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Crime

Là où il ne pleut plus

Reportage au Somaliland, où une sécheresse qui dure depuis des années décime les animaux dans la Corne de l’Afrique, faisant de la vie des éleveurs locaux un enfer.
Photo par Ashley Hamer/VICE News

Les vaches ont été les premières à mourir, dix d'entre elles. Puis ça a été le tour de 20 moutons, et après cela de 40 chèvres.

La sécheresse en Afrique de l'Est a tué presque tout ce que Farhan Abdi Ali avait construit, emportant les économies de toute une vie, il a séparé ses animaux en deux groupes : ceux qui peuvent lui fournir une progéniture qui pourrait être vendue, et ceux qui produisent du lait. En plus d'être une source de nutrition pour ses 13 enfants, le lait peut lui rapporter un revenu supplémentaire appréciable pour les années à venir, grâce au fromage que fabrique et vend sa femme.

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Ali vit au Somaliland, un pays qui s'est auto-proclamé indépendant dans le nord de la Somalie, où les conflits sont nombreux, et l'un des plus grands réservoirs de bétail du monde. Les Somalilandais vendent des animaux, pour la plupart des moutons et des chèvres, habituellement pour moins de 100 dollars chacun (environ 92 euros), à des marchands d'Arabie saoudite ou d'autres pays du Golfe. Un tiers de l'économie du Somaliland — le quatrième pays le plus pauvre au monde selon la Banque mondiale — dépend de l'élevage.

Mais en 2012, Ali n'avait plus d'animaux à vendre. Le peu de moutons et de chèvres qui n'avaient pas dépéri étaient trop faibles pour se reproduire. Alors il est rentré chez lui. Depuis Lebisagal, à la frontière entre l'Éthiopie et le Somaliland, Ali a voyagé vers le sud jusqu'à Mbale, le village où il est né et où il s'est marié. Là, il a emprunté de l'argent à sa famille, il a vendu sa dernière possession — son chameau — et s'est préparé à partir. Les chameaux se vendent jusqu'à 1 500 dollars chacun (environ 1 300 euros).

C'était il y a deux ans. Depuis, Ali et sa famille vivent dans des camps pour personnes déplacées à cause de la sécheresse. Il fait partie des 80 000 personnes réfugiées au sein de leur propre pays.

L'année passée, la famille d'Ali était à Digaale, un campement près de Hargeisa, la capitale du Somaliland. Digaale est un camp pour les personnes comme lui : des gens qui ont tout perdu quand leur terre s'est asséchée. Le changement climatique est pointé du doigt pour expliquer la sécheresse. Digaale est un campement officiel, soutenu par un consortium d'organisations non gouvernementales (ONG) internationales. Mais il existe dans le pays de nombreux camps informels pour les personnes déplacées à l'intérieur du pays (internally displaced people, IDP), qui vivaient autrefois de la terre mais qui se sont regroupées près de petites communes où elles se soutiennent les unes les autres. Heureusement pour ces personnes, la culture somalienne encourage le partage. Les conducteurs de taxi à Hargeisa donnent facilement de l'argent aux mendiants dans la rue. Ceux qui sont riches aident ceux qui le sont moins. Les choses peuvent changer.

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Ces deux derniers mois, Ali a travaillé six jours par semaine pour niveler la route principale caillouteuse qui connecte le camp à la capitale, ce qui permet d'arriver à la ville plus facilement. Il peut gagner 127 dollars par mois (environ 116 euros) grâce à cette tâche fastidieuse et éprouvante, qui fait partie d'un programme appelé "des billets pour du travail" (cash for work), coordonné par des ONG qui paient les déplacés pour développer leurs infrastructures. Ce salaire mensuel représente ce que pourrait gagner Ali en vendant un ou deux animaux, s'il lui en restait.

Un éleveur de chèvre du Somaliland à côté des carcasses de deux de ses derniers animaux, qui viennent de mourir de faim (Ahley Hamer / VICE News)

Les États qui forment la corne de l'Afrique — la Somalie, le Somaliland, l'Éthiopie, l'Érythrée et Djibouti — s'assèchent depuis des décennies. Même si le déni est de mise — tout le monde semble attendre le retour de la pluie, comme avant — la sécheresse est la nouvelle norme. Les scientifiques ont récemment découvert qu'il y a une corrélation directe entre les décennies de sécheresse dans cette région et l'augmentation des émissions de carbone.

