​gamers traquent un meurtrier
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Comment un groupe de gamers a traqué le suspect d’un quadruple meurtre

Que faire face à un potentiel tueur en série dont ils ne savent ni le nom, ni l’adresse ?
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Maroon Ayoub est encore au lit lorsqu’il reçoit un message de l’utilisateur « Menhaz » sur Discord, un chat conçu pour les communautés de joueurs. Ce qu’il lit, les yeux à moitié fermés, lui fait froid dans le dos : « Je viens de massacrer toute ma famille et je vais sans doute passer le reste de ma vie en prison si j’arrive à survivre. J'espère que je vous ai fait rire à un moment donné et que vous vous souviendrez des bons moments. Vous allez tous me manquer. »

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« Nani [« quoi » en japonais, NDLR] ? demande Ayoub. Je viens de me réveiller. »

« Désolé, répond son ami virtuel. Tu veux voir les photos ? »

Menhaz envoie alors à Ayoub ainsi qu’à d’autres utilisateurs plusieurs photos montrant des personnes allongées sur le sol, couvertes de sang, la gorge tranchée. C’est un véritable choc pour ce groupe d’amis construit autour d’une niche des années auparavant : un serveur privé pour Perfect World, un jeu de rôle chinois lancé en 2005.

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Ces gamers qui, rappelons-le, ne se sont jamais rencontrés personnellement, sont, à ce moment-là, les seules personnes au monde à être au courant d'un quadruple homicide en cours. Ils sont dans une impasse : que faire face à un potentiel tueur en série dont ils ne savent ni le nom, ni l’adresse ? Ils décident de localiser la personne derrière le compte « Menhaz » et d’avertir la police.

Quelques heures plus tard, l’après-midi du 28 juillet, la police intervient dans une résidence de Markham, une banlieue de Toronto, et découvre une scène macabre. À l'intérieur de la maison se trouvent les corps de Malesa Zaman, 21 ans, Moniruz Zaman, 59 ans, Momotaz Begum, 50 ans, et Firoza Begum, 70 ans. Un jeune homme de 23 ans, Menhaz Zaman, est présent sur les lieux. Il est arrêté et accusé de meurtres avec préméditation.

« Les activités du compte de Menhaz deviennent si préoccupantes que le 11 juillet, il est banni du serveur PWV pour ce qu'un modérateur qualifie de "déclarations racistes répétées" »

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Les membres de la communauté Perfect World Void (PWV) interagissaient avec Menhaz depuis longtemps, certains depuis plus de cinq ans. Plusieurs joueurs le considéraient comme un ami proche et chattaient avec lui presque tous les jours. Ils en savaient un peu sur lui : il était canadien, fréquentait l’université et adorait les jeux vidéo. À tel point qu’il jouait déjà quand ils se connectaient et jouait encore quand ils se déconnectaient. La personne qu’ils connaissaient en tant que « Menhaz » était un elfe-prêtre, un personnage reconnu pour ses capacités de soutien et d'attaque, et aimait particulièrement affronter d'autres joueurs dans des combats en one-to-one.

Les amis de Menhaz le décrivent comme un troll. Un troll inoffensif, jusqu’à l’année dernière quand, en tant qu’ex-musulman, il commence à se moquer de son ancienne religion et à tenir des propos racistes. En mars dernier, il évoque la possibilité de se suicider et de tuer sa famille, une hypothèse inquiétante que ses amis prennent pour une mauvaise blague. C’est Internet, après tout : des gens menacent de s’entretuer tous les jours. Souvent, ce genre de provocation est voilé dans des couches d'ironie et peut passer pour de l'humour, jusqu'à ce qu’elle se transforme en une réalité terrifiante.

« Au cours des derniers mois, il est devenu extrêmement sombre. Il parlait beaucoup de suicide, tout en faisant passer ça pour de l’humour noir, raconte un membre de PWV qui souhaite rester anonyme. Quand il a commencé à parler de tuer sa famille, je pense qu’on s’est tous dit que c’était une autre blague de mauvais goût. »

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Certains commentaires de Menhaz publiés sur son compte sous le nom de "Allah." Capture d'écran.

Les activités du compte de Menhaz deviennent si préoccupantes que le 11 juillet, il est banni du serveur PWV pour ce qu'un modérateur qualifie de « déclarations racistes répétées ». Un autre membre raconte que le 25 juillet – le jeudi précédant les meurtres –, Menhaz déclare dans une discussion de groupe que sa vie est sur le point de se terminer parce que quelqu'un a informé les autorités d'un soi-disant plan qu’il aurait élaboré.

