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Crime

Le rouge et le noir

Portrait d'une famille de yézidis qui a fui le bain de sang de l’EI pour gérer une raffinerie de pétrole dans le nord de l’Irak.
Photos par Sebastian Meyer

Portrait d'une famille de yézidis qui a fui le bain de sang de l'EI pour gérer une raffinerie de pétrole dans le nord de l'Irak.

Le cousin de 17 ans de Zaidoon, Jamal, se faufile entre les énormes cuves de stockage de la raffinerie. Il essaye de remplir un jerrycan d'essence pour un conducteur de camion qui vient de se pointer avec le réservoir vide. Jamal court jusqu'à la grosse cuve et actionne le robinet. Un jet de liquide noirâtre jaillit avant de virer au translucide. Jamal recueille un peu de liquide dans la paume de sa main et le porte au visage — comme s'il s'apprêtait à en prendre une lampée.

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En fait, il sent le liquide pour voir s'il s'agit d'eau ou non. Dans ces grandes cuves, l'eau et l'essence se séparent et l'eau — plus lourde — se retrouve au fond des imposants réservoirs. Le robinet étant aussi disposé en bas de la cuve, Jamal ne peut pas avoir accès à l'essence. Tout ce qu'il a pour le moment, c'est de l'eau qui sent le gasoil.

À seulement 50 mètres de la raffinerie, on trouve un conteneur et une cabine en plastique, dans lesquels Zaidoon et sa famille vivent. Six mois auparavant ils ont dû fuir leur maison de Sinjar (Nord-Ouest de l'Irak) quand les djihadistes de l'organisation État islamique ont lancé leur campagne meurtrière contre les populations yézidis et ont attaqué la ville.

Jamal, 17 ans, sent du gasoil sortir d'une cuve pour estimer la quantité d'eau diluée dans l'essence. 

Jamal, un jeune homme yézidi originaire de Sinjar, vit avec sa famille réfugiée à côté de cette raffinerie de la zone Kurde de l'Irak. Lui et ses cousins font tourner la raffinerie 24 heures sur 24, le tout sans presque aucun équipement de sécurité.

Les yézidis embrassent un culte ancien qui combine des éléments du zoroastrisme et des croyances abrahamiques. Puisque non-musulmans, ils sont considérés comme des hérétiques par l'EI et ses militants, qui se sont engagés à éliminer les yézidis en les convertissant de force ou en les tuant.

Quand l'EI a pris le contrôle de Sinjar en août, Zaidoon et sa famille ont réussi à s'échapper pour se mettre en sécurité avec 50 000 autres yézidis. Après 8 jours terrifiants, la famille est parvenue à gagner la région Kurde de l'Irak. À leur arrivée, ils n'avaient plus rien — ni économies, ni affaires. Aujourd'hui, 6 mois plus tard, ils appellent cette raffinerie leur maison.

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La raffinerie est posée au sommet d'une petite colline qui borde la rivière Tanjero dans la banlieue de la ville kurde de Sulaimaniyah. Le mois de février est déjà bien entamé et le blé des champs environnant commence à germer, couvrant les collines vallonnées d'un doux manteau vert. Une beauté tranquille. La raffinerie, qui crache une épaisse fumée noire et déverse un pétrole toujours plus noir, toujours plus épais, le long de la colline pour finir dans la rivière, est tout ce que vous voulez, mais elle n'est ni belle ni tranquille.

Ghazal, la mère de Zaidoon, et Hayam, sa femme, vivent dans le conteneur avec Mahal, son fils de 8 mois. La boîte de métal rectangulaire est divisée en deux parties par un fin paravent. Un côté est réservé au stockage notamment de chiffons et d'autres babioles qui devraient finir à la poubelle. L'autre partie est ce qu'ils appellent la « maison principale, » qui accueille un petit réfrigérateur, une télévision, une plaque chauffante pour la cuisine, et un large lit où Ghazal et Hayam dorment avec le bébé. Le peu de place qui reste au sol sert de couchettes pour Zaidoon et deux de ses petits frères, Ezidiar et Serdesht.

Azdar, 16 ans, se tient devant la maison où vit la famille. Sa mère, Ghazal, tient son petit-fils, Mazal, alors que son frère Serdesht fait ses lacets.