C'est un problème dévastateur pour le Somaliland, qui émet une quantité négligeable de gaz à effet de serre, du fait de son extrême pauvreté, mais dont la population souffre directement des conséquences du changement climatique. Les experts disent qu'entre 30 et 40 pour cent des moutons et des chèvres du Somaliland sont morts de faim à cause du manque de pâturage et d'eau depuis 2013. Plus de 240 000 personnes au Somaliland n'ont pas assez pour manger. À chaque saison, de plus en plus de gens sont déplacés. « Bientôt, nous ne serons plus qu'un pays de déplacés », plaisante sombrement Abdishakur Suluub Hersi, un consultant pour un plan de réduction de la sécheresse.

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Ancien protectorat anglais, le Somaliland a été fondé pour fournir de la viande. Dans les années 1880, le Somaliland devait assurer aux troupes britanniques situées dans le port stratégique d'Aden — au Yémen de nos jours — l'approvisionnement en viande. La région a ainsi été surnommée « la boucherie d'Aden ». Un siècle plus tard, en 1991, au milieu de la guerre civile qui avait lieu en Somalie, le Somaliland a décrété son indépendance. Mais malgré sa propre monnaie et son propre gouvernement, aucun autre pays ni aucune organisation ne le reconnait en tant qu'État. La Somalie revendique toujours le Somaliland comme faisant partie de son territoire, mais le gouvernement de Mogadiscio est trop occupé à combattre al Shabaab, le groupe fondamentaliste affilié à al Qaeda, pour envisager de le reprendre.

De nos jours, le Somaliland est toujours l'un des plus importants fournisseurs de bétail au monde, notamment aux marchés de la péninsule arabique, et assure des millions d'animaux pour les sacrifices du pèlerinage à la Mecque, en Arabie saoudite. L'organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (ONUAA) a estimé qu'en 2014, le Somaliland et une partie de la Somalie avaient exporté 5 millions d'animaux, pour une valeur estimée à 360 millions de dollars (environ 328 millions d'euros).

Presque tout le monde au Somaliland dépend de l'élevage, depuis l'éleveur lui-même jusqu'à ceux qui assurent le transport ou le négoce des bêtes. « C'est notre moteur », dit Ahmed Haybe, le directeur des services vétérinaires du ministère de l'Agriculture. « Certains pays fonctionnent au pétrole, nous fonctionnons au bétail. Tout est perdu si les animaux tombent malades. »

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Plus de 100 millions de personnes à travers le pays pourraient basculer dans la pauvreté à cause du changement climatique d'ici 2030, selon une récente étude de la Banque mondiale — au Somaliland, cela est déjà en train d'arriver.

L'une des deux pluies saisonnières dans la corne de l'Afrique, les « longues pluies » entre mars et mai, a peu à peu diminué chaque année, depuis 30 ans, explique Peter deMenocal, qui dirige le Centre pour le climat et la vie à l'observatoire de la Terre Lamont-Dohertu de l'université de Columbia. Il est également le co-auteur d'une étude novatrice publiée plus tôt cet automne, selon laquelle la corne de l'Afrique se dessèche en synchronisation avec le climat. Puisque les « longues pluies » forment la majorité des chutes d'eau dans cette région, leur diminution dessèche la région.

L'une de ces éleveuses durement touchées par la sécheresse est Marian Hussain, 60 ans, qui avait jadis 300 chèvres. Il ne lui en reste plus que cinq, et elles sont toutes en train de mourir. Elle vit dans un camp de fortune pour déplacés sur la plage de Lughaya, sur la côte du Somaliland, près de Djibouti. Il s'agit d'un véritable amas de tentes colorées, avec les moyens du bord. Le sol est fait de sable, les habitants ont le visage flétri. Parfois, il pleut légèrement, juste un crachin— pas assez pour faire la différence, mais assez pour rendre les maisons de tissu humides et moisies en permanence. Selon les autorités religieuses locales de Lughaya, le programme alimentaire mondial des Nations unies a promis 7 000 tentes et bâches en plastique, mais rien n'est arrivé.

