Kidnappés par la France ?
Photo par Pierre Longeray/VICE News

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Kidnappés par la France ?

Des enfants de la Réunion veulent savoir pourquoi on les a exilés en métropole.
Pierre Longeray
Paris, FR

Un soir de 2013, Sylvie est seule chez elle devant son ordinateur — ses enfants et son mari Patrick sont de sortie. Le visage illuminé par l'écran, cette femme aux courts cheveux bouclés pianote sur le clavier, à la recherche d'indices sur son histoire.

Sur les conseils du parrain de sa fille, elle commence à regarder un documentaire au titre évocateur pour les initiés d'une des pages sombres mais méconnue de l'histoire post-coloniale française : Une enfance en exil, Les Réunionnais de la Creuse.

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« Dès les premières notes de musique et images d'archives, j'ai compris qu'on me racontait là mon histoire — c'était une évidence. Les larmes ont commencé à couler sur mes joues, » se souvient aujourd'hui Sylvie, dans son appartement qui donne sur la rade de Toulon, baignée de soleil ce lundi après-midi. « Ce documentaire était la clé, » assure Sylvie — la clé du mystère qui la hante depuis tant d'années.

Avec ce documentaire, Sylvie, qui est née en 1967, vient enfin de comprendre ce qui lui est arrivé — 45 ans après avoir été arrachée à son île de La Réunion, un département français d'outre-mer posé dans l'océan Indien.

Aujourd'hui, ce chapitre tragique de l'histoire de la France fait enfin l'objet d'une enquête lancée par le ministère français des Outre-Mer.

Entre 1963 et 1981, « Sissi » (le surnom de Sylvie) et au moins 1 614 autres enfants réunionnais, ont été déplacés vers la métropole par les autorités françaises. Le but supposé est de repeupler des départements désertés, notamment la Creuse — d'où l'appellation désormais consacrée des « Réunionnais de la Creuse » pour parler de ces personnes. Certains de ces enfants étaient orphelins, mais beaucoup avaient des parents auxquels ils ont été arrachés, comme Sylvie.

« On n'a pas laissé le temps à ma mère biologique, Adrienne, de me garder, » explique Sylvie. « Sous prétexte que ma mère était pauvre [Ndlr, comme une bonne partie des habitants de La Réunion à cette époque], une "amie" l'a dénoncée à la DDASS pour précarité et pauvreté — alors qu'elle aimait vraiment ses enfants, il y avait beaucoup d'amour » explique Sylvie.

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Cette "amie" n'était autre que la femme légitime de son père biologique, ce qui fait dire à Sylvie que « les méchants n'étaient pas seulement les métros [Ndlr, les gens de la métropole], » mais aussi les Réunionnais dans cette histoire.

« On m'a alors placée dans une pouponnière, chez les bonnes soeurs avec mon frère aîné, Jean-Bernard, » se rappelle Sylvie. « Ma mère a essayé de venir nous voir à la pouponnière pour nous récupérer, mais elle n'a jamais pu. On lui opposait qu'elle n'avait pas de travail. Certaines femmes n'ont pas pu non plus récupérer leurs enfants, simplement parce qu'elles fumaient, » nous assure Sylvie.

« Après ça, on s'est envolés vers la métropole avec JB, » le surnom de Jean-Bernard. C'était en 1971, Sylvie a alors 3 ans et neuf mois, et son frère un an de plus. Ils ne reverront jamais leur mère biologique, Adrienne.

Papa Debré

Derrière cette décision de transférer des enfants, les éléments connus de l'affaire désignent un illustre homme d'État : Michel Debré. Il a été un contributeur décisif à la rédaction de la Constitution de la Ve République, premier Premier ministre de celle-ci, puis député du département de La Réunion entre 1963 et 1988.

Lors de sa prise de fonction sur l'île, Debré a fait une observation simple, nous explique Philippe Vitale, sociologue à l'université d'Aix-Marseille et président de la Commission d'enquête des Enfants de la Creuse, chargée il y a quelques jours par le ministère des Outre-Mer de faire toute la lumière sur cette affaire.

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« Trop de jeunes quittaient les zones rurales en métropole comme la Creuse, le Tarn ou la Lozère ; alors que dans le même temps, La Réunion était confrontée à un développement démographique trop rapide, » explique le sociologue. Cette croissance démographique exponentielle mettait alors le futur de l'île en danger, selon le député Debré.

Debré a alors l'idée de transférer des Réunionnais en métropole pour combattre l'exode rural. Ainsi, dès 1963, celui qu'on surnommait « Papa Debré » sur l'île, met en place le BUMIDOM (le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer), afin d'organiser la migration de Réunionnais, adultes, vers la métropole, en leur assurant que la vie serait meilleure dans l'Hexagone. À l'époque, La Réunion était dans une situation particulièrement rude, où la misère était le lot quotidien de beaucoup d'insulaires.