Les toilettes, douche et évier de la famille sont situés dans une petite structure carrée à côté d'une ancienne torchère (un instrument pour bruler les rejets de gaz naturel à divers moments de l'exploitation du pétrole) qui ne sert plus. L'espace hygiène est fait de blocs de béton qui ont été grossièrement cimentés les uns aux autres.

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Entre la douche et le conteneur, est posée une cabine de PVC où les adolescents — Jamal, Azdar et Serbest — dorment sur des lits superposés. Le pétrole qui imprègne leurs chaussures et vêtements se retrouve de partout : sur les murs, les matelas, les couvertures. L'or noir et son odeur sont omniprésents.

Jamal, 17 ans, fume une cigarette sur son lit superposé. 

Aussi puant et crasseux que cela puisse être, ce pétrole est devenu le poumon du Kurdistan irakien. Après l'invasion, menée par les États-Unis, de l'Irak en 2003, la région kurde autonome du pays s'est lancée dans une exploitation sans précédent du pétrole à travers son territoire. Six années plus tard, une entreprise — Gulf Keystone — a découvert une réserve de 14 milliards de barils de brut, « une des plus grosses découvertes, sur terre, depuis plus de 20 ans, » selon le Financial Times. Le boom pétrolier du Kurdistan était lancé. Les chercheurs d'or noir ont rapidement vendu leur découverte à d'autres entreprises, et très vite, les mastodontes de l'industrie pétrolière — ExxonMobil, Chevron et Total — s'implantaient dans la région kurde.

Les petites exploitations, comme celle de Zaidoon et de sa famille, produisent trois types de carburant : du diesel, de la naphte, et du fioul. Le gouvernement régional du Kurdistan (le KRG pour Kurdistan Regional Government) achète le diesel pour faire fonctionner les centrales électriques de la région, alors que la naphte (un type d'essence qu'on dit « non finie ») est vendue aux acheteurs locaux. Le fioul, une matière visqueuse plus noire que la nuit, est ce qui se vend le mieux et s'exporte en quantité vers les Émirats Arabes Unis pour remplir les pétroliers qui stationnent dans leurs ports.

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Ces petites raffineries, bien qu'elles ne suivent aucune réglementation et soient sujettes à de terribles accidents industriels, sont particulièrement rentables. Selon l'Iraq Oil Report, les plus petites exploitations (d'une capacité de 50 tonnes) peuvent générer 3 000 dollars par jour, quand elles tournent à plein régime. La famille de Zaidoon s'en sort plutôt bien : lui et ses frères gagnent, en tout, 6 000 dollars par mois, mais ils payent un terrible prix : leur santé.

Jamal pose devant la raffinerie. 

Le coeur de la raffinerie, c'est le fourneau qui éructe une fumée aussi épaisse que noire : le pétrole brut est chauffé pour le transformer en ces différents types de produits raffinés. Les camions-citernes, en route vers l'Iran, s'arrêtent toute la journée. Les garçons grimpent sur les immenses réservoirs des camions pour s'assurer qu'ils se remplissent le plus vite possible. Souvent ils se tiennent juste au-dessus du trou. Ils regardent le chaud liquide se déverser dans la cuve et inhalent à pleins poumons la fumée qui ressort de la citerne.

Je demande à un ingénieur expérimenté dans le domaine de l'environnement quels sont les dangers si je respire cette fumée. Je lui demande aussi quels sont les risques associés au fait de toucher, respirer ou ingérer les différents produits pétroliers et chimiques qui traînent dans la raffinerie. Il m'explique qu'il y a facilement une centaine de produits chimiques qui circulent sur le site : du monoxyde de carbone, du dioxyde souffre, du toluène, du xylène ou du benzène, pour n'en citer que quelques-uns.

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Le benzène est un constituant du pétrole brut et se dégage quand il est soit brûlé ou raffiné. Je demande à un paquet de docteurs, professeur et ingénieurs quels sont les effets attendus après une longue exposition. Je m'attends à une longue liste de maladies. Je n'ai le droit qu'à un seul mot : leucémie. Pas un cancer ou un autre, mais spécifiquement, la leucémie.

Jamal, 17 ans, marche à travers l'épaisse fumée dans la raffinerie. 

Les jeunes hommes font tourner la raffinerie 24 heures sur 24, sans équipement de sécurité.

