Complotisme ou mépris ?
Ce qui, jusque-là, n’est pas à proprement parler une manière aberrante de penser le monde. Sauf que plus loin, le vénérable sachant tente de circonscrire le sociotype du complotiste lambda : « C’est généralement une personne anxieuse, méfiante, qui peut présenter des tendances paranoïaques. C’est aussi une personne habituellement peu éduquée, manquant de ressources pour expliquer les choses de manière différente, faisant preuve d’une certaine paresse intellectuelle qui l’amène à choisir ce qui fait immédiatement sens et est instinctivement plaisant. » Et c’est là que ça devient intéressant. Car s’il existe un liant entre les différentes écoles de « pensée » complotistes, il faudrait déjà aller chercher dans la manière dont ces théories sont reçues par les deux piliers institutionnels que sont « le gouvernement » et « les médias » suscités. Alors certes, il serait réducteur d’affirmer que la réception paniquée d’Hold Up par une partie de la presse peut être imputée au seul besoin de buzz et de trafic de cette dernière. Mais si les tas d’articles parus sur le sujet depuis deux semaines tentent de démonter point par point les arguments du documentaire en question, c’est tout d’abord parce que l’autorité journalistique a bel et bien été sapée comme jamais.« Une espèce de disposition naturelle de l’esprit qui tend à trouver une intention derrière des évènements, une cause externe. Le penchant naturel de l’esprit humain est de chercher un responsable, ainsi qu’un sens. Cette manière de penser parcourt toute l’Histoire, jusqu’à l’avènement de la pensée rationnelle. »
Un des plus gros griefs porté contre les médias mainstream est qu’ils sont détenus aujourd’hui dans leur majeure partie par de grands groupes industriels – on se réfèrera à cette carte qui détaille tout ça. De là, on peut légitimement se poser la question de la présence de conflits d’intérêts, de l’indépendance journalistique réelle, ainsi que des intérêts symboliques, politiques et économiques que possèdent des grands industriels à posséder des titres de presse prestigieux, lesquels se posent également en passant comme de massifs faiseurs d’opinion. Xavier Niel, co-propriétaire notamment du groupe Le Monde, a d’ailleurs déclaré lui-même : « Si des journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. »« Le principal problème étant ici le manque de transparence vis-à-vis de ces intérêts convergents – et on sait bien que ce sont les secrets bien gardés qui alimentent la pompe à complots »
La mise à l’index de la parole populaire (et ses conséquences)
En d’autres mots, on comble les trous, faute de mieux. Ces mêmes trous d’air qui nourrissent les théories du complot sous leur forme actuelle ; mais s’ils permettent à l’imagination de galoper, ils ne sauraient exister sans s’appuyer sur des atteintes réelles – et pour le coup, parfaitement documentées.Avant d’arriver à ses conclusions frappadingues, le film Hold Up énumère pendant une grosse heure les manquements et les incohérences de l’Etat, relayés sans sourciller par une grande partie des chaines d’infos en continu sans un seul instant penser à connecter les points. Et là, c’est imparable, on voit que le gouvernement a menti de manière éhontée en ce qui concerne les masques. La faute politique apparait alors, images à l’appui, pour ce qu’elle est réellement : irrattrapable. Difficile de continuer à faire confiance à une figure d’autorité lorsque ses mensonges sont captés au grand jour, d’autant plus lorsqu’elle persiste dans sa dénégation par la suite. Comme l’écrit Frédéric Lordon dans un article du Monde diplomatique : « Le conspirationnisme n’est pas la psychopathologie de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public. »« Il n’est pas étonnant que la plèbe n’ait ni vérité ni jugement, puisque les affaires de l’Etat sont traitées à son insu, et qu’elle ne se forge un avis qu’à partir du peu qu’il est impossible de lui dissimuler. Donc pouvoir tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugement, c’est le comble de la stupidité. »
« L’extrême droite en embuscade », contre-argument à la fois fondé et insuffisant
Après c’est sûr, c’est toujours moins marrant d’envisager la débâcle sanitaire sous l’angle de la froideur et de l’indifférence du capitalisme que d’imaginer Macron perché dans sa tour d’ivoire le cigare au bec, pris d’un soudain éclat de rire démoniaque à l’idée d’exterminer une rangée de pauvres au hasard.« Dans la vision néolibérale, la conduite des individus doit être modelée par les recommandations des experts. Mais cette crise du coronavirus, comme la crise climatique, révèle le retard des gouvernants, dont les visions sont de plus en plus inadaptées aux réalités et dont les décisions sont de plus en plus éloignées du bon sens des populations […] C’est leur aveuglement du flux et leur phobie irrationnelle des stocks qui leur a, par exemple, fait détruire nos stocks de masques, nos contingents de lits et nos effectifs de soignants. C’est le même aveuglement qui les conduit à supprimer des postes de chercheurs et d’enseignants capables d’avoir une vision sur le temps long, pour leur substituer une main d’œuvre précaire, fluide, adaptable. »