Après ça, le compte de Menhaz reste silencieux. Un membre de PWV – qui ne veut pas être identifié et que nous appellerons « John » – le remarque et lui écrit pour vérifier comment il va. Il est environ 22 heures le samedi soir, la veille de la découverte des corps de la famille Zaman par la police de Markham. La longue nuit ne fait que commencer.

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Le compte de Menhaz sur Perfect World Void. Capture d'écran.

Menhaz explique alors à John qu'il vient de tuer sa famille et lui envoie des images de deux femmes baignant dans leur sang. « Au fond de moi, je savais que c'était réel, mais je n'arrivais pas à y croire, je pensais qu'il plaisantait », dit John. Peut-être, espère-t-il, que son ami se livre simplement à un nouveau trolling désagréable. Plus élaboré qu'auparavant, certes – mais l'un des leurs pourrait-il vraiment commettre un acte aussi horrible ?

Troublé, John se rend sur un chat Discord dédié aux joueurs de Perfect World Void et demande aux utilisateurs de vérifier si les photos qu’il a reçues peuvent être trouvées quelque part dans les recoins d'Internet. Le groupe cherche en vain, jusqu'à ce que Menhaz dissipe brutalement tout doute subsistant.

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Menhaz annonce qu'il va tuer sa sœur, avant d’envoyer la photo du corps. Pour montrer qu’il dit vrai, il partage une photo de la famille unie, de son vivant, coupant ce qui semble être un gâteau d'anniversaire. Puis il explique qu'il « attend que son père rentre à la maison pour le tuer » et que ce dernier doit arriver dans « environ une heure ».

C’est un moment décisif pour le groupe. Non seulement les meurtres sont réels, mais ils vont se poursuivre – et le compte à rebours est lancé jusqu'à la prochaine mort. Devant à tout prix agir, John créé un chat sur Discord et ajoute les comptes amis de Menhaz et les utilisateurs canadiens de PWV. « J’ai ajouté ceux qui étaient actifs et qui, selon moi, pouvaient m'aider, dit John. Nous avons essayé de joindre quelqu'un qui vivait au Canada et qui pouvait contacter la police locale. »

Peu de temps après, Menhaz envoie la photo d'un homme plus âgé avec la gorge tranchée. « Nous avons essayé de sauver son père, mais nous n'avons pas pu joindre la police à temps », déplore John.

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Quatre personnes sont déjà mortes et Menhaz commence à envoyer des messages similaires à plusieurs personnes, dont Ayoub, en commençant par « Je viens de massacrer toute ma famille… »

Dans des messages envoyés ultérieurement à Ayoub, Menhaz explique qu'il a partagé ces images en masse parce que, au fond, « une partie de moi veut que ça se sache pour que je sois arrêté au plus vite et que le purgatoire prenne fin ».

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« Menhaz raconte qu’il planifie ces meurtres depuis trois ans et, à un moment donné, il est question de déplacer les corps à différents endroits de la maison pour que ce soit plus facile de les photographier »

Après avoir reçu ces messages, Ayoub se connecte sur Internet et voit qu’il a été ajouté au groupe de John. « Un joueur m'a immédiatement contacté en me disant “Menhaz a commis un meurtre”, puis il m'a ajouté à un groupe avec quatre autres joueurs qui essayaient de contacter la police mais n'avaient pas beaucoup d'informations sur la localisation de Menhaz », dit Ayoub. Finalement, le groupe s'agrandit pour atteindre une dizaine de personnes.

Craignant que la folie meurtrière de Menhaz ne soit pas terminée, les joueurs lui demandent « ce qu’il va faire maintenant », ce à quoi il répond, entre autres, « aller voir mon ex-copine ». Le groupe décide alors de chercher une adresse IP connectée au compte de Menhaz. Une adresse IP est un identifiant unique pour les appareils connectés à Internet qui peut donner une indication de leur emplacement géographique. S'ils pouvaient trouver une adresse IP et la relier à une adresse personnelle, alors ils pourraient avoir une chance d'alerter la police.

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Pensant qu'une autre vie est peut-être en jeu, ils continuent de discuter avec Menhaz pour l'occuper. Ils tentent d’obtenir son adresse, en vain. Menhaz raconte qu’il planifie ces meurtres depuis trois ans et, à un moment donné, il est question de déplacer les corps à différents endroits de la maison pour que ce soit plus facile de les photographier. « Peut-être une dernière photo de groupe », écrit Menhaz.

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Trouver l'adresse de quelqu'un en ligne en un rien de temps est une tâche incroyablement difficile. Les adresses IP peuvent être de faux indices, surtout si la personne utilise un VPN ou se connecte au wi-fi d'un café.

