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Sports

Skier sur la frontière vaste et enneigée du Kirghizistan c'est possible

Tout près de la Chine, cette ancienne république soviétique offre un ski pur et sauvage.
Photo by Pierre Augier

Hayat Tarikov connaît ces bois. L'homme de 49 ans a passé des décennies à cueillir, trier, et stocker des noix ici-même, dans le plus grand verger de noyers du monde, au Kirghizistan Central, officiellement appelé la République de Kirghizie. Pourtant, en 2004, il regarde au-delà des arbres, vers les montagnes qui constituent le paysage dominant de ce pays enclavé. Il attache alors deux skis en bois à ses pieds et commence à glisser, transformant ainsi son lieu de travail en lieu de sport d'hiver.

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Aujourd'hui, il serpente à travers la forêt, suivi de près par 15 élèves aux regards ébahis, les skis dans la remorque – c'est la première génération kirghize qui skie pour s'amuser. Après des années passées sur ses skis, à essuyer les moqueries de sa famille et de ses amis, incrédules, Takirov aide à fonder une communauté de skieurs grandissante au sein de son village d'Arslanbob. Ce qui pourrait propulser l'un des pays les plus pauvres du monde sur la scène internationale du sport d'hiver.

« Les gamins du coin sont nos futurs guides de ski, explique Tarikov. [Ces] sports d'hiver sont très importants pour apporter de nouvelles choses dans ce pays. ». Comme par exemple les capitaux étrangers et le virage nécessaire vers une économie basée sur le tourisme. Connu principalement pour ses noix, sa laine, son or, et ses gisements d'uranium, le Kirghizistan est, de plusieurs façons, une zone oubliée dans l'économie mondiale. En Asie centrale, il n'y a que le Tadjikistan qui soit plus pauvre selon la Banque Mondiale. Mais le ski est devenu l'activité clé pour attirer les investissements et les intérêts étrangers vers cette industrie touristique hivernale naissante.

Le Kirghizistan compte 158 chaînes de montagnes recouvrant 94% du territoire, ce qui représente environ la surface de l'Etat du Nebraska aux Etats-Unis. Des tempêtes glacées de Sibérie soufflent sur le lac Issuk Kul, le second lac alpin le plus large du monde, créant un microclimat similaire à celui de Salt Lake City. Il y a actuellement environ douze stations de ski majoritairement fréquentées par des touristes russes. C'est bien loin de ce que pourrait offrir le potentiel du Kirghizistan.

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Un cheval-remorque dans une forêt de noix. Photo de Pierre Augier

Le Kirghizistan a longtemps été un carrefour d'Asie centrale. La Route de la Soie traversait le pays et apportait son lot de commerces et de conquêtes dans ses hauts plateaux et vallées montagneuses. Les conquérants mongols, chinois et sibériens ont occupé puis quitté, successivement, la région pendant plusieurs siècles, ce qui a donné naissance à une société unique, quoique rapiécée, de chasseurs et gardiens de troupeaux nomades.

En 1936, l'Union Soviétique absorbe le pays en tant que République Socialiste Soviétique de Kirghizie et réunit plusieurs peuples kirghizes, d'ethnies différentes, sous un même drapeau. Bien que le Rideau de Fer fût mis à bas en 1991, les restes du régime soviétique continuent de hanter le paysage : des places de village arborant encore des statues grandeur nature de Staline et Lénine, les signalisations de la capitale Bishkek écrites en russe, et en haut des collines, des stations de ski.

Les Soviétiques ont été les premiers à tirer profit du potentiel alpin de la région en construisant des domaines skiables pendant les années 1970 et 1980. L'un deux, le Domaine de la Montagne Karakoln, a servi de terrain d'entraînement officiel pour l'équipe olympique soviétique pendant les années 1980.

Cependant, les Soviets n'ont jamais construit de magasins de ski ou d'autres infrastructures permettant d'alimenter le tourisme de sports d'hiver. Quand Tarikov a commencé à skier, il y a 10 ans, il a accumulé tout un arsenal de skis et de matériel sous le plancher de sa maison ; le seul moyen fiable d'avoir du matériel à Arslanbob c'est de passer par sa boutique officieuse. Pour les Kirghizes, dont l'héritage culturel comporte des jeux nomades tels que la lutte ou le ulak – sorte de polo mais qui se joue avec une chèvre morte plutôt qu'une balle – les stations de ski ne représentent que des sommets impeccablement entretenus sur leurs horizons montagneux. Dans un pays où la majorité gagne sa vie en travaillant la terre, le ski représente un cap économique que peu d'entre eux oseront passer. Ç'est pour beaucoup un sport hors d'atteinte.

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Kasidin Musaev est en train d'essayer de changer cela. Le jeune homme de 26 ans a grandi à l'ombre du domaine skiable de la Montagne Karakol. Son père était un cultivateur de pommes de terre à Maman, petit village de 200 familles, et il a appris à skier à l'école de guide russe dans la ville de Karakol. Cette ville de 67100 habitants, s'étendant sur la rive est du lac Issyk Kul, dans l'ombre des montagnes de Tian Shan au sud, est devenue la capitale du ski au Kirghizistan.

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En 2007, Musaev rencontre un groupe de skieurs norvégiens désireux d'explorer les contrées hors des pistes de la station, ce qui se fait rarement au Kirghizistan à l'époque. Après qu'il leur a montré les montagnes de la chaîne de Terskey Alatoo près de chez lui, ils lui ont donné sa première paire de skis de randonnée et lui ont ainsi ouvert un univers entier de possibilités.