Surtout que le piège lorsqu’on critique les institutions, c’est d’incriminer avant tout des individus et non des systèmes de pensée et des structures économiques, lesquels n’ont pas attendu des complots mondiaux pour s’auto-alimenter et perdurer. Comme le disait Julian Assange à la grande époque : « Cela m'agace constamment que les gens soient distraits par de fausses conspirations comme celles entourant le 11 Septembre, alors que nous fournissons des preuves de réelles conspirations concernant la guerre et la fraude financière. »Le combat à mener dans l’immédiat serait peut-être de redonner du sens à certains mots. La question du fonctionnement des classes supérieures en castes compartimentées, la redistribution des richesses, l’exclusion du champ politique et social de ceux qu’on considère encore comme en périphérie, ne signifie pas automatiquement qu’on se place du côté du populisme le plus démagogique. Par extension, le fait d’interroger les liens d’intérêt au sein de certains lieux de pouvoir, la collusion entre le pouvoir, les médias et certains grands groupes industriels lors de grandes réunions mondaines (allez, au hasard : aux dîners du Siècle !), ne fait pas de chacun de nous un complotiste en devenir. Mais encore faudrait-il déjà reconnaitre l’existence d’un rapport de force intrinsèque entre les uns et les autres, comme le rappelle le journaliste Michel Naudy dans le documentaire Les Nouveaux Chiens de Garde tiré du livre du même nom, à propos de l’incompréhension des médias face à la légitimation de la violence proclamée par les syndicalistes d’une usine menacée de fermeture en 2009 :« Est-ce qu’on admet qu’à l’illégitimité de l’exploitation du mépris qu’on impose à ces gens-là réponde la légitimité de la violence qui peut exister dans leur révolte ? »
Pour le dire autrement, il est de plus en plus difficile de faire les étonnés quand une partie de la population désavoue autant la parole médiatique dominante, quelle qu’elle soit, quoi qu’elle dise. Surtout lorsqu’il suffit de se pencher quelques heures devant les chaines d’info en continu pour avoir l’impression de se faire aspirer le cerveau – ou juste pour voir une bande d’éditorialistes couineurs pleurnicher pendant plus d’une heure sur l’acharnement judiciaire ignoble dont est victime ce pauvre petit chaton qu’est Nicolas Sarkozy.Quant à QAnon, l’incompréhension mutuelle comme le gouffre qui séparent ses adeptes de la parole journalistique dominante pourraient être rapprochées d’un phénomène médiatique aussi foireux qu’est Hold Up. Voici ce qu’on disait du mouvement d’extrême droite importé des États-Unis dans un précédent article : « Beaucoup de médias renommés ne sont pas parvenus à identifier le but du mouvement QAnon. Pour le fondateur des DéQodeurs, il est pourtant limpide : “L’égalité réelle entre les hommes, sans tenir compte de l’origine sociale ni de la couleur de la peau.” Ce qui signifie, entre autres, “une justice qui fonctionne de la même manière pour Sarkozy, Chirac, Léo et Pépito.” » Et bien qu’ils ne soient pas exactement très agréables à l’œil, les deux témoignent d’une aspiration plus qu’urgente à une prise de parole démocratique dans l’espace public. Et vu ce qu’ils nous mettent sous le nez actuellement, il serait peut-être temps de commencer à se grouiller si on ne veut pas sentir trop longtemps la tarte au caca de chez Ikéa. Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter. VICE France est sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.« Est-ce qu’on admet qu’à l’illégitimité de l’exploitation du mépris qu’on impose à ces gens-là réponde la légitimité de la violence qui peut exister dans leur révolte ? Il est une violence symbolique légitime pour Pujadas, il est une violence physique collective illégitime pour Pujadas. La ligne de partage se fait, pardonnez-moi l’archaïsme, selon des intérêts de classe. […] Les journalistes, pour la très grande majorité, ne connaissent pas les classes populaires, ils les voient comme une réserve d’Indiens. Ils ne viennent pas de ce milieu, ils n’en connaissent pas les codes, les préoccupations, les conditions de vie, la culture. »
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