armée américaine n'a pas examiné les soldats, pour savoir s'ils avaient des problèmes psychologiques, avant de les envoyer travailler avec les détenus. Malgré tout, l'étude précise que 75 pour cent des soldats sondés ne présentaient apparemment pas de problèmes de santé comportementale avant d'arriver à la base. De son côté, la marine américaine conduisait des tests psychologiques avant d'envoyer des soldats à Guantánamo.

Les soldats qui présentaient le plus de problèmes psychologiques sont ceux qui devaient être « exposés quotidiennement aux détenus », interagissant une heure par jour ou plus avec les détenus, note l'étude. Au sein de l'armée, des soldats qui ont travaillé en contact avec les détenus « présentaient plus d'idées suicidaires, de symptômes de grave dépression et de troubles du sommeil ». Dans la marine, les soldats impliqués dans les opérations liées aux détenus présentaient eux « plus de problèmes d'alcool, de comportement agressif ou de SPT [stress post-traumatique]. »

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40 pour cent du personnel sondé s'est adonné à « un niveau de consommation d'alcool particulièrement hasardeux, » et ce niveau était d'autant plus élevé chez les soldats qui étaient en contact direct avec les détenus. 44 pour cent des marines sondés ont indiqué que leur déploiement « a nui à leur relation avec leur épouse/mari » et qu'ils étaient particulièrement stressés par leurs services de 12 heures.

Les problèmes psychologiques décelés chez les soldats déployés — mis à part les problèmes d'alcool — sont semblables à ceux observés chez les soldats déployés dans les prisons américaines en Irak.

VICE News a reçu les rapports de l'United States Southern Command, qui chapeaute la force opérationnelle qui s'occupe de Guantánamo, trois ans après avoir engagé une procédure judiciaire au nom du Freedom of Information Act (FOIA).

On y apprend que le stress des soldats est notamment dû aux mauvaises conditions de vie à Guantánamo. Les soldats sont déployés en moyenne pour une durée de neuf mois. Les soldats avaient l'impression que les détenus avaient le droit à de meilleurs repas. 80 pour cent des soldats de l'armée estimaient qu'ils étaient moins bien traités que les détenus — un sentiment partagé par 60 pour cent des soldats de la marine. Les soldats se sont aussi plaints de leur incapacité de « réagir » aux abus physiques et verbaux des détenus. Leur manque de formation avec d'être déployés à Guantánamo a aussi contribué à leurs problèmes psychologiques selon les soldats.

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Andrew Turner, ancien officier de la marine, a servi à Guantánamo en 2009 et 2010. Turner et Nichole York faisaient partie de la Task Force Platinum, l'unité qui opérait dans le Camp 7, un camp top-secret où Khalid Sheikh Mohammed et 14 autres anciens détenus de la CIA étaient gardés. York et Turner ont indiqué qu'ils ne savaient rien du Camp 7 avant d'y être affectés. Ils n'ont reçu aucune formation spécifique pour apprendre à gérer des détenus de ce calibre.

Andrew Turner à Guantanamo au printemps 2010.

« On nous a appris à forcer des extractions de cellules, » explique Turner, aujourd'hui âgé de 43 ans. « On nous a appris à menoter les détenus de différentes manières. On a suivi quelques entraînements au combat, une variante des arts martiaux enseignée dans l'armée… J'ai eu l'impression d'être extrêmement vulnérable et aucunement préparé. »

VICE News a multiplié les demandes de réaction à l'armée, la marine et au Département de la Défense américain au cours des derniers mois. Les préposés à la communication nous ont dirigé vers le Capitaine John Filostrat, un porte-parole du camp de Guantánamo. En interrogeant Filostrat sur l'étude et les témoignages de York et Tuner, il a indiqué ne pas pouvoir répondre à nos questions, parce qu'il ne connaissait pas cette étude et n'était pas habilité à commenter l'expérience de soldats.

Turner et York se sont entretenus avec VICE News à propos de leur expérience à Guantánamo — espérant que leurs témoignages encouragent des soldats, qui sont passés par Guantánamo et qui souffrent de stress post-traumatique, à se faire soigner. Puisqu'ils ont travaillé dans un camp top-secret, York et Tuner ne peuvent évoquer les détenus qu'ils ont rencontrés. Aucun membre de la Task Force Platinum ne s'est jamais exprimé publiquement à propos de Camp 7.

