Le dernier espion : Marcel, agent secret français de Churchill

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Le dernier espion : Marcel, agent secret français de Churchill

À bientôt 94 ans, Marcel Jaurant-Singer est le dernier Français encore en vie qui a servi dans une unité d'agents secrets anti-nazie montée par Winston Churchill.

Ce mercredi, comme tous les 6 mai, Marcel Jaurant-Singer va quitter son pavillon des Yvelines pour se rendre dans la ville de Valençay, près de Châteauroux. Là-bas, un monument rend hommage aux agents de la section française du Special Operations Executive (SOE-F) tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette année, Marcel est devenu le dernier Français encore en vie à avoir servi dans cette agence des services secrets britanniques, fondée par Churchill en 1940 pour soutenir les mouvements de résistance aux nazis et « mettre le feu à l'Europe ».

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Marcel Jaurant-Singer aura bientôt 94 ans. En mars 1944, alors âgé de 23 ans, il est parachuté en France avec un poste radio pour monter un réseau de résistance dans la région de Chalon-sur-Saône, dans l'Est de la France. Ses missions vont entre autres consister à lancer des mini-bombes sur des camions nazis avec une sarbacane, faire exploser des ponts et injecter de l'acide sulfurique dans des câbles télégraphiques. VICE News l'a rencontré chez lui la semaine dernière.

VICE News : Pourquoi vous êtes-vous retrouvé dans les services secrets de Churchill ?

Marcel Jaurant-Singer : Je suis né à Neuilly-sur-Seine et j'ai vécu toute mon enfance dans le XVIe arrondissement de Paris, à Auteuil. Mon père travaillait à la Bourse et considérait que si l'on n'entrait pas à Polytechnique, on ne pouvait pas réussir sa vie. Mon père avait des idées très carrées et c'était aussi le cas en politique, en tout cas sur le maréchal Pétain. Il a manifesté ces idées très tôt et s'est fait arrêter par Vichy [NDLR, le régime de Pétain] dès octobre 1940. Il n'était pas connu mais il a été interné avec des ministres. Il a été relâché en mars 1941 et mis en résidence forcée à Lyon. Puis on l'a autorisé à louer un appartement et, là-bas, j'ai vu passer tout ce qui pouvait y avoir d'agents de la Résistance en France, dont des agents des services secrets britanniques et les premiers agents du SOE en France.

J'ai eu 18 ans en 1939 et, pour moi, le patriotisme dans lequel j'ai été élevé menait naturellement à la Résistance. Il fallait faire quelque chose pour qu'Hitler disparaisse. J'ai commencé à aider les résistants à Lyon en portant des messages et ces gens ont dit que je serais plus utile si j'allais me former en Grande-Bretagne. En 1943, on a décidé que je partais.

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Marcel est né en mai 1921 : « J'habitais en plein Paris mais ma fenêtre donnait sur champ avec des vaches ».

Comment avez-vous fait pour rejoindre Londres ?

J'ai dû traverser les Pyrénées à pied, puis traverser l'Espagne pour ensuite prendre un avion de Gibraltar à Londres. Mais mon premier voyage n'a pas réussi, car la police a arrêté mon guide à Perpignan. Moi et d'autres résistants avons fui dans les rues de la ville. La deuxième fois, ça a marché, mais on a dû enfiler des espadrilles pour faire moins de bruit.

On nous a donné des faux papiers espagnols puis canadiens - c'était plus facile - et nous avons mis 20 jours à atteindre Londres, dont 8 jours à attendre à Barcelone. Le huitième jour, on en a eu marre d'attendre et on est allés voir le consulat britannique. Ils ont organisé un voyage jusqu'à Madrid, puis jusqu'à Gibraltar. À l'époque, dans l'Espagne franquiste, la Résistance évoluait sans difficulté. Beaucoup de choses s'arrangeaient avec des places pour les corridas, à l'ombre.

Qu'avez-vous appris une fois arrivé à Londres ?

Je suis arrivé à la Patriotic School [NDLR, un ancien collège où les services secrets britanniques interrogeaient les nouveaux arrivants]. Pendant 48 heures, j'ai passé une série d'interrogatoires, puis on m'a emmené dans le bureau de la section française du SOE. Il y avait des Français, des Britanniques, des Canadiens, des Américains. Tous parlaient français. Le colonel Buckmaster nous accueille et nous envoie à l'entrainement. Nous sommes partis en Écosse pendant deux à trois mois pour faire des exercices physiques, apprendre à tirer et à utiliser des explosifs. Je n'étais pas très sportif, c'était invraisemblable pour moi. On m'a demandé de sauter d'un arbre sur une corde et j'ai dit « Non, je ne suis pas là pour me casser la figure. » C'était quand même détendu : après avoir rampé dans la boue, j'avais le droit de prendre mon bain. On est allés à Manchester s'entraîner au parachutage et après cinq sauts, on m'a envoyé à l'école radio, près de Londres, pour trois mois. J'ai passé Noël 1943 là-bas.

