Le Stradivarius et le Taser

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Le Stradivarius et le Taser

Dans les coulisses du vol le plus crétin de 2014.

Il est un peu plus de 10 heures du soir lorsque Frank Almond, le premier violon de l'Orchestre Symphonique du Milwaukee (MSO), sort à pied du Wisconsin Lutheran College et rentre chez lui dans la nuit glaciale du mois de janvier 2014 . Quelques minutes auparavant il jouait une oeuvre de musique de chambre dans l'enceinte de cette petite école de la banlieue tranquille de Wauwatosa (Wisconsin, États-Unis).

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Almond ouvre la porte passager de sa voiture, pour y déposer son violon. Il tombe alors à terre, inconscient, touché par un taser. Celui qui tient le pistolet électrique serait un ancien détenu de 41 ans, Salah Salahadyn. Almond revient à lui juste à temps pour voir son agresseur prendre la fuite à bord d'un van de couleur bordeaux. Au volant, il remarque une femme qui porte un chapeau noir. L'iPad d'Almond a disparu. Idem pour deux de ses archets du XIXe siècle. Les deux ensembles, il y en a pour 50 000 dollars. Le violon? Envolé aussi. C'est un Stradivarius de 1715, avec lequel il joue depuis 2008, date à laquelle un généreux bienfaiteur le lui a prêté.

Il vaut 5 millions de dollars.

« Aujourd'hui on recense exactement un cas de vol à main armée visant spécifiquement un Stradivarius, » indique Almond à VICE News. « Je suis verni. »

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De fait, il a effectivement eu de la chance.

Salahadyn avait déjà passé cinq ans en prison pour avoir barboté une statue dans une galerie d'art de Milwaukee. La pièce valait 25 000 dollars. C'était au milieu des années 1990. Salahadyn avait ensuite essayé de la revendre au propriétaire de la galerie. Le vol d'un « Strad » était pour lui « le vol rêvé ». Mais l'agresseur d'Almond, aujourd'hui condamné à sept ans de prison pour le vol, n'a pas réalisé la chaparde du siècle.

Ce qu'il ne savait pas, c'est qu'à chaque fois qu'un Taser est utilisé, il disperse de petites traces, de petits confettis mouchards, sur lesquels est imprimé l'ADN de l'arme, c'est à dire des numéros de série et un code barre. La police a passé un coup de fil au fabricant du taser qui a permis d'identifier le propriétaire de l'arme. Un barbier de 36 ans du Milwaukee. Son nom : Universal Knowledge Allah ( Allah Connaissance Universelle).

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Allah (né sous le nom de Shaudell Johnson) avait prévu de dire à la police qu'on lui avait volé son Taser si la police lui avait posé des questions à propos de l'arme. Mais d'après des éléments du dossier de justice, il a réussi à se mouiller dans l'affaire, lui et Salahadyn avec, avant même que la police ne vienne lui poser des questions.

Quatre jours après le vol, Allah coupe les cheveux d'un client connu sous le nom de « W.D. ». W.D. ramène ensuite Allah à la maison. Dans la voiture, Allah parle de l'affaire à W.D. Il lui raconte tout par le menu, jusqu'à lui dire que Salahadyn a « fait parler l'électricité, pas la poudre. » Ce jour-là, le vol fait la une des journaux, et une récompense de 100 000 dollars est promise par le MSO.

Le lendemain, W.D. va voir la police et leur raconte tout ce qu'il sait.

Allah est rapidement arrêté, tout de suite après c'est au tour de Salahadyn, qui avait pris soin de ne pas planquer deux preuves clés : un classeur rempli de coupures de presse parlant des Strads, et un papier sur lequel il avait noté « Taser.com $500-$1000». Salahadyn a conduit les inspecteurs vers la maison d'un complice, dans laquelle il avait planqué le violon volé. Au grenier on tombe sur une valise. À l'intérieur se trouvent le Stradivarius d'Almond, et une pièce d'identité de Salahadyn. La pilote du braquage est identifiée comme LaToya Atlas, copine (une relation en pointillés) et mère de l'enfant de Salahadyn. Elle sera relâchée.

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Ces fameux Strads « ont été photographiés sous tous les angles, comme des pornstars ».

Dick Ellis, le détective qui a créé en 1989 le département Art et antiquités de la New Scotland Yard's, décrit le monde du vol d'instruments rares comme « une petite branche, une niche de la criminalité. » Autrement dit, les Stradivarius ne sont jamais volés, ou presque. Et ce, malgré le fait que ce sont des cibles incroyablement faciles. Et il y a une raison très simple à ça.

