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FRANCE

Le journalisme d’investigation est-il menacé par une directive européenne ?

Pour la journaliste Élise Lucet, la version 2 de la directive européenne dite du « secret des affaires », approuvée mardi en commission par les députés européens, est toujours aussi dangereuse pour le travail d’investigation journalistique.
Image via Cash Investigation

Pour la journaliste Élise Lucet, la version 2 de la directive européenne dite du « secret des affaires », approuvée mardi en commission par les députés européens, est toujours aussi dangereuse pour le travail d'investigation journalistique.Ce mardi, la commission juridique du Parlement européen a amendé et approuvé la directive européenne sur le « secret des affaires ». Ce texte, s'il est voté ensuite en session plénière au Parlement européen, pourrait être effectif dans tous les pays de l'Union européenne. Un collectif de journalistes, appelé « Informer n'est pas un délit » et emmené par Élise Lucet, présentatrice du JT de 13 heures sur France 2 et rédactrice en chef de l'émission « Cash investigation », a lancé le 4 juin une pétition contre cette directive qui a déjà recueilli près de 340 000 signatures.

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VICE News a contacté Élise Lucet ce mercredi pour qu'elle nous explique pourquoi, d'après elle, ce projet de texte menace la liberté d'informer.

VICE News : Quel est le problème de cette directive selon vous?

Élise Lucet : La directive européenne « secret des affaires » vient d'être votée par la commission juridique du Parlement européen et devrait être votée en session plénière à l'automne prochain. Elle est censée lutter contre l'espionnage industriel. Ça, ça ne choque personne. Sauf que sous couvert de lutter contre l'espionnage industriel, les journalistes et leurs sources pourront être attaqués en justice. Car les entreprises elles-mêmes vont pouvoir saisir un magistrat si elles considèrent qu'un journaliste va révéler ou a révélé des documents secrets qui peuvent porter atteinte au secret de leurs affaires. Et ce sont les entreprises qui déterminent où se trouve le secret et de quelle manière les journalistes portent atteinte à ce secret. C'est pour cela que c'est dangereux.

Quelle incidence pourrait avoir cette directive sur votre travail journalistique ?

Par exemple, nous avons mené une émission sur les lobbies du tabac, où l'on a dévoilé 650 pages de documents secrets du cigarettier Philipp Morris. Avec cette directive, Philipp Morris va pouvoir dire « dans ces documents secrets, il y a notre stratégie, donc vous portez atteinte au secret de nos affaires, donc nous allons vous attaquer avant-même la diffusion de l'émission ». C'est la même chose pour l'affaire Lux Leaks : notre journaliste Édouard Perrin met la main sur des documents secrets de PwC, l'un des plus gros cabinets d'audit au monde, qui montrent comment des grands groupes pratiquent l'évasion fiscale. Avec cette directive, on ne pourra plus montrer ces documents secrets et donc les pratiques de ces multinationales.

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La version adoptée par la commission juridique du Parlement européen a pourtant été amendée par rapport au premier texte, pour être plus respectueuse du droit à l'information.

Le simple fait que la nouvelle version soit plus respectueuse de la liberté d'information montre déjà que ça n'a pas du tout été pris au sérieux au départ. La directive a été faite pour les industriels et je dirais même par les industriels. Car eux ont été consultés, surtout les multinationales. Contrairement aux PME et aux journalistes. On sait même que de grands cabinets d'audit ont participé en partie à la rédaction du texte. Il y a trois jours encore, notre position n'intéressait pas grand monde. Il y a des raisons de s'inquiéter. Les amendements qui ont été apportés au texte ne sont pas suffisants.

Ce qui pose problème, ce serait la définition de « l'intérêt du public » dans cette directive ?

Oui. Parce que quand la directive dit que notre démarche est légitime si elle est dans l'intérêt du public, il y a plein de mots qui portent à confusion. Et quand une multinationale engage une armée d'avocats pour aller en justice contre des journalistes, ces mots-là vont être à « juridiction variable ». On n'aura jamais la certitude de pouvoir faire notre métier correctement dans ces conditions. Ce qui est dangereux, c'est quand le secret des affaires devient la règle et le journalisme d'investigation l'exception.

Vous attendiez-vous à un tel succès de cette pétition ?

Non, on ne s'y attendait pas. Aujourd'hui, nous avons réuni plus de 330 000 signatures. Je pense que le public a compris qu'on ne défendait pas notre petite corporation de journalistes, mais on défend la liberté d'informer. C'est peut-être pour ça que la pétition a eu du succès. À un moment, le public veut autre chose que de la communication officielle des grandes entreprises et veut savoir ce qu'il y a de l'autre côté du miroir. Plus le temps va passer, plus les gens voudront un journalisme indépendant et affranchi des pressions économiques ou politiques.

Quelles sont les prochaines étapes pour vous, avant le vote en session plénière?

Désormais, nous essayons de mobiliser les députés européens, grâce à cette pétition. C'est la deuxième étape. Il faut faire comprendre aux politiques que derrière ce texte, il se cache autre chose. Franchement on ne leur en veut pas. C'est aussi à nous de faire le travail, mais maintenant c'est à eux d'être actifs.

Image via Cash Investigation