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Comment s'est passé votre arrivée en France ?

On a été parachutés dans la région de Roanne, près de Lyon, dans la nuit du 2 au 3 mars 1944, avec du matériel. Il était 1 heure du matin et le sol était recouvert de neige. Il faisait un froid de canard. J'avais toujours une appréhension avant de sauter en parachutage, mais ce jour là, pas du tout. Moi et mon coéquipier Jean-Marie Régnier étions attendus par le chef du réseau ACOLYTE. Tous les réseaux et les chefs de réseaux avaient un nom de code, inspiré d'abord de la botanique, puis de diverses activités. Le réseau qu'on a monté s'appelait « MASON », ou « MAÇON » en français. C'était le nom de code du chef, qui était mon coéquipier Jean-Marie Régnier. Son nom d'agent était « Porthos ». Moi, j'étais l'agent « Flavian » et mon nom de code était « SHAREHOLDER » [NDLR, « ACTIONNAIRE » en français], ce qui doit être lié au métier de mon père…

Marcel a gardé son "manipulateur", qui lui permettait d'envoyer des signaux en morse jusqu'en Angleterre. Quand il est arrivé à Londres, Marcel n'avait aucune connaissance en morse. En trois mois, il a dû apprendre à atteindre une vitesse de 50 lettres par minute.

Le lendemain de notre arrivée, nous sommes allés à Lyon. Porthos est parti près de Chalon-sur-Saône et je l'ai rejoint quelques jours après. Là-bas, on m'a emmené chez un vigneron qui m'a fait passer pour un courtier en vin devant ses amis vignerons, alors que je n'y connaissais rien. Ça n'a pas été facile. Puis je suis monté au grenier pour émettre mon premier message, sauf que la voisine a entendu couiner ma radio, donc j'ai du m'installer dans la cave à vin.

En quoi consistait votre travail ?

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Je devais recevoir des instructions de Londres et leur passer des renseignements sur ce que nous faisions et ce dont nous avions besoin, nous et les maquis environnants. On organisait des parachutages, il fallait donner des coordonnées. J'ai installé six stations de radio à différents endroits de la région. Les gens qui cachaient ces postes de radio risquaient de se faire fusiller ou qu'on brûle leur maison. C'était des gens de confiance.

L'un d'eux était un ingénieur, un type extraordinaire qui nous fabriquait des bombes plates d'un demi-centimètre d'épaisseur, qu'on pouvait mettre sous des bouses de vache, par exemple. Et d'autres bombes qu'on pouvait souffler avec une sarbacane, qui faisaient la taille d'un doigt. Il était un peu bizarre quand même. Il avait creusé un tunnel de 150 mètres entre son atelier et l'extérieur.

Marcel consulte la liste des réseaux du SOE en France. Tous ces réseaux étaient dénommés par une suite de noms de code qui correspondaient aux pseudonymes du chef de réseau.

Avez-vous d'autres actes de sabotage à votre actif ?

Avec cet ingénieur, on a aussi démoli des câbles de communication en injectant de l'acide sulfurique dans les gaines avec une pompe. On détruisait 30 mètres de câble comme ça.

On a fait sauter un pont, également. C'était tout simple : on a mis des explosifs et ça a fait « boum ». Moi j'aidais l'ingénieur et je prévenais Londres. Je peux vous dire que c'est beaucoup moins compliqué que ça en a l'air. Je n'ai pas l'impression d'avoir fait des choses exceptionnelles, ni même particulières. Tout s'est fait progressivement et j'ai fait le nécessaire.

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Je me suis retrouvé le 6 juin, à la tête de 350 hommes. J'ai demandé de l'aide à Londres, qui m'a répondu : « Débrouillez-vous. »

Avez-vous participé à des combats contre l'armée allemande ?

Vous savez, l'armée allemande à Chalon-sur-Saône, à l'époque, c'était de vieux Autrichiens. Ils n'étaient pas les plus enquiquinants. Quand ils ont battu en retraite, entre le Débarquement et la libération de la région, qui a eu lieu à la mi-septembre 1944, nous utilisions nos petites bombes pour détruire des camions allemands qui passaient sur la nationale et nous avons dû en détruire une dizaine.