Dans la liste des choses qu'il est idiot de voler, le Stradivarius fait figure de choix le plus crétin.

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Antonio Stradivari a fabriqué environ 1 000 violons, alti, et violoncelles. Les plus recherchés sont ceux qui datent de son « âge d'or », qui commence en 1700 et s'achève en 1725. Parmi les pièces datées de cette période, deux représentent la crème de la crème. Le premier est un violon de 1716, surnommé le « Messie » qui est conservé en Angleterre dans le musée d'Ashmolean à Oxford. Le second date de 1715, c'est celui d'Almond, on l'appelle le « Lipinski ».

Il y'a plusieurs pistes et théories pour expliquer le fait que ces centaines de violons Stradivarius encore jouables sonnent aussi bien. Certains experts disent que cela vient de conditions climatiques remarquables sur une courte période du XVIIe siècle, qui ont donné des propriétés acoustiques exceptionnelles au bois utilisé pour ces instruments.

Pour d'autres, cela tient au vernis employé. Le secret de sa composition a été emporté par le luthier italien à sa mort en 1737, à l'âge de 93 ans. D'autres encore, pensent que des champignons présents dans l'eau d'une rivière qui coulait le long des pentes des Alpes italiennes, non loin de Cremona, berceau natal de Stradivari, ont altéré la structure cellulaire des arbres du coin. Le bois mutant aurait ainsi acquis des super pouvoirs acoustiques.

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Si vouloir trouver l'origine du succès des Strads, c'est pisser dans un violon, il est en revanche incontestable que les petits chefs-d'oeuvre de Stradivari sont les calices d'un savoir-faire unique et génial, celui d'un artisan qui n'a eu de cesse de perfectionner ses créations. Les Stradivarius ne coutent pas des millions de dollars uniquement parce qu'ils ont un joli son. Ce sont des oeuvres d'art.

Le « Lady Blunt » de 1721 pèse 625 fois le prix de l'or. Il y a encore moins d'alti en circulation que de violons. En mars l'un d'eux, le « Macdonald », a été estimé en amont d'une vente aux enchères de Sotheby's à plus de 45 millions de dollars.

De quoi donner des idées à un type comme Salahadyn.

« Des gens lisent des articles à propos de ces Stradivarius qui valent des millions de dollars, et ils se disent : « Hey, disons que si j'en tire déjà dix pour cent du prix réel, ça fait déjà un bon paquet d'argent, » explique l'ancien agent du FBI Robert K. Wittman, fondateur de la branche Art Crime de l'agence et auteur de Priceless. « Le plus dur dans un vol d'oeuvre d'art ce n'est pas de voler c'est de revendre. » Pour arriver à revendre un Stradivarius à un prix correct, il faut pouvoir prouver deux choses : sa provenance et son authenticité, mais également avoir les documents certifiant celles-ci. C'est là que les choses se compliquent pour le voleur. Un Stradivarius volé ne vaut quasiment plus rien quand il n'est plus entre les mains de son propriétaire légitime.

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La valeur d'un Stradivarius vient pour partie du fait que sa provenance est bien documentée. Toute rayure a été étudiée de très près, jusqu'au grain du bois. Les luthiers d'aujourd'hui prennent les Stradivarius comme étalon pour leurs violons, alti, ou violoncelles. Ce qui fait qu'ils les connaissent par coeur. Ces fameux Strads « ont été photographiés sous tous les angles, comme des pornstars, » raconte Laurie Niles, une concertiste et rédactrice en chef de Violinist.com.

Des organisations privées comme le Art Loss Register ou le Art Recovery International se sont spécialisées dans la traque et la récupération des instruments à cordes pour le compte de maisons de ventes, collectionneurs, acheteurs, policiers, musées, ou compagnies d'assurance.

« Ce sont des crétins - de petits imbéciles. » Voilà ce que l'ancien as des as du vol d'oeuvres d'art "Turbo" Paul Hendry a dit de Salahadyn et Allah. Hendry, qui se présente comme l'ancien trafiquant d'art numéro 1 d'Angleterre, avant qu'il ne se range en 2007, dit que la plupart des trafiquants ne s'intéresseront qu'à des pièces qui sont moins sous le feu des projecteurs. Des pièces qui pourront être réinjectées dans le marché légal, à bon prix, sinon au prix d'origine. Le voleur peut espérer empocher 5 à 10 % de la valeur estimée de sa pièce.

