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reportage

Le rallye d’Asie centrale a été le pire voyage de ma vie

Le policier en face de moi ajuste la sangle de sa Kalachnikov et je pense au refrain de Withnail : « Nous sommes partis en vacances par erreur. »

Alors que le policier en face de moi ajuste la sangle de sa Kalachnikov, je ne peux m’empêcher de penser au refrain de Withnail : « Nous sommes partis en vacances par erreur. » Seulement, je ne suis pas un alcoolique à moitié fou, fouetté par la pluie battante dans le comté de Cumbrie. Je me tiens sur le bas-côté d’une route très fréquentée de Vladikavkaz, en Ossétie du Nord, à environ 80 km de la frontière russo-géorgienne, parce que l’itinéraire original du premier Rallye d’Asie Centrale (un rallye automobile de 8 000 km reliant Budapest au Tadjikistan) a été modifié : l’entrée en Ukraine nous ayant été refusée, on a dû prévoir un gigantesque détour par les côtes de la mer Noire.

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Depuis que nous avons été bloqués à la frontière ukrainienne, quatre jours auparavant, Gabor et Attilla, mes deux copilotes hongrois et moi-même, n’avons grappillé que 11 heures de sommeil et roulé 3 000 bornes. Là, j’essaie vainement de communiquer avec un représentant de la loi pendant que son collègue fait monter Gabor dans sa voiture de police. Nous sommes en Russie depuis une heure. Le ciel est sombre et l’humidité imprègne la ville polluée comme un duvet moite et collant.

La police nous a arrêtés parce que Gabor n’avait pas mis sa ceinture de sécurité. Le flic tend une grosse main potelée en demandant à voir mon passeport. Il a entre 45 et 60 ans, impossible de deviner plus précisément. Sa peau est graveleuse et son nez a été transformé par l’alcool en une masse informe, cancéreuse. Ses yeux froids scannent mes papiers. Des voitures défilent à toute allure en continu.

« Ingouliche ? » demande-t-il.

« Écossais », je réponds, sans connaître le mot en russe. (J’ai une mère anglaise et un père écossais mais dans tous les pays étrangers que je visite, je mets en avant ma lignée paternelle. Les gens n’associent pas systématiquement l’Écosse au Royaume-Uni. Mais ils connaissent et apprécient le film Braveheart.

« Ingouliche ? » s’impatiente-t-il.

OK. C’est presque ça. « Da », je réponds.

Il considère ma réponse une seconde, fronce les yeux et compare mon visage mécontent, dégoulinant de sueur, avec la photo sur le passeport. Il relève la tête, se pointe du doigt et dit « Manchester United », avant de pointer mon torse de son index grassouillet. « Liverpool », je réponds, espérant que, comme la majorité des fans de Manchester, il est un peu plus qu’un supporter de vainqueurs.

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À ça, il se penche en arrière et explose d’un fou rire sonore. Nous avons communiqué. Puis : « Liverpoule – Vladikavkaz… » Il fronce les sourcils, incertain de la manière dont il doit procéder. Il se tourne vers notre Nissan Vanette, la machine maléfique responsable de notre présence ici. Il trace le nombre « 1995 » sur le capot crasseux de l’auto. Il me regarde à nouveau et répète : « Liverpoule – Vladikavkaz…

– Oh, Liverpool est venu ici et a joué contre Vladikavkaz en 1995 ?

– Da ! Da da », répond-il, au moins aussi content que moi.

Quelques heures plus tard – après avoir versé les pots-de-vin de rigueur et nous être réapprovisionnés –, nous repartons en direction du nord, dans l’espoir d’atteindre enfin la ville frontalière d’Astrakhan, d’où nous passerons au Kazakhstan. Devant nous, une intersection en T nous offre le diable et la mer bleue et profonde : à droite, Grozny, à gauche, Beslan.

Si vous additionnez tous les morts de Dunblane, de Columbine, de l’île d’Utoya et de Sandy Hook et que vous multipliez ce nombre par trois, vous n’aurez toujours pas le nombre de personnes décédées ici en 2004, quand la prise d’otages de l’école numéro 1 de Beslan a tourné au désastre. Après trois jours de confrontation entre les séparatistes tchétchènes et l’armée russe, les chars d’assaut ont débarqué. Quand la poussière s’est dissipée, 385 cadavres jonchaient le sol. 186 d’entre eux appartenaient à des enfants.

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Nous avons pris à droite en direction de Grozny, la capitale de la Tchétchénie, où les morts se comptent par milliers. Principal champ de bataille de la première et de la seconde guerre de Tchétchénie, Grozny a connu l’enfer durant ces vingt dernières années et le simple fait de prononcer son nom évoque la mort à échelle industrielle. Pour inquiéter leurs proches rentrés en Hongrie, mes copilotes s’arrêtent à l’entrée de la ville pour une séance photo devant un imposant signe en écriture cyrillique qui se lit « Grozny ». Soudain, Gabor s’arrête et ramasse un objet au sol : il s’agit d’une douille de 9 mm. Le sol en est jonché, ainsi que de cartouches de fusils de chasse et de chargeurs de AK-47 vides.

La demi-heure qui suit est sans doute l’une des plus angoissantes de ma vie. Alors que nous pénétrons dans la ville, notre GPS tombe en panne, nous forçant à nous fier à notre instinct pour en sortir. Mais même si je m’enfonce dans mon siège, angoissé d’attirer l’attention avec mes cheveux blonds comme les blés et mes yeux bleus, je ne peux pas m’empêcher de penser : Grozny n’est pas si mal que ça. Quand nous atteignons le centre-ville, je me dis qu’il ressemble étrangement à Dubaï – des appartements luxueux et des panneaux annonçant des projets immobiliers atteints de la folie des grandeurs.

« Ha ! Ils les ont achetés ! » s’exclame Attila depuis le siège conducteur. Je demande de quoi il parle.

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« Les Tchétchènes sont complètement fous, mec : tous les dix ans environ, ils sont prêts à se soulever, mais à chaque fois on a l’impression qu’ils se laissent calmer contre de l’argent. » L’atmosphère est tranquille, assez pour qu’Attila s’arrête près de la mosquée Akhmad Kadyrov, très voyante. Gabor saute hors de la voiture et prend des photos ; Attila s’allume une cigarette. Je reste collé à mon siège, mais en peu de temps des habitants s’approchent pour contempler les autocollants du rallye qui couvrent la Nissan. Ils me demandent de sortir. Ils insistent.

Je suis accueilli par deux hommes en djellaba ; l’un a la main posée sur la hanche et ses yeux verts jaunâtres me fixent, le visage grêlé par des cicatrices d’acné. Mais c’est son ami qui m’inquiète. Environ 1 m 90, la poitrine musclée et gonflée, sa puissante mâchoire fournie d’une barbe épaisse et impénétrable – un nid idéal pour une rangée de dents en or. Si vous essayez de cogner cette mâchoire, aucun doute que vous y laisserez le poing. Impossible de ne pas imaginer ce joyeux fils de pute sur un toit, un AK-47 dans chaque main, mitraillant gaiement l’arrivée des troupes russes.

Quelque chose me dit que ces mecs ne comprendraient pas ma référence à Withnail & I, je fais donc de mon mieux pour leur expliquer que l’on n’est pas là exprès.

Nous repartons. Grozny est presque derrière nous quand la police nous arrête encore une fois, à une sorte de péage de fortune. Les gens font la queue pour jeter de l’argent dans une cahute où un gros bonhomme en uniforme accorde le passage. Attila parvient à négocier notre péage pour 300 roubles – à peu près 10 euros.

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Alors qu’Attila cherche l’argent, une voiture de luxe, vitres teintées, passe le checkpoint dans un panache de fumée. La plupart des gens ne semblent pas surpris, mais un des policiers fait exception, secouant ses mains en l’air en signe de protestation.

La voiture s’arrête et un petit homme furieux en costume bondit de la banquette arrière, excédé. Son visage vire au violet à mesure qu’il hurle sur les policiers, les insultant copieusement. Son garde du corps sort de la voiture et se place entre les cris de ce petit gangster et l’agent fautif. Ma main tâtonne pour trouver mon appareil photo mais je reviens à la réalité – mes couilles ne sont pas assez grosses pour que je me risque à prendre des photos.

Le garde du corps ressemble à un gladiateur – un tueur professionnel. Son cou hideux et veineux ressort de son corps énorme, comme une souche d’arbre sur une colline. Ses mains tentent de séparer les deux hommes. Je ne sais pas trop qui il essaie de sauver. Heureusement, le policier recule et un instant plus tard, la voiture dévale la piste poussiéreuse en direction de Grozny.

Prochain arrêt, le Daghestan, une République abandonnée de Dieu qui longe la mer Caspienne. Les policiers ne sont pas moins corrompus ici – au cours des cinq prochaines heures, nous allons nous faire arrêter cinq fois par des agents désireux d’arrondir leurs revenus. Nous en payons trois, dont un imbécile particulièrement ivre qui accepte de nous laisser partir en échange d'une monnaie étrangère pour sa femme, une collectionneuse – apparemment.

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Nous nous dirigeons vers Astrakhan et les checkpoints se font de plus en plus rares, jusqu’à disparaître. À ce moment, la pression retombe et laisse place à l’épuisement. Attila s’écroule sur la banquette arrière et s’endort en position fœtale. Gabor prend le volant, moi à sa droite, essayant de le tenir éveillé. Mais nous avons roulé tellement longtemps et dormi si peu que, plusieurs fois, je m’endors au milieu d’une phrase et me réveille en parlant d’autre chose. Finalement, je renonce et laisse ma tête cogner mollement contre la fenêtre.

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis K.O. quand la voiture quitte la route mais, instantanément, je pense que Gabor s’est endormi et que nous nous sommes crashés. Attila est projeté de la banquette sur le sol du van. Il y a beaucoup de jurons.

À moitié conscients, il nous faut un long moment avant d’accepter notre situation : le goudron est fini et la route vers Astrakhan se fera maintenant sur un chemin de terre, nous obligeant à réduire notre vitesse de moitié. Quand nous redémarrons, le moral dans le van est incroyablement bas.

Après quelques heures de bosses, quelque chose dans mon cerveau lâche et je commence à halluciner. Alors que les lumières de la Nissan attrapent des monticules de poussière, je vois des animaux terrifiants traverser notre chemin. Des loups démembrés courent devant nous, un serpent géant disparaît sous nos roues. J’ouvre la bouche pour mentionner ces fantômes à Gabor mais il dit : « C’est un cauchemar éveillé », relevant le pied de l’accélérateur et laissant le van s’enfoncer doucement dans un monticule de sable. « Je ne peux pas continuer », dit-il.

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C’est la fatigue qui provoque ces hallucinations, et je suis dans un état qui ne me permet pas de conduire. Heureusement, Attila a une volonté de fer. Durant les trois heures qui suivent, sa conduite prend une dimension herculéenne – précise et confiante, comme si le rallye venait juste de commencer. Finalement, le soleil s’évanouit derrière l’horizon et quelque part au loin, on aperçoit la couche de pollution qui nimbe Astrakhan.

La ville enjambe une partie du delta de la Volga et partage une frontière avec le Kazakhstan, à l’est. Notre porte de sortie de cette Russie infernale. Ici, c’est la fin de l’Europe. C’est aussi le McDonald, entre ici et le Pakistan. Nous roulons depuis 21 heures quand nous arrêtons le van dans un parking de la ville, prêts à tuer pour du café et gratter la poussière de nos yeux.

Debout dans la file d’attente, le corps endolori, l’esprit brisé, je me sens à un souffle de la rupture. Alors que j’arrive au comptoir, une gérante de magasin à l’air sévère me salue. Je réponds mais je la regarde avec des yeux noirs, comme si elle voulait se battre. Au lieu de rencontrer son regard intimidant, je suis attiré plus bas, sur son chemiser prêt à rompre sous la pression de ses deux seins de fer. Elle s’éclipse, laissant place à un de ses jeunes employés qui ne peut pas non plus s’empêcher de jeter un coup d’œil à ces monstres. Il doit aimer ces choses-là.

Je me mets à rire. Un moment de soulagement dans ce qui a été le pire voyage de ma vie.

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