Mensonges des autorités et dossiers falsifiés

En parallèle des adultes, des enfants réunionnais vont faire le même voyage, de manière plus discrète sinon obscure.

Avec l'aide de la DDASS (la direction départementale des Affaires sanitaires et sociales), la France organise le transfert vers la métropole d'enfants réunionnais (âgés entre 6 mois et 21 ans) issus de familles pauvres, afin de repeupler des zones du « désert français ». Des dossiers d'enfants ont fait l'objet de falsifications. Pire, des exils ont été faits sans l'accord des parents.

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« Adrienne ne savait ni écrire ni lire, » explique Sylvie, qui ne voit pas comment sa mère biologique aurait ainsi pu autoriser en toute connaissance de cause l'abandon de ses enfants. « Tous les dossiers de ces enfants ont été falsifiés. Je connais par exemple des gens qui sont nés deux fois dans leur dossier : une fois à La Réunion et une fois en métropole. »

Vitale explique le procédé utilisé par les autorités françaises pour convaincre des parents réunionnais fauchés de confier leurs enfants : « On leur disait que leurs enfants seraient pris en charge temporairement — le temps qu'ils se remettent sur pieds, » explique le sociologue. « Mais un an plus tard, quand les parents voulaient les récupérer, les enfants étaient déjà loin, partis en métropole et sans possibilité de retour. » Le père biologique de Sylvie, Félicien, a lui aussi essayé de retrouver ses deux enfants pendant une bonne partie de sa vie — sans succès.

Cette page honteuse de l'histoire de France a laissé des traces indélébiles dans la vie de ces anciens enfants devenus des adultes perdus. Sur les 1 615 enfants déracinés qui ont atterri en métropole, on compte presque autant de destins différents. Mais ils ont tous un point commun d'après Philippe Vitale, qui a rencontré une bonne partie d'entre eux : « Ils sont tous cassés et brisés par cette histoire, et fondent en larmes quand ils racontent leur parcours. »

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Sylvie, l'une des enfants de la Réunion exilés en métropole. (Photo par Pierre Longeray / VICE News)

« Bonjour Monsieur, bonjour Madame »

Sylvie et son frère sont arrivés en France le 6 février 1971. Si les souvenirs de Sylvie sont flous — elle n'avait pas encore 4 ans — elle se souvient débarquer à Orly un matin « cul-nu », après que la DDASS a repris les vêtements qu'elle avait sur le dos. Elle est présentée avec son frère à un monsieur et une dame dans l'aéroport parisien. « Bonjour Monsieur, bonjour Madame, » soufflent timidement les deux enfants. « Non, c'est Papa et Maman maintenant, » s'entendent dire Sylvie et JB.

Ensuite, direction la Bretagne et Lorient pour les deux bambins avec leurs nouveaux parents, qui avaient décidé d'adopter après avoir perdu leur premier enfant — mort avant d'avoir pu fêter son premier anniversaire. C'est Christian, le père adoptif de Sylvie, qui avait un peu poussé pour adopter, alors que Claudine, sa femme, n'y tenait pas particulièrement et ne voulait pas « des enfants trop noirs », a appris Sylvie après la mort de sa mère adoptive.

« Je n'ai pas eu une mère mais une éducatrice, » estime Sylvie. Claudine était très sévère et n'hésitait pas à être violente avec ses deux enfants. « Mais JB était toujours là pour me protéger. Un jour, il a même mis un coup de poing à ma mère qui s'apprêtait à me taper. »

Pendant ce temps, Christian court d'autres femmes, avant de tomber gravement malade — on lui découvre cancer généralisé. La situation financière de la famille se dégrade rapidement quand le père adoptif de Sylvie est contraint d'abandonner son emploi. Claudine cumule alors deux emplois et passe ses nerfs sur ses enfants — mais Sylvie peut compter sur son ange gardien, JB, qui veille à la sécurité de sa soeur.

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En 1979, Sylvie a 12 ans et se retrouve toute seule face à ses parents. JB est envoyé en pension dans une école hôtelière. Dans les années qui vont suivre, le sort de Sylvie va encore s'assombrir.

« J'avais pris l'habitude d'aller dormir dans le lit de mes parents quand j'étais petite, » se rappelle Sylvie, la voix hésitante, serrant nerveusement une petite bouteille d'eau entre ses mains. Mais ce soir-là, alors que Sylvie n'a que 14 ans, il n'y a que Christian dans le lit parental. « Disons que j'aurais mieux fait de m'abstenir, » glisse simplement Sylvie après un long silence. Elle ne dira jamais à sa mère que Christian a abusé d'elle sexuellement — alors que JB l'a seulement appris l'année dernière.

L'appel de l'île

Pendant cette enfance particulièrement mouvementée, Sylvie a toujours eu le sentiment qu'on ne lui disait pas toute la vérité sur son histoire. Pour elle, mais aussi pour ses parents adoptifs (qui n'ont jamais été au courant de la combine des autorités françaises), son frère et elle avaient été adoptés parce que leur mère les avait abandonnés — une adoption plénière classique en somme. « Mais j'ai toujours su que quelque chose n'allait pas — je ne savais pas quoi. »

Son enquête commence à ses vingt ans, lorsqu'elle rentre en contact avec une personne qui travaille à la mairie de Saint-Denis (à La Réunion). Celle-ci lui fournit le nom de sa mère biologique, Adrienne. « On me dit enfin qui est ma mère, » se souvient Sylvie. Cette nouvelle lance alors son intarissable quête pour découvrir sa véritable histoire.

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Elle découvre des années plus tard, en 1998, que sa mère biologique n'a jamais signé l'acte d'abandon de ses enfants. Sylvie l'apprend alors que ses deux parents adoptifs sont décédés, lors d'une visite à la DDASS au cours de son premier voyage à La Réunion.

Multipliant ensuite les allers-retours à La Réunion, Sylvie apprend qu'elle et JB font partie en réalité d'une fratrie de 11 frères et soeurs. Elle en rencontre certains, découvre la culture de son île et apprend le créole. Malheureusement, elle ne pourra jamais rencontrer ses parents biologiques, Adrienne et Félicien, tous deux décédés.

Au fil de ses voyages, Sylvie en apprend de plus en plus sur La Réunion et sur sa famille. Mais depuis la découverte du fameux documentaire et de la confirmation qu'elle fait bien partie de ceux qu'on appelle les « Enfants de la Creuse », elle n'a plus rien à chercher. Elle connaît désormais tout de son histoire, ce qui va la plonger dans une grave dépression.

Aujourd'hui, Sylvie est toujours en dépression, si bien qu'elle a dû quitter son emploi d'aide à la personne — un métier qu'elle a exercé toute sa vie.

Retour aux sources programmé

Le seul endroit où elle se sent bien sur Terre, c'est à La Réunion. Alors, avec son mari Patrick, elle a décidé de s'y installer, d'ici juin 2017 — le temps qu'elle se soigne. « Je veux essayer d'y habiter pendant un an. Je veux savoir ce que ça fait d'y vivre », explique Sylvie dans un sourire. « Quand je suis là-bas, je suis comme un poisson qu'on a remis dans son bocal. Ici, à part mes enfants et petits-enfants, la vie est terne. »

Ce qu'elle attend désormais de l'État français, par le biais de la Commission d'enquête chapeautée par Philippe Vitale, c'est notamment de l'aide financière pour ceux qui souhaitent se rendre à La Réunion, pour des voyages ou s'y installer comme elle. Jusqu'ici, Sylvie a financé elle-même la quête de son histoire, multipliant des crédits pour payer ses allers-retours. De son côté la Commission cherche à recueillir des témoignages et des informations, avec la mise en place d'une adresse mail pour ceux qui ont été déplacés entre 1963 et 1981, mais aussi pour leurs familles : lesenfantsdelacreuse@outre-mer.gouv.fr

En 2014, l'Assemblée nationale avait voté une résolution mémorielle « relative aux enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 et 1970 », qui demandait notamment que la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée, par exemple dans des manuels scolaires. La résolution prévoyait que tout soit mis en oeuvre pour que ces hommes et ces femmes reconstituent leur histoire personnelle. Mais comme le note Philippe Vitale, « iI s'agit d'une résolution de loi et pas d'une loi — elle a simplement valeur de préconisation. »

La Commission ministérielle se rendra sur l'île en septembre, et se donne deux ans pour faire la lumière sur cette histoire.

Pour Sylvie, retourner à La Réunion, c'est aujourd'hui devenu une évidence. « Je ne me sens pas Bretonne ou Toulonnaise, je suis 974 à fond [NDLR, le code du département de La Réunion] », pose clairement Sylvie. « J'en veux beaucoup à ce système qui a décidé à ma place que je serais plus heureuse ailleurs. En faisant cela, la France a détruit des vies, massacré des familles. »

L'année prochaine, Sylvie aura 50 ans. Elle compte bien commencer ce nouveau demi-siècle sur son île. « Après, il ne me manquera plus rien. »

Suivez Pierre Longeray sur Twitter : @PLongeray