« Je préfère franchement que vous me donniez 100 oeuvres qui valent 10 000 dollars pièce, plutôt qu'une seule qui vaut 1 million, » dit Hendry. « J'appelle les oeuvres d'art volées de grande valeur des « migraines artistiques » parce que ça perturbe le marché classique des oeuvres d'art volées de moindre importance. En gros ça nous donne à tous des putains de maux de tête. »

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Les chances que quelqu'un achète légalement un Stradivarius d'origine volée sont très rares. En fait, il n'y a aucune chance. Selon Laurie Niles, pour un Stradivarius qui vaut des millions, mais dont on n'a ni les papiers ni les certificats, on peut espérer peut-être en tirer 500 $ dans un mont-de-piété. Ceci dit, il y a une poignée de Stradivarius disparus et qui n'ont pas refait surface. Où sont-ils passés ?

« Jusqu'ici je n'ai rien vu qui puisse attester de l'existence d'un marché noir pour les instruments de musique d'exception, à la différence de ce qui peut exister pour les tableaux, » raconte Almond. « À ma connaissance il y a trois Stradivarius qui ont disparu depuis 1994 et que l'on n'a pas retrouvés. Ce n'est pas franchement ce qu'on peut appeler un marché. »

Il a raison. Comme nous l'explique un marchand d'art, plus l'objet est rare, plus le monde devient petit. Voilà pourquoi Ellis pense que beaucoup d'instruments volés - comme le « Maurien », le « Colossus », ou le « Morini », les Stradivarius dont parle Almond - ont probablement été cédés pour quasi rien.

« À mon avis ils ont été vendus à des étudiants ou à d'autres personnes qui n'avaient aucune idée de l'affaire qu'ils faisaient. »

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Il n'y a que deux policiers pour tous les États-Unis qui sont des « flics de l'art » à temps plein. L'un d'eux est le détective Don Hrycyk de Los Angeles.

À la fin des années 1980, alors que Los Angeles comptait près de 1 000 morts par an, Hrycyk travaillait aux homicides dans un quartier particulièrement violent, à South Central. Épuisé par ce bain de sang, il a demandé à être muté au service des cambriolages de commerces. Hrycyk s'est peu à peu spécialisé dans les vols d'oeuvres d'art. Aujourd'hui, après 40 ans de services, il dirige le LAPD's Art Theft Detail, qui est composé d'une personne : Don Hrycyk.

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Ces 20 dernières années, il a permis le retour de sept ou huit violons rares volés à L.A. Un violon manque toujours à l'appel. Son expérience dans le domaine lui faire dire qu'il n'y a pas de mode opératoire classique pour le vol d'art. Hrycyk a vu des instruments de prix se faire embarquer dans un cambriolage classique plus large. D'autres disparaissent lors de disputes conjugales. Les vols sont l'affaire de tous les profils, depuis la bande très organisée jusqu'aux domestiques. Il en a vu des vertes et des pas mûres, mais pour lui Salahadyn est assez unique en son genre.

Par deux fois, Hrycyk s'est occupé d'affaires dans lesquelles des instruments à cordes frottées inestimables ont été dérobés à des musiciens alors qu'ils regardaient ailleurs. En 2004, le « General Kyd », un violoncelle estimé à 3,5 millions de dollars a disparu. Le musicien du Philharmonique de Los Angeles, Peter Stumpf, l'avait oublié toute une nuit sur le palier de sa maison. L'année d'après, un violon Sanctus Seraphin, a été volé à l'arrière de la voiture d'une étudiante violoniste, un mécène lui avait prêté l'instrument d'une valeur de 350 000 dollars. Les deux ont été rapidement rendus contre récompense.

Les deux étaient des vols opportunistes, et Hrycyk se doutait que les deux referaient finalement surface. Ce qui l'ennuie c'est que le crime paie dans ces deux cas, puisque les voleurs n'ont jamais été retrouvés.

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Hrycyk et ses collègues pensent que les gens qui ont « trouvé » par hasard les instruments étaient des intermédiaires des voleurs, qui ont donc récupéré tout ou partie de la récompense.

Mais ce plan est de moins en moins jouable. Dans les faits, d'après Hendry, voler un Strad en espérant obtenir une récompense, ou une rançon comme il dit, c'est tout aussi bête que de choisir la méthode de Salahadyn.