L'équipe progresse lentement et suit parfois de fausses pistes. À un moment donné, un administrateur de PWV poste une adresse IP liée au compte Menhaz sur un forum. Le groupe pense enfin avoir mis la main sur Menhaz, mais l'adresse vient du Nouveau-Brunswick et l’un des membres sait qu'il ne vit pas dans cette province. Ils poursuivent leur recherche. « J’ai perdu la notion du temps, dit John. On a trouvé des adresses IP, mais elles étaient fausses. »

La recherche finit par porter ses fruits. Des membres se disent qu'ils pourront peut-être obtenir des informations grâce au compte Skype associé au compte de leur ami virtuel. Pari gagné. Ils trouvent une adresse IP indiquant qu'il se trouve dans la région de Toronto. Pour une utilisatrice dont le pseudonyme est Bianca, c’est un nouveau choc. Non seulement Menhaz se trouve au Canada, il est aussi très proche de chez elle.

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« Il était 3 heures du matin et je n'arrivais pas à dormir, dit Bianca. C’est arrivé à seulement 12 kilomètres de chez moi, alors j’étais anxieuse. Quelques heures plus tôt, il a dit qu'il allait rendre visite à son ex-copine. On pensait tous qu'il voulait la tuer. Ça m'a motivée à trouver la bonne adresse. »

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Une adresse IP peut aider à identifier l'emplacement géographique d'un utilisateur, mais elle n'est pas exacte. Imaginez que vous appelez la police d'un autre pays pour expliquer que vous êtes un internaute et que vous pensez qu'une personne dont vous ne connaissez pas le vrai nom vient de tuer quatre personnes quelque part, mais vous ne savez pas où. À ce stade, le groupe sait qu'il lui en faut plus.

Puis, après les meurtres, Menhaz demande aux membres leur adresse mail pour qu'il puisse leur envoyer de l'argent via PayPal. « Comme vous êtes de bons amis, j’aimerais vous donner de l'argent, car je n'en aurai pas besoin là où je vais, écrit-il. J’en ai déjà donné à beaucoup de gens. »

Bianca consulte les précédents paiements provenant du compte PayPal de Menhaz et tombe sur une adresse qui correspond aux informations trouvées lors de leur recherche d'adresse IP. Enfin, ils parviennent à localiser une maison. Selon John, l’ensemble du processus a pris entre quatre et cinq heures. Bianca alerte les autorités le dimanche matin. Le dimanche après-midi, à 15 heures, la police se rend chez les Zaman où elle trouve quatre corps et arrête Menhaz Zaman. À ce moment-là, le compte de Menhaz cesse toute activité. « La police est là, écrit-il. Au revoir. »

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Par la suite, la communauté PWV tente de faire le point sur ce qui s'est passé et de comprendre à quel moment Menhaz aurait dû être considéré comme potentiellement dangereux. « C’est vraiment n'importe quoi, dit un membre. Cela montre à quel point quelqu’un peut être différent dans la vie et sur Internet. »

Dans des messages envoyés au groupe la nuit des meurtres présumés, Menhaz avait expliqué que sa famille pensait qu'il allait à l'université. En fait, il vivait dans le mensonge. « J’ai commencé à sécher les cours de génie mécanique dès ma première année, dit-il. Croyez-moi, si je pouvais remonter le temps, je le ferais, mais j’ai échoué dans la moitié des matières. Au second semestre, j'ai commencé à déprimer, je suis devenu athée et j'ai fini par élaborer ce plan. Cela fait donc trois ans que je mens à mes parents. Je leur dis que je vais à l'université, alors que je passe mes journées au centre commercial. »

Il a dit à sa famille qu'il serait diplômé le 28 juillet et devait faire quelque chose avant qu’elle découvre le pot aux roses. Il a laissé entendre qu'il avait tué ses proches pour qu'ils ne sachent pas à quel point il était « inutile ». Il s'est qualifié à plusieurs reprises de « sous-homme ».

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« Je l'ai fait parce que je ne veux pas que mes parents ressentent la honte d'avoir un fils comme moi, a-t-il écrit. J'ai choisi de les tuer par lâcheté, parce que je suis athée et que je crois que c'est la seule vie que nous ayons. Je sais que cela peut paraître perturbant, mais ce qui a été fait est fait, et ce qui avait été planifié a été conclu. »

Quant aux membres du groupe, ils vivent encore ce traumatisme. Certains n’arrivent plus à manger, d’autres, à dormir. Et beaucoup culpabilisent de ne pas avoir su repérer les signaux avant le passage à l’acte.

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