À la fin de ma conversation avec Richard Clapp, un professeur émérite à la retraite, spécialiste de santé publique à la Boston University, je re-vérifie les risques associés au benzène une dernière fois, histoire d'être sûr. « Cela résume bien la situation, » me dit-il. « J'espère qu'ils survivront. »

Zaidoon et sa famille sont déjà devenus des experts en survie. Avant l'attaque de l'EI, Zaidoon était un body builder amateur. Si aujourd'hui il ne s'entraîne que de temps à autre avec des cordes de tensions, son corps a conservé des traces de son passé. C'est probablement grâce à sa force physique que sa famille a pu rester en vie 6 mois.

Pour Zaidoon, tout a commencé vers 9 heures du matin le jour de l'attaque des djihadistes. Depuis la maison familiale d'Ishkeyfia, un village de la banlieue de Sinjar, il voit des milliers de gens se diriger vers lui à travers ce paysage poussiéreux. Ceux qui sont en tête de cortège, sont en voiture. Les autres, qui ont dû fuir à pied ont été capturés et tués par l'EI.

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La famille rassemble rapidement tout ce qu'elle peut. Ils sautent dans leurs voitures respectives et foncent à travers la montagne.

Son père et sa mère refusent d'abord de sortir de la voiture quand ils arrivent au bout de la route escarpée. Zaidoon leur rappelle que l'EI veut réclamer la ghanima, le mot coranique pour « butins de guerre ». Ses parents comprennent et commencent à escalader. La température frôle les 50 degrés quand ils commencent leur ascension à travers les rochers. Six heures plus tard, la famille, à bout de force, tombe à terre. Ils n'ont parcouru qu'à peine 3 kilomètres depuis le début de leur folle escalade.

Hayam tient son bébé, Mazal, dans ses bras, alors qu'il n'a, à l'époque, que 4 mois. Zaidoon, grâce à sa carrière de body builder, est capable de porter toutes les affaires de la famille. Il s'équipe des sacs que l'on met habituellement sur le dos des ânes, pour porter plus de 20 kilos de nourriture, bouteilles d'huile et d'eau sur son dos. Zaidoon a sur les épaules près de 50 kilos de matériel alors qu'il progresse dans ces monts escarpés.

Le premier jour, la famille arrive seulement à la moitié du trajet qui doit les mener au sommet de la montagne. Alors que la nuit tombe, la température chute brutalement et oblige les membres de la petite famille de se coller pour rester au chaud. Zaidoon met son fils dans les bras de sa femme et les enroule dans une fine nappe en plastique, une sifra, que les Irakiens utilisent pour les pique-niques. Il étreint sa femme et son bambin, « J'ai serré mon fils, » me dit-il, « pour qu'il ne meure pas. »

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Le jour suivant la famille arrive au sommet, mais ils sont au bout de leurs réserves d'eau et de nourriture. Leur pick-up est plein de vivres, mais ils l'ont abandonné au pied de la montagne. Épuisés, malades, terrifiés, ils s'écroulent dans les gros cailloux alors que le soleil frappe toujours plus fort. Les femmes et les jeunes enfants sont assoupis et les hommes fabriquent un petit abri avec des pierres, pour pouvoir se protéger une fois la nuit venue.

Zaidoon, 20 ans, s'intéresse à une autre raffinerie qui fonctionne avec une « technologie iranienne » d'après lui.

À l'aube, le lendemain, Zaidoon se lance dans un long périple pour aller chercher les vivres restés dans le pick-up en bas de la montagne. Pendant la descente, il rencontre des femmes qui portent des nourrissons morts dans leurs bras. Leur regard est vide, glacé par le choc. « Je n'avais jamais vu une chose pareille, » me confie Zaidoon, « même pas dans les films. C'est pire que n'importe quel cauchemar. »

Sept heures plus tard il arrive en bas de la montagne. Il se faufile entre les blocs de roches pour éviter de se faire repérer par des djihadistes de l'EI et parvient à mettre la main sur le pick-up. Il remplit les sacs (ceux habituellement réservés aux ânes) de nourriture et réussit à brancher son téléphone sur la batterie de la voiture pour le recharger. Des tirs de kalachnikovs retentissent au loin — un groupe de yézidis qui essayaient de fuir vers la montagne se fait attaquer par l'EI — ce qui l'oblige à se mettre à couvert.