« Les récompenses, c'est vraiment un paquet de conneries, » estime Hendry. « Ça se faisait pour remettre la main sur des oeuvres d'art dans la douceur. Mais de récentes lois européennes et américaines anti blanchiment ont rendu tout ça très compliqué . Les forces de l'ordre ne permettent plus à des privés de verser une rançon sans chercher à procéder à une arrestation. Toute personne qui sert d'intermédiaire doit avoir des assurances en termes juridiques avant de pouvoir aider à retrouver l'oeuvre. J'ai fait ça plein de fois, et quand il n'y a pas d'accord juridique qui tienne, je me barre. »

« J'ai jamais rencontré un dealer de drogue qui serait chaud pour échanger de l'héroïne ou de la coke pour un Stradivarius dont il ne sait absolument pas quoi faire. »

Bien sûr, il y a des exceptions. En 2010, une violoniste soliste, Min-Jin Kym, a perdu son Stradivarius de 1696 (2 millions de dollars). On lui a volé alors qu'elle parlait avec un ami dans un restaurant londonien. La vidéosurveillance a identifié les voleurs. Il y avait John Maughan, un Irlandais, 123 condamnations et 46 identités connues dans ses valises. Avec lui, des ados, complices mineurs. Les trois ont été condamnés, le violon est toujours introuvable.

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Après avoir proposé 30 000 £ de récompense, l'assureur du violon n'a rien obtenu de concluant. Pendant trois ans, des policiers ont remonté des pistes dans toute l'Europe. Maughan a apparemment su la boucler et les pistes se sont transformées en impasses. En juin 2013, la police des transports britanniques a annoncé que des enquêteurs avaient retrouvé le Stradivarius miraculeusement. Rien d'autre n'a filtré, on sait juste qu'il a été trouvé dans « une maison des Midlands ».

Comme on n'en a jamais su plus, on a demandé à Hendry de nous raconter ce qu'il savait.

Le violon qui porte maintenant le surnom de « ex-Kym » a été vendu aux enchères en décembre 2013 pour 2,3 millions de dollars. Une part de l'argent a été donné aux services de police qui avaient permis de remettre la main dessus. Pour Hendry, cette part « donnée » à la police, est en fait partie dans les poches des associés de Maughan.

« Je vais vous dire ce qu'il s'est passé. L'argent a été donné à ceux qui avaient récupéré le Strad des mains de Maughan » raconte Hendry à VICE News. « C'est un truc illégal au regard des lois anglaises, mais ça a été fait, parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen de récupérer le Strad. On est dans une zone floue à partir du moment où l'on a plus envie de retrouver l'oeuvre d'art que d'arrêter les voleurs. »

Les autorités ont avancé le fait qu'elles voulaient reprendre l'objet parce qu'il était utilisé comme moyen d'échange dans des deals de drogue. Mais ce genre de situation est vraiment inhabituel.

« J'ai jamais rencontré un dealer de drogue qui serait chaud pour échanger de l'héroïne ou de la coke pour un Stradivarius dont il ne sait absolument pas quoi faire. »

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Les musiciens disent que chaque Stradivarius a sa propre personnalité. La plupart a un nom, et Hrycyk pense que cela ajoute au sentiment de perte quand on s'en fait voler un.

Almond confirme. Le lendemain du vol, il a parlé aux médias lors d'une conférence de presse. « Il m'est difficile d'articuler, mais la chose la plus importante en ce qui concerne ces instruments c'est que l'on est à un tel niveau d'interaction avec eux que cela se rapproche d'une relation avec un humain. »

Ces dernières années, des fonds d'investissement spécialisés dans les Stradivarius sont apparus. Cela a fait exploser des prix déjà très hauts. Un peu à la manière dont le cours du pétrole a grimpé avec l'arrivée des spéculateurs. Le violon n'est pas seulement recherché pour ses qualités musicales, mais aussi comme marqueur de classe, comme signe d'appartenance à une élite, ce que ne pourra pas vous apporter un baril de pétrole dans votre salon.

Dorit Straus, membre de la société d'assurance Art Recovery International et elle-même violoniste de haut niveau, insiste sur le fait que bien qu'il s'agisse d'oeuvres d'art, ces objets ne sont pas des pièces de musée, mais des outils, des instruments, voilà pourquoi il faut qu'on les joue.

Deux semaines après le vol, Frank Almond jouait à un concert avec son Stradivarius Lipinski coincé sous le menton.