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Au sud de Lughaya, le long de la côte, dans le village de El Lahay, Ahmed Hash avait 400 chèvres et moutons ; maintenant il ne lui en reste que 130. L'année dernière il a vendu 50 animaux, mais cette année aucun, parce que ses bêtes sont trop faibles.

Ali Abukar avait 300 chèvres, il n'en a plus que trois. Après avoir perdu presque tout son bétail, il a rejoint El Layay avec sa femme et sa fille. Ils survivent grâce au riz que leur prête le chef du village. Ses quatre autres enfants sont dispersés dans la capitale Hargeisa, à plusieurs heures de route de là, chez des membres de sa famille, en attendant de pouvoir aller à l'école.

Marian Hussain et les cinq chèvres de son troupeau qui ont survécu. (Ashley Hamer / VICE News)

Moosa et Aisha Jama passent leurs journées avec des animaux morts ou en train de mourir. Des carcasses à différents stades de décomposition jonchent leurs terres. Quand tout le bétail sera mort à cause de la faim, ils partiront pour l'un des camps de fortune pour déplacés. Ils ont perdu environ 180 chèvres et moutons, et la vingtaine qu'il leur reste est trop faible pour tenir debout, et encore moins pour marcher. Les animaux sont agenouillés devant la ferme de la famille, qui se trouve entre Lughaya et Kalolwe, une autre ville de la côte. Mais pour les Jamas, laisser leurs animaux, même s'il n'y en a plus que la moitié de vivants, ce serait comme gaspiller de l'argent.

Une fine pluie est tombée en novembre, la première depuis des mois — voire même des années, selon certains locaux. Mais elle est arrivée comme un bienfait relatif. Le froid qui l'a accompagnée a tué les animaux les plus faibles, trop fragiles pour résister ne serait-ce qu'à une bruine.

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Cette lente mais permanente sécheresse se montre pire encore que les précédents chocs qui ont frappé la Corne de l'Afrique. La famine due à la sécheresse en Éthiopie en 1984 avait provoqué une frénésie de dons internationaux et d'actions militantes après que des photos d'enfants mourant de faim avaient été publiées dans les médias. C'est cette famine qui avait inspiré la chanson composée par Bob Geldof et interprétée par le collectif Band Aid, intitulée « Do they know it's Christmas ? » (Savent-ils que c'est Noël ?).

« Une grande "crise subite" est un désastre et une très mauvaise nouvelle à court terme, mais le rétablissement est souvent rapide. Les crises récurrentes, même d'une moins haute intensité, sapent vraiment la capacité des fermiers et des éleveurs de bétail à y répondre », dit Richard Trenchard, le chef du bureau de l'ONUAA pour la Somalie.

Bien que le Somaliland et la Corne de l'Afrique soient des exemples vivaces de l'impact du changement climatique, la région est moins étudiée que d'autres parties du monde qui sont moins affectées. Pas nécessairement parce qu'elle est négligée, selon deMenocal, de l'université de Columbia, mais parce qu'elle est « peu observée ».

Le manque de communication entre les scientifiques, les bureaux de développement et les politiques retarde également l'action. Par exemple, l'un des acteurs clé dans la réponse à la sécheresse de la région, le conseiller technique du bureau de l'ONUAA en Somalie pour le Projet d'information et de management de l'eau et des terres (Water and Land Information Management project, SWALIM), affirme qu'il n'a pas entendu parler des dernières recherches établissant une connexion entre l'augmentation des émissions de carbone et la sécheresse prolongée.

« C'est un endroit à propos duquel on a très peu d'observations, alors que pour les États-Unis ou l'Europe, on en a des tonnes, remontant à plusieurs décennies, et même plusieurs siècles », dit deMenocal. En cause : la faible densité de population et le manque de stations météorologiques, de scientifiques locaux et de télécommunications pour transmettre les données.

« Au fond », dit deMenocal en parlant de la raison de ce manque d'attention au problème, « c'est parce qu'ils sont pauvres. »

Suivez Amanda Sperber sur Twitter : @hysperbole