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Sur les coups de 14 heures, son téléphone est enfin chargé et recommence à grimper. En seulement 7 heures, Zaidoon a réussi à descendre la montagne, mais il va lui falloir 12 longues et épuisantes heures pour retrouver le sommet. Il est deux heures du matin quand il retrouve sa famille terrifiée et en pleurs.

Pendant encore 6 jours, la famille va survivre au sommet, grâce à de petites mares de neige fondue qu'ils trouvent dans des grottes. Après avoir épuisé ces maigres ressources, Ghazal et Hayam vont aller faire la queue aux puits où patientent déjà des milliers d'autres rescapés. Elles remontent l'eau croupie grâce à leurs foulards.

L'aide arrive enfin quand les combattants du YPG, un groupe de guérilla kurde, débarquent avec des camions remplis de nourriture, d'eau et de l'essence. Le jour suivant, Zaidoon et sa famille commencent à redescendre la montagne.

Je lui demande s'il a eu peur. « Non, » dit-il en se marrant. « Je n'avais aucune idée de ce qui se passait. J'étais trop occupé à essayer de gérer la situation. »

Alors qu'elle jouait à quelques mètres avec leur fils Mahal, sur l'un des rares carrés d'herbe propre, Hayam, la femme de Zaidoon, l'interrompt, « J'étais terrifiée ! ».

Hayam a trouvé un des uniques mètres carrés autour de la raffinerie, où vous pouvez vous asseoir et vous relaxer. Il y a du pétrole de partout. Même le canal d'irrigation prévu pour la culture des terres est plein de mazout. Ezidiar, le petit frère de 9 ans de Zaidoon, est accroupi dans le champ à côté de la raffinerie que traverse le canal en béton. Il joue avec les flaques de liquide noirâtre et épais qui coulent à travers le champ.

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Ezidiar, 9 ans, joue avec une nappe de fioul qui glisse dans le canal d'irrigation qui court à côté de la raffinerie. 

Un après-midi, les garçons descendent jusqu'à la rivière pour jouer, pendant que Serbest s'occupe de la raffinerie. « Ne touche pas à l'eau, » m'avait dit Zaidoon. « Ici coulent les eaux usées de la ville de Sulaimaniyah. Toute la pisse et la merde d'un million de gens, juste là, sous tes yeux. »

Il se tourne et dit, « Dirty ! » en anglais et souris, fier de me montrer ses talents linguistiques. Il fronce ensuite les sourcils, à la recherche d'un mot, mais abandonne et demande en kurde comment on dit 'pak' en anglais. « Clean, » je lui réponds.

« Ahh. C'est vrai, J'avais oublié. Je connaissais ce mot avant, mais je n'ai plus l'occasion de l'utiliser, donc je l'ai oublié. »

Alors qu'il court en plein soleil, Azdar, le petit frère de Zaidoon, garde la capuche de son sweat sur la tête. Un mois plus tôt, il s'est brûlé le visage et les mains à cause d'une explosion dans la raffinerie. Comme tous les événements douloureux qui se passent en Irak, cet accident est traité avec légèreté. « Regarde, il est bien plus séduisant maintenant, » taquine Zaidoon. « Sa peau est plus blanche. » Tout le monde se marre, même Azdar, mais il a toujours un peu honte. Ses lèvres déformées se crispent un peu et la capuche reste solidement vissée.

Plus tard, Radar et Jamal me montrent une vidéo filmée sur leur téléphone. Un soir, un peu de fioul s'était refroidi et solidifié, ce qui l'empêchait de passer à travers le tuyau. Il fallait qu'ils trouvent un moyen pour le faire monter à nouveau en température. Ils ont alors décidé de verser une grande quantité d'essence dans les canalisations et d'y mettre le feu.

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Dans la vidéo, les garçons jubilent. L'essence surgit par boules de feu et un des jeunes yézidis lance un cri de cow-boy « Yee-Ha » avant de pousser un hurlement de loup. J'ai l'impression de faire du camping avec une bande d'adolescents américains portés sur la fumette, je suis pourtant dans une raffinerie du nord de l'Irak.

Saïd s'allume une cigarette, pendant qu'Ezidiar, 9 ans, regarde le téléphone de Serdesht et que Ghazal fixe la télévision. 