Début septembre, au moment ou la région était presque libérée, des SAS britanniques ont été parachutés. Nous les avons accueillis avec du champagne mais ils avaient reçu l'ordre d'attaquer. Ils ne savaient pas que la zone était presque libre et ils étaient furieux ! Ils ont décidé d'attaquer un groupement de blindés légers allemands et ils ont perdu une vingtaine d'hommes… Pour se venger, les Allemands ont brûlé un village et pendu une dizaine de personnes à des crochets de bouchers. C'était une catastrophe. Nous avons suivi les troupes britanniques et c'était la première fois que je voyais des combats d'aussi près. J'avais l'impression de n'avoir jamais vécu la guerre, les balles qui sifflent, ça m'a surpris. Je n'ai pas vu beaucoup de morts mais j'ai vu beaucoup de blessés. J'ai trouvé ça sinistre.

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Avant l'arrivée des troupes alliées, avez-vous été repéré par les Allemands ou les miliciens vichystes ?

Une fois, je me suis retrouvé dans un autobus avec du matériel de radio et mon revolver. Sauf que l'autobus s'est fait contrôler par la Milice [NDLR, l'organisation paramilitaire de Vichy qui combattait les résistants]. Un des membres de la Milice s'est disputé avec un gendarme assis dans le bus et, dans la confusion, ils n'ont pas fait attention à l'intérieur de ma serviette, qui contenait mon arme et mon matériel.

La fausse carte d'identité utilisée par Marcel pendant ses activités de résistant en France : « C'est du mauvais papier, qualité 1945 ».

Et ceux qui vous aidaient, ont-ils été inquiétés ?

Deux soeurs se sont fait arrêter, une fois. Elles vivaient dans deux maisons différentes, qui abritaient toutes les deux l'une de mes stations de radio. Elles ont été déportées mais sont revenues toutes les deux. L'une d'elle a été dénoncée pour une histoire d'héritage. Ce jour-là, ils ont trouvé ma veste mais personne n'a jamais trouvé les radios. Quant à moi, j'avais réussi à me cacher plus au sud de la région. Mais ils me cherchaient. Ils savaient qu'un « radio » était dans le coin.

Vous pensez que vous avez eu de la chance ?

Je ne le pense pas, j'en suis sûr ! Là-bas, personne ne me connaissait sous mon vrai nom, ni même mon nom de code, « Flavian Shareholder ». Tout le monde me connaissait sous le nom d' « Armand ». Je me suis trouvé dans une région où les gens ne posaient pas de problème.

D'ailleurs, il m'est arrivé quelque chose d'assez particulier. Le 6 juin 1944, jour du Débarquement, j'étais dans le chef-lieu, et les gens du coin ont eu une drôle d'idée. À 5 heures du matin, l'un d'eux est venu me dire : « Armand, les hommes vous attendent sur la place. » Autrement dit, quelqu'un a déclaré la mobilisation générale, tous les hommes se sont réunis sur la place et ils ont attendu mes ordres. Je me suis retrouvé le 6 juin, à la tête de 350 hommes et… Débrouillez-vous ! Je les ai donc emmenés dans un maquis et demandé de l'aide à Londres, qui m'a répondu : « Débrouillez-vous. »

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J'ai donc envoyé une équipe d'éclaireurs pour rejoindre un réseau résistant. Sauf que l'un des éclaireurs a tiré involontairement avec son revolver et s'est blessé lui-même ainsi qu'un autre, en trébuchant sur une pierre. Les Allemands sont arrivés sur les lieux, ont capturé le groupe, rajouté deux civils qui n'avaient rien à voir dans cette histoire et ont fusillé tout le monde. Douze personnes au total. J'ai alors renvoyé tout le monde chez soi.

Marcel est président de la Fédération nationale Libre Résistance, l'association des anciens agents SOE-F. Il a reçu de nombreuses décorations civiles et militaires, dont la Légion d'honneur, et est membre de l'Ordre de l'Empire britannique.

Comment se sent-on quand on fait la guerre sans être un soldat ?

Quand je suis parti pour l'Angleterre, une de mes idées était de faire la guerre en étant responsable de ce que je faisais. Le pire, pour moi, c'est d'être dans la situation du type qui, quel que soit son grade, est lancé dans le Débarquement. Il ne contrôle rien et peut faire sa prière. Quand je vois des images du Débarquement, je trouve ça parfaitement inhumain. Chaque individu n'est plus qu'une chose. Même l'officier qui commande, il ne commande que la marche en avant. Il ne peut pas dire « planquez-vous ».

Je me suis toujours retrouvé dans une situation où je pouvais décider moi-même ce que j'allais faire, quand j'allais le faire, où et comment. C'est le sens de mon engagement : maîtriser ma guerre. Je ne voulais pas être une pièce dans une grande mécanique. J'ai fait une guerre confortable.


Après sa mission en France, Marcel a intégré l'antenne londonienne du Bureau de renseignements et d'action français (BCRA). Il a ensuite effectué une carrière de haut fonctionnaire dans les institutions européennes.

Suivez Matthieu Jublin sur Twitter : @MatthieuJublin