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Au début, Turner pensait que son déploiement à Guantánamo serait une « sinécure », un boulot pas trop dur et bien payé. Et il n'était pas le seul à avoir cette impression. D'après l'étude, avant d'être envoyés à Guantánamo, 70 pour cent des soldats sondés pensaient que cette mission serait « moins stressante qu'un déploiement sur une zone de guerre. » Mais une fois arrivés sur place, seulement 40 pour cent avaient encore cette impression — et cette proportion passe à 25 pour cent pour les soldats qui travaillaient directement en contact avec les détenus.

York avait 20 ans quand elle a été déployée à Guantánamo en 2010. Quand elle est arrivée sur l'île et a découvert qu'elle allait travailler avec des détenus de haute importance — et qu'elle était la seule infirmière dans la Task Force Platinum — elle a fondu en larmes.

« On s'est rendu dans nos chambres, et je me suis aperçue que j'étais la seule fille, » dit-elle. « Je me suis assise là et j'ai gueulé pendant trois jours… Je me disais, putain mais où je suis et qu'est-ce qu'il va se passer ? Dans quel pétrin la marine m'a foutu ? »

Si son travail ne consistait pas en un combat physique, « mentalement et émotionnellement c'était une bataille. » Elle dit qu'elle fait encore des cauchemars dans lesquels des détenus l'attaquent.

Turner, en revanche, a été blessé physiquement pendant son déploiement. Deux semaines après son arrivée, sa main a été écrasée pendant une extraction forcée de cellule. Lui et ses collègues essayaient d'empêcher un détenu de se fracasser le crâne contre le sol en béton de sa cellule.

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« J'étais effrayé, et j'en fais encore des cauchemars, » explique Turner. « J'essayais de garder la peur à l'intérieur, au fond de moi. C'était le seul moyen de gérer cette situation. D'être deux fois plus fort que tout le monde, quand au fond de moi j'étais effrayé comme jamais… Vous ne saviez pas de quoi demain sera fait. 99 pour cent du temps on s'ennuyait, puis pendant un pour cent du temps, c'est de la folie pure. »

Turner ne peut plus se servir de sa main comme avant. Cette blessure a mis fin à sa carrière de militaire.

York et Turner ont passé à eux deux 15 mois à Guantánamo. Ils en sont repartis avec des cicatrices psychologiques profondes. Les docteurs du service des vétérans ont diagnostiqué chez eux un syndrome de stress post-traumatique.

« Chaque jour j'essaye de comprendre comment je vais me sentir, et ça craint, » dit Turner. « Je n'avais pas besoin de penser à ça avant. Je n'aime pas les foules — avant ça ne me posait aucun problème, mais maintenant ça déclenche chez moi des crises de panique. Les gros bruits et les lumières très lumineuses ont de mauvais effets sur moi. Toutes ces choses ne m'arrivaient pas avant mon passage à Guantánamo. »

York et Turner étaient au courant qu'une unité dédiée aux soldats avec des problèmes psychologiques était installée à Guantánamo. Mais se faire soigner là-bas n'était pas bien vu et n'était pas encouragé. Ils se sont seulement rendus compte que quelque chose n'allait pas chez eux quand ils sont rentrés aux États-Unis. Leurs époux et épouse les ont encouragés à se faire aider.

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Un porte-parole de Guantánamo a indiqué que tout le monde dans la force opérationnelle à Guantánamo pouvait se faire aider pour tout type de dépression ou de stress auprès de la Joint Stress Mitigation and Restoration Team.

L'étude recommandait que le Southern Command travaille en collaboration avec la force opérationnelle pour « réviser les entraînements prédéploiement afin qu'ils soient plus en phase avec la mission, mais aussi mieux préparer émotionnellement en mentalement ceux qui seront déployés à Guantánamo. »

De plus, l'étude recommandait l'examen de tous les soldats avant d'être déployés à Guantánamo, afin d'identifier tout risque. « Cela pourrait réduire le nombre de soldats évacués [de Guantánamo] pour des raisons de problèmes de santé comportementale, » précise l'étude.

Filostrat, le porte-parole de Guantánamo, n'a pas confirmé si ces recommandations avaient été mises en place.


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