Lors de ma dernière soirée avec eux, je discute avec Zaidoon à côté du petit cabanon en PVC. À l'intérieur, Jamal et Azdar regardent des clips où les booty se secouent et jouent sur leurs téléphones. Dans le conteneur bleu, Ghazal et Hayam préparent le diner et Ezidiar regarde le magicien, Chris Angel, qui passe sur la chaine National Geographic.

Zaidoon reçoit un appel et après un moment, il commence à parler de larges sommes d'argent. Je l'entends dire « Allemagne » et comprends ce qu'il est en train de se passer. Quelques minutes passent avant que Zaidoon ne raccroche. « C'est trop, » me dit-il. « 11 000 dollars par personne ; c'est vraiment trop, non ? »

Je ne suis pas un expert du business des passeurs, mais je me retrouve à donner des conseils à Zaidoon. J'espère que ces quelques mots vont le dissuader de faire sortir illégalement toute sa famille d'Irak.

Trois jours avant notre conversation, quatre canots pneumatiques, qui traversaient la Méditerranée, ont chaviré et 300 personnes se sont noyées. L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) s'attend déjà à ce que 2015 soit une année plus meurtrière que la précédente où 3 000 personnes se sont noyées en essayant de traverser la Méditerranée.

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« Tu sais nager ? » je lui demande.

« Non, mais je suis sûr qu'ils vont nous donner des gilets de sauvetages. »

Jamal, 17 ans, fume le narguilé à l'intérieur de la petite cabine. 

C'est l'heure du dîner, donc tout le monde rejoint le conteneur et prend place sur le sol. La nourriture est simple — des oignons, des tomates, et des aubergines qui ont été frites — mais délicieuse. Entre deux bouchées, je demande à Ghazal ce qu'elle pense de ces 6 derniers mois.

« Ce n'est pas une vie de vivre ici, mais c'est le seul endroit qu'on a, » dit-elle, calmement mais franchement. « Nous vivons, mais nous sommes morts. On mange, on dort, on va et on vient, on n'est pas heureux; nous ne serons plus jamais heureux. »

« Tu veux aller en Allemagne, » je lui demande.

« Écoute, mon fils a besoin d'aller à l'étranger. Je n'en ai pas envie. Je veux rester. Peu importe où j'atterris, je serai toujours malheureuse. Je n'oublierai jamais ce qu'il s'est passé. »

Dehors, le soleil s'est déjà couché et un air frais s'engouffre dans le conteneur. Zaidoon allume le chauffage électrique, qui tourne sur le générateur de la raffinerie — c'est nettement mieux que d'avoir à serrer sa femme et son fils dans ses bras pour éviter qu'ils ne meurent de froid. Mais leur lutte est loin d'être finie. Zaidoon a réussi à sauver sa famille de la menace bien visible des djihadistes de l'EI. Il doit maintenant faire face à des menaces plus pernicieuses — comme le monoxyde de carbone et le benzène.

Pour Zaidoon et sa famille, le voyage vient juste de commencer. S'ils économisent assez d'argent pour partir, je sais qu'ils vont essayer de rejoindre l'Europe, malgré les risques. Il a déjà réussi à convaincre sa mère de quitter son village, je suis sûr qu'il peut la convaincre de quitter la raffinerie.

Ezidiar, 9 ans, et Serdesht, 13 ans, et Saïd dorment sur le sol du conteneur, que la famille appelle maison. 

Sur les coups de 23 heures, tout le monde commence à bailler et somnoler. Hayao et Ghazal tirent les couvertures sur eux et leur bébé, Mazal. Sur le sol, Ezidiar, Zaidoon, et leur frère de 13 ans, Serdesht, s'allongent avec leur grand-père, Saïd. Leurs visages sont illuminés par la lueur rougeâtre du chauffage électrique. Dehors, dans la raffinerie, Serbest passe le relais pour le service de nuit et va se coucher dans la cabine d'à-côté.

À eux deux, ils atteignent à peine 33 années, mais Azdar et Jamal sont en charge de la raffinerie. Le lendemain matin, à l'aube, les deux garçons ont la tête au-dessus du fût de pétrole, duquel émane une épaisse fumée de benzène et autres composants chimiques. C'est la dernière image que je garderai d'eux. J'espère qu'ils survivront.

Ce reportage a été notamment financé par une bourse du Pulitzer Center on Crisis Reporting.

Toutes les photos sont de Sebastian Meyer.

Suivez Sebastian Meyer sur Twitter @sebphoto