« Le ski [de hors-piste] vous emmène en haut des montagnes, là où vous devez savoir parler leur langage », dit Musaev. Elles vous diront où skier, où grimper, où faire demi-tour – ça il faut le comprendre. Ces conversations avec la montagne, c'est ce qui me donne plaisir à skier. »

Cette passion l'a amené peu après à rencontrer l'américain Ryan Koupal lors d'une réception de Peace Corps à Karakol en 2011. L'année précédente, en 2012, Koupal et Ptor Spricenieks, un guide de montagne canadien, avaient créé dans le Terskey Alatoo, près de chez Musaev, une opération de séjours de ski, appelée 40 Tribes, dont le camp de base était constitué de yourtes.

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Musaev rejoint l'aventure en 2012.

« Après avoir rencontré Kas, je me suis immédiatement rendu compte qu'il partageait notre enthousiasme et qu'il pourrait beaucoup apporter à notre projet 40 Tribes , raconte Koupal, snowboardeur de randonnée et guide de montagne originaire du Colorado. On voyait bien qu'il s'insérait parfaitement dans notre mission et qu'il voulait passer sa vie dans les montagnes. »

Alors que des opérations similaires en Amérique du Nord et en Europe transportent leurs clients vers des luxueux pavillons montagnards ou des chalets cosy, 40 Tribes emmène ses hôtes au point de départ des randonnées dans un véhicule soviet UAZ-452 banalisé, à travers des routes accidentées. Nurbek, un homme du village, cuisine les repas qui vont du bortsch copieux à la soupe de nouilles de base, connue là-bas sous le nom de laghman. Les invités dorment dans des yourtes kirghizes traditionnelles.

Le ski, en revanche, est une aventure à part entière. 40 Tribes emmène ses skieurs dans des coins de nature complètement vierges de toute trace humaine. Le Kirghizistan, comme le dit Koupal, « ressemble au Colorado pour tout ce qui est des montagnes et de la couverture neigeuse, mais avec des terres inexplorées qui s'étendent jusqu'à la frontière chinoise ».

Le Français Arnaud Rougier fait du hors piste au Kirghizistan. Photo de Kade Krichko

Pour des habitants locaux comme Musaev et Tarikov, 40 Tribes représente plus que de la neige vierge. Dans le cas de Musaev, cultivateur de pommes de terre et père de trois enfants, l'afflux de touristes internationaux lui offre la possibilité de découvrir différentes cultures, différentes personnes et différents styles de vie. Cela lui offre aussi des opportunités économiques.

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« Il y a dix ans, ça faisait bizarre de croiser quelqu'un en train de se balader avec ses skis à Karakol, raconte Musaev. Maintenant les gens ont l'habitude de voir des étrangers pendant l'hiver, et tous les ans il y a de nouveaux magasins de ski et de nouvelles maisons d'hôtes qui ouvrent. »

Ce sont surtout les Européens qui partent à l'assaut des pics kirghizes. L'opportunité de pouvoir explorer ces contrées sauvages a attiré des skieurs français, autrichiens et scandinaves depuis que le pays a déclaré son indépendance de l'URSS en 1991.

« Au Kirghizistan, la taille des montagnes et le sentiment d'isolation peuvent être intimidants, explique Arnaud Rougier, un skieur professionnel de haute montagne qui a voyagé en Asie Centrale l'année dernière avec Faction Skis. Mais avoir l'occasion de skier sur de la poudreuse encore jamais foulée m'a donnée une autre point de vue sur ma façon de skier. »

Il y a également quelque chose de mystique dans le fait d'expérimenter le sport à ses débuts. C'est ce qui a attiré l'équipe de Faction au Kirghizistan.

« Les gamins marchent une heure avec tout leur matériel de ski sur le dos pour arriver sur une piste de ski qu'ils descendent toute la journée avec le sourire aux lèvres – ils ne se plaignent jamais, raconte Rougier. Je suis convaincu que le ski [au Kirghizistan] va se développer dans les années à venir… parce qu'on a croisé plein de gens très dévoués pour ce sport. »

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Des gens comme Tarikov. Malgré ses modestes moyens, ça fait maintenant cinq ans qu'il accueille des groupes européens, en collaboration avec la Kyrgyz Community Based Tourism Association, pour leur proposer du ski en hors-piste, mais aussi du patin sur glace, du ski tracté par cheval et des séjours chez l'habitant. Des associations européennes à but non lucratif se sont également jointes pour développer le sport : Faction et Gear4Guides, une organisation néerlandaise qui a récemment donné l'équivalent de plus de 1000 euros de matériel à Arslanbob.

Mais le développement interne du Kirghizistan reste lent. Les infrastructures du pays sont bien moins développées que celles de la plupart des stations de ski occidentales : les équipements sont dépassés, les routes sont mal entretenues, et il n'y a pas de règles de sécurité en montagne régulant ce secteur. Si un accident venait à se produire, on pourrait difficilement compter sur les services médicaux : Koupal exige de ses clients qu'ils souscrivent à une assurance pour les soins et l'évacuation, sachant que le centre de soins fiable le plus proche se trouve à sept heure de vol, à Dubaï.

Mais malgré ces contraintes, le groupe de pionniers kirghizes engagés construit petit à petit une communauté alpine, dans l'espoir que les prochaines générations continuent de développer le sport qu'ils aiment.

Pour ce faire, Musaev a déjà familiarisé son fils de six ans avec les pistes de ski. Après une après-midi à slalomer sur les piste, son fils se jette dans ses bras pour l'embrasser.

« Voilà ce que tous les hommes devraient pouvoir faire », dit-il avec un large sourire.