Les sniffeurs de colle de l'Apple Store

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reportage

Les sniffeurs de colle de l'Apple Store

À Barcelone, des dizaines de gamins sans-papiers passent leurs journées à inhaler des vapeurs de glu.

Une pomme immense illumine la nuit barcelonaise. Depuis son ouverture en 2012, l'Apple Store situé dans l'un des coins de la Plaza Catalunya accueille des milliers de geeks et d'amoureux de gadgets technologiques hors de prix. Dans ce temple laïque, au sein duquel des jeunes dévots vibrent à l'annonce de nouveaux téléphones sophistiqués, il n'est que rarement question d'inclusion sociale, de disparités économiques et encore moins de lutte des classes.

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Ce microcosme consumériste fait pourtant face à une menace à laquelle il ne s'était pas préparé. Depuis un certain temps, chaque fin de semaine, entre 20 et 40 adolescents se réunissent aux alentours du magasin, dans un étonnant cocktail de testostérone, de vapeurs de joints et de drogues diverses, le tout devant le regard incrédule des touristes et de la police municipale, totalement impuissante.

Eux, ce sont les « gamins de la colle », comme certains les appellent. Parmi ces jeunes, quelques-uns inhalent en effet des dissolvants et de la colle industrielle. Tous ont été déclarés « ennemis publics numéro un » par la marque à la pomme, peu désireuse de voir ses clients cohabiter avec des gamins qui passent leurs week-ends à traîner devant la boutique pour choper un peu de Wi-fi. En effet, quoi de plus dérangeant pour un consommateur intempestif que de voir des adolescents sans le sou en train de sniffer de la colle pendant qu'il achète son nouvel iPhone ?

« Les vendredis et samedis, de nombreuses bagarres éclatent, surtout quand les jeunes ont sniffé trop de colle », me précise un des gars de la sécurité du magasin, qui connaît sur le bout des doigts tous ces jeunes – qui n'ont pas accès à l'intérieur de l'Apple Store. « Ils n'hésitent pas à emmerder les clients, surtout les plus jeunes. Et puis, bien sûr, ils salissent complètement nos devantures. »

Entre cette sécurité privée, la police municipale et ces jeunes s'est instauré un jeu du chat et de la souris incessant. Très souvent mineurs et sans-papiers, ces ados s'adaptent aux nouveaux dispositifs mis en place par les autorités, qui cherchent avant tout à les rendre invisibles.

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Bien évidemment, une telle attitude n'aboutit qu'au déplacement du problème. Lorsqu'ils sont chassés de la Plaza Catalunya, ces jeunes échouent dans le centre-ville. Selon les médias locaux, ces gamins de la colle ont entre 12 et 18 ans et viennent surtout du Maghreb – principalement d'Algérie et du Maroc. En théorie, après avoir traversé illégalement la frontière en se dissimulant sous les châssis de camions embarquant à Ceuta et Melilla, ces mineurs sont censés être scolarisés et être pris en charge par un service spécifique de l'État espagnol. En réalité, 10 % de ces jeunes quittent les centres d'accueil et préfèrent traîner dans les rues. Au programme : un peu de mendicité, quelques larcins, des voisins dérangés et de la colle inhalée.

« L'inhalation des vapeurs de colle entraîne une euphorie instantanée qui laisse penser que tout va bien, alors qu'un tel produit peut entraîner de sévères dommages neuronaux voire la mort », rappelle le docteur Ana Adan, professeure à l'université de Barcelone.

C'est cette défonce rapide et peu chère qui pousse ces jeunes à consommer encore et toujours de la colle, malgré les effets immédiats sur leur organisme et leur mise au ban de la société. Comme le précise le docteur Adan, la colle, « hautement addictive » et « très facile d'accès », peut entraîner « de graves brûlures au niveau des voies respiratoires » ainsi que des « dommages irréversibles sur le système nerveux et cognitif de ces mineurs ». Cette spécialiste reconnaît l'ampleur de la tâche qui attend les autorités, si celles-ci souhaitent prendre en charge les traitements. « Le seul moyen de traiter une addiction comme celle-là est d'accompagner ces jeunes pendant des années, après les avoir convaincus de passer plusieurs mois dans une clinique spécialisée. »

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Antonia Salazar est légèrement plus optimiste. Coordinatrice d'une association dédiée aux jeunes marginaux, elle critique une croyance largement partagée à Barcelone qui veut que tous les mineurs marocains soient des sniffeurs de colle. Mme Salazar a mis en place un programme de réinsertion à destination de ces jeunes marocains. Certains ont désormais accès à des cours de langue, à des conseillers d'orientation et à une aide juridique.

Mireia Escobar donne un coup de main quand elle le peut. Cette éducatrice déplore la situation dramatique de ces adolescents, qui passent l'hiver dans la rue, totalement démunis. « J'accompagne des jeunes qui dorment sur des matelas en plein milieu d'une rue, dans le froid, dit-elle. Ils se lèvent tous les matins pour venir en classe. Un tel effort n'est jamais évoqué – on préfère parler d'eux quand ils sniffent de la colle. » Mme Escobar ne manque pas d'évoquer le problème qui se pose lorsque ces jeunes atteignent la majorité. « Quand ils fêtent leurs 18 ans, ces gars n'ont aucune compétence, rappelle-t-elle. Ils parlent très mal espagnol, ils n'ont plus été à l'école depuis des lustres. Ils sont de la chair à canon, tout simplement. » Elle déplore également l'attitude de la municipalité, qui met en pièces le travail effectué par de nombreuses associations en poursuivant ces jeunes et en les chassant de partout.

C'est face à un tel état de fait que Guiomar Todo, porte-parole de l'association Save the Children en Catalogne, a exigé de la Generalitat de Catalogne qu'elle s'engage à mettre en place un plan d'urgence afin de calmer les esprits, tant la présence de ces jeunes provoque de nombreuses tensions dans le centre-ville. « Dans une ville comme Barcelone, nous ne pouvons accepter que des mineurs dorment dehors », affirme M. Todo.

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De leur côté, les mineurs n'ont pas l'air de s'en faire plus que cela. Alors que les partis politiques catalans se déchirent autour de leur cas, eux semblent relativiser. Lorsque je les rencontre, ils me parlent de ce qui leur tient le plus à cœur et, évidemment, les jeunes filles arrivent rapidement dans la conversation. « Moi, je préfère les blondes », me dit un jeune, dont la remarque fait rire ses camarades. « Ici, il y a en a partout. » Quand on les écoute, on comprend vite qu'ils sont assez semblables aux nombreux groupes de jeunes mecs de leur âge – qui cherchent un lieu régulier pour se réunir.

Ces mecs remplis d'hormones, gros consommateurs de cannabis et de colle, se réunissent tous les week-ends pour être ensemble et tuer le temps. Le vrai problème, au-delà des cris d'orfraie poussés par certains à la vue de ces ados, est banal. Il s'agit de savoir comment s'attaquer à la grande pauvreté au sein de nos états développés, surtout quand celle-ci prend les traits de jeunes vivant en marge de la société, et qui ne trouvent du réconfort qu'avec des gens leur ressemblant.

Voilà le problème que doivent résoudre la mairie de Barcelone et la Generalitat de Catalogne. Si ces institutions désirent éviter un envenimement de la situation, mieux vaut agir rapidement. Après, la vie continue autour de l'Apple Store, l'un des 377 magasins de la marque de par le monde. Les gens achètent, les vendeurs s'affairent. Et tout près de cette frénésie, quelques gamins maghrébins sniffent et